Le politologue Norman Finkelstein parle de son livre sur Gaza à l’université de Columbia à New York, aux États-Unis, le 30 janvier 2018. (Mohammed Elshamy / Anadolu Agency / Getty Images)
Le 21 avril 2024, Norman Finkelstein, spécialiste de l’Holocauste et éminent militant pro-palestinien, a rejoint le campement de solidarité avec Gaza à l’université de Columbia. Finkelstein a exprimé son soutien et son admiration pour les étudiants protestataires, les invitant à se fixer pour objectif d’intégrer le plus grand nombre possible de personnes au mouvement de solidarité avec la Palestine et insistant sur l’importance capitale de la liberté d’expression et de la liberté académique pour la cause palestinienne. Nous reproduisons ici ses propos ; la transcription a été adaptée pour des raisons de longueur et de clarté.
Jacobin
Je ne souhaite pas me prévaloir de ma bonne connaissance de la question, et je tiens beaucoup à éviter de paraître condescendant ou paternaliste, ou de prétendre être omniscient en la matière. Je dirais simplement, sur la base de mon expérience, que ce qu’il y a de plus important, c’est l’organisation, les qualités de la direction du mouvement et la définition d’objectifs clairs.
Des objectifs clairs, cela signifie essentiellement deux choses. D’une part, des slogans qui doivent unir et non diviser. Dans ma jeunesse, quand j’avais votre âge, j’étais ce qu’on appelait à l’époque un maoïste - un partisan du président Mao en Chine. L’un de ses slogans les plus connus était « Unir le plus grand nombre pour vaincre le plus petit nombre ».
Cela signifie qu’à tout moment d’une lutte politique, vous devez déterminer comment unir le plus grand nombre et isoler la minorité en ayant un objectif clair à l’esprit. Il est évident que vous ne voudrez pas unir le plus grand nombre pour un but qui n’est pas le vôtre. Vous devez donc déterminer, en gardant votre objectif à l’esprit, quel est le slogan qui fonctionnera le mieux pour unir le plus grand nombre et vaincre le plus petit nombre.
J’ai été heureux de constater que le mouvement dans son ensemble, juste après le 7 octobre, ait spontanément, intuitivement, fait sien ce qui est à mon avis, le bon mot d’ordre : slogan « Cessez-le-feu immédiat ». Rétrospectivement, certains d’entre vous se demandent peut-être ce qu’il y avait de si remarquable dans ce slogan. N’était-il pas évident ? Mais réalité, les slogans politiques ne sont jamais évidents. Il y a toutes sortes d e routes, de voies et de chemins que les gens peuvent prendre et qui peuvent être, à mon avis, très destructeurs pour le mouvement. Il me semble qu’il ne s’agissait pas d’une décision émanant d’en haut, mais d’une intuition spontanée chez celles et ceux qui manifestaient, que le bon mot d’ordre tout de suite, c’est « Cessez-le-feu immédiat ».
Je dirais également qu’à mon avis, les slogans doivent être aussi clairs que possible et ne laisser aucune place à l’ambiguïté et aux mauvaises interprétations, qui peuvent être exploitées pour discréditer un mouvement. Ainsi, si vous prenez l’histoire des luttes, il y a eu le célèbre slogan qui remonte déjà à la fin des années 1800, « Journée de travail de 8 heures ». C’était un slogan clair.
Et plus récemment, vous vous en souvenez sûrement, malgré toutes les déceptions, à mon avis, autour de la candidature de Bernie Sanders, je crois que l’un des coups de génies qui a marqué sa candidature, parce qu’il avait derrière lui 40 à 50 ans d’expérience à gauche, c’est d’avoir avancé le mot d’ordre de « Sécurité sociale pour toutes et tous ». Vous vous demandez peut-être ce qu’il y a de si intelligent dans ce slogan. Il savait qu’il pouvait atteindre 80% des Américains avec un tel slogan. Il savait que « Abolir la dette étudiante », « Gratuité des frais de scolarité à l’université », tout cela trouverait un écho auprès d’une grande partie de son électorat potentiel. Il n’est pas allé au-delà de ce qui était possible à ce moment précis. Je suis persuadé qu’il a atteint ce que l’on pourrait appeler la « limite politique », la limite à ce moment-là de sa candidature, c’était sans doute « un emploi pour chacun.e », « un programme de travaux publics », « le New Deal vert », « la Sécu pour tout le monde », « Abolir la dette étudiante » et « Gratuité des frais de scolarité à l’université ». C’étaient les bons slogans. Et comme je l’ai dit, cela peut sembler banal, mais ça ne l’est pas. Il faut beaucoup de travail et une grande capacité d’écoute des besoins de l’électorat que vous essayez d’atteindre pour trouver les bons mots d’ordre.
Liberté pour Gaza, liberté d’expression !
Mon point de vue, c’est que certains des slogans du mouvement actuel ne fonctionnent pas. Mais c’est à vous que l’avenir appartient, pas à moi. Et je suis un fervent partisan de la démocratie C’est à vous de décider, mais à mon avis, vous devez choisir des slogans qui ne sont pas ambigus, qui ne laissent aucune marge de manœuvre à une mauvaise interprétation et qui sont le plus susceptibles, à un moment politique donné, d’atteindre le plus grand nombre de personnes. C’est mon expérience politique.
Je crois que le slogan « Cessez le feu maintenant » est le plus important. Sur un campus universitaire, ce slogan devrait être associé à celui de « liberté d’expression ». Si j’étais dans votre situation, je dirais « Free Gaza, free speech » - tel devrait être le mot d’ordre. Car je pense que, sur un campus universitaire, il est vraiment difficile à quiconque de défendre la répression de la libre parole.
Je crois que le slogan « Cessez le feu maintenant » est le plus important. Sur un campus universitaire, ce slogan devrait être associé à celui de « liberté d’expression »
Ces dernières années, en raison de l’émergence de la politisation des questions d’identité et de la culture de l’annulation sur les campus universitaires, toute la question de la liberté d’expression et de la liberté académique a été sérieusement obscurcie. Je me suis opposé à toute restriction de la liberté d’expression et je m’oppose à la « cancel culture » et à la politique identitaire au nom de la préservation de la liberté d’expression. Je dirai - non par orgueil, par souci d’affirmer mon ego ou pour proclamer « je vous l’avais bien dit », mais simplement pour établir les faits - que dans le dernier livre que j’ai écrit, j’ai explicitement dit que si l’on utilise la norme des sentiments blessés comme motif pour étouffer ou réprimer la parole, lorsque les Palestiniens protestent contre ceci, cela ou autre chose, les Israéliens vont utiliser l’argument des sentiments blessés, des émotions douloureuses, et tout ce langage et ce vocabulaire, qui se retournent si facilement contre ceux qui les ont utilisés au nom de leur propre cause.
Je dirai - non pas par orgueil, pour faire valoir mon égo ou pour affirmer que « je vous l’avais bien dit », mais simplement en tant que fait - que dans le dernier livre que j’ai écrit, j’ai dit explicitement que si l’on se fonde sur le critère du préjudice moral pour étouffer ou réprimer la parole, lorsque les Palestiniens protestent contre telle ou telle chose, les Israéliens utiliseront la notion de préjudice moral, d’émotions douloureuses, et tout ce langage et ce vocabulaire, qui se retournent si facilement contre ceux qui les ont utilisés au nom de leur propre cause.
C’était une catastrophe annoncée. J’ai écrit à ce sujet parce que je savais ce qui allait se passer, même s’il est évident que je n’aurais pas pu prédire l’ampleur de ce qui s’est passé après le 7 octobre. Mais il était absolument évident que cela allait arriver.
Pour moi, l’arme la plus puissante dont vous disposez est l’arme de la vérité et de la justice. Vous ne devriez jamais créer une situation où vous pouvez être réduit au silence sur la base de sentiments et d’émotions. Si vous avez écouté les déclarations [de Minouche Shafik, présidente de Columbia], il n’était question que de sentiments blessés, de peur. Ce langage a complètement corrompu la notion de liberté d’expression et de liberté académique.
Vous avez maintenant fait cette expérience et j’espère qu’à l’avenir, ce langage et ces idées seront rejetés par un mouvement qui se décrit comme appartenant à une tradition de gauche. C’est une véritable catastrophe lorsque ce langage s’infiltre dans le discours de gauche, comme c’est vous le voyez aujourd’hui.
Je vais être franc avec vous, et je ne prétends pas à l’infaillibilité - je me base simplement sur ma propre expérience en politique : Je ne suis pas d’accord avec le slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ». Il est très facile de l’amender et de dire simplement : « Du fleuve à la mer, les Palestiniens seront libres ». Ce simple petit amendement réduit considérablement la possibilité d’être manipulé et mal compris.
Mais lorsque j’entends dire que ce slogan provoque de la douleur, de l’angoisse, de la peur, je me pose une question simple. Que signifie le slogan « Nous soutenons les Forces de défense israéliennes » ? Les Forces de défense israéliennes sont actuellement une armée génocidaire. Pourquoi peut-on soutenir publiquement, en ce moment, un État et une armée génocidaires ?
Les mots ne semblent pas aussi provocateurs : « Nous soutenons les Forces de défense israéliennes ». Mais le contenu est dix mille fois plus offensant et plus scandaleux pour tout esprit et tout cœur civilisés que le slogan « De la rivière à la mer ». La seule raison pour laquelle ce slogan fait l’objet d’un débat - même si, comme je l’ai dit, je ne suis pas d’accord avec lui, mais c’est une autre question que de savoir si je suis d’accord ou non - est que nous avons rendu légitime cette notion selon laquelle les sentiments blessés sont un motif valable pour étouffer la liberté d’expression. Pour moi, c’est totalement inacceptable ; c’est totalement étranger à la notion de liberté académique.
Vous avez maintenant cette expérience et j’espère qu’à l’avenir, ce langage et ces concepts seront rejetés d’un mouvement qui se décrit comme appartenant à une tradition de gauche. C’est une véritable catastrophe lorsque ce langage s’infiltre dans le discours de gauche, comme c’est le cas aujourd’hui.
Je vais être franc avec vous, et je ne prétends pas à l’infaillibilité - je me base simplement sur ma propre expérience en politique : Je ne suis pas d’accord avec le slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ». Il est très facile de l’amender et de dire simplement : « Du fleuve à la mer, les Palestiniens seront libres ». Ce simple petit amendement réduit considérablement la possibilité d’être manipulé et mal compris.
Mais lorsque j’entends dire que ce slogan provoque de la douleur, de l’angoisse, de la peur, je me pose une question simple. Que signifie le slogan « Nous soutenons les Forces de défense israéliennes » ? Les Forces de défense israéliennes sont actuellement une armée génocidaire. Pourquoi peut-on soutenir publiquement, en ce moment, un État et une armée génocidaires ?
Les mots ne semblent pas aussi provocateurs : « Nous soutenons les Forces de défense israéliennes ». Mais le contenu est dix mille fois plus offensant et plus scandaleux pour tout esprit et tout cœur civilisés que le slogan « De la rivière à la mer ». La seule raison pour laquelle ce slogan fait l’objet d’un débat - même si, comme je l’ai dit, je ne suis pas d’accord avec lui, mais c’est une autre question que de savoir si je suis d’accord ou non - est que nous avons rendu légitime cette notion selon laquelle les sentiments blessés sont un motif valable pour étouffer la liberté d’expression. Pour moi, c’est totalement inacceptable ; c’est totalement étranger à la notion de liberté académique.
« L’arme la plus puissante dont vous disposez est l’arme de la vérité et de la justice. »
Certains d’entre vous diront peut-être que c’est une notion bourgeoise, que c’est une construction sociale, et toutes ces autres conneries. Je ne le crois pas du tout. On peut lire les défenses les plus éloquentes de la liberté d’expression sans entrave et sans frein chez des gens comme Rosa Luxemburg, qui était, à tout point de vue, une personne extraordinaire et une révolutionnaire extraordinaire. Mais en étant à la fois l’une et l’autre, elle n’acceptait aucune restriction au principe de la liberté d’expression, et ce pour deux raisons.
Tout d’abord, aucun mouvement radical ne peut progresser s’il n’est pas clair sur ses objectifs et sur ses éventuelles erreurs. Il faut toujours corriger le tir. Tout le monde fait des erreurs. À moins d’avoir la liberté d’expression, on ne sait pas ce que l’on fait de mal.
Deuxièmement, la vérité n’est pas l’ennemie des peuples opprimés, et elle n’est certainement pas l’ennemie du peuple de Gaza. Nous devons donc maximiser notre engagement en faveur de la liberté d’expression afin de maximiser la diffusion de ce qui est vrai sur ce qui se passe à Gaza - et ne fournir aucune occasion de réprimer cette vérité.
Certains d’entre vous diront peut-être que c’est une notion bourgeoise, que c’est une construction sociale, et toutes ces autres conneries. Je ne le crois pas du tout. On peut lire les défenses les plus éloquentes de la liberté d’expression sans entrave et sans frein chez des gens comme Rosa Luxemburg, qui était, à tout point de vue, une personne extraordinaire et une révolutionnaire extraordinaire. Mais en étant à la fois l’une et l’autre, elle n’acceptait aucune restriction au principe de la liberté d’expression, et ce pour deux raisons.
Tout d’abord, aucun mouvement radical ne peut progresser s’il n’est pas clair sur ses objectifs et sur ses éventuelles erreurs. Il faut toujours corriger le tir. Tout le monde fait des erreurs. À moins d’avoir la liberté d’expression, on ne sait pas ce que l’on fait de mal.
Deuxièmement, la vérité n’est pas l’ennemie des peuples opprimés, et elle n’est certainement pas l’ennemie du peuple de Gaza. Nous devons donc maximiser notre engagement en faveur de la liberté d’expression afin de maximiser la diffusion de ce qui est vrai sur ce qui se passe à Gaza - et ne fournir aucune occasion de réprimer cette vérité.
Qu’essayons-nous de réaliser ?
Vous faites dix mille choses bien, ce que vous avez réalisé et accompli me touche profondément, et le fait que beaucoup d’entre vous mettent leur avenir en jeu est très impressionnant. Je me souviens qu’à l’époque du mouvement contre la guerre du Viêt Nam, certains jeunes voulaient faire des études de médecine - et si vous vous faisiez arrêter, vous ne pouviez pas y accéder. De nombreuses personnes ont dû choisir entre se faire arrêter et défendre la cause. Ce n’était pas une cause abstraite - à la fin de la guerre, on estimait qu’entre deux et trois millions de Vietnamiens avaient été tués. C’était un spectacle d’horreur qui se répétait chaque jour.
Chacun se demandait s’il était prêt à mettre en péril son avenir. Beaucoup d’entre vous viennent de milieux où il a fallu se battre pour arriver là où vous êtes aujourd’hui, à l’université de Columbia. Je respecte donc profondément votre courage, votre conviction, et chaque fois que j’en ai l’occasion, je salue l’incroyable motivation et la ténacité de votre génération, qui est à bien des égards plus impressionnante que la mienne, car, dans ma génération, on ne peut nier que l’un des aspects du mouvement anti-guerre était le fait que l’appel sous les drapeaux concernait beaucoup de gens. On pouvait bénéficier d’un sursis pendant les quatre années d’université, mais une fois ce sursis écoulé, il y avait de fortes chances que l’on parte là-bas et que l’on en revienne dans un sac mortuaire.
Il y avait donc un élément de préoccupation personnelle. Alors que vous, les jeunes, vous le faites pour un petit peuple apatride à l’autre bout du monde. C’est profondément émouvant, impressionnant et stimulant.
Cela étant dit et pour revenir à mes remarques initiales, j’ai dit que tout mouvement doit se poser la question suivante : « Quel est son objectif ? Quel est son but ? Qu’est-ce qu’il essaie de réaliser ? Il y a de cela quelques années, le slogan du mouvement était »De la rivière à la mer« . Je me souviens que dans les années 1970, l’un des slogans était : »Tout le monde devrait savoir que nous soutenons l’OLP [Organisation de libération de la Palestine]" - ce qui n’était pas un slogan facile à crier sur la Cinquième Avenue dans les années 1970. Je me souviens très bien avoir regardé les toits et avoir attendu qu’un sniper me propulse vers l’éternité, alors que j’étais encore bien jeune.
Cependant, les choses sont très différentes lorsque vous êtes en fait une sorte de secte politique et que vous pouvez crier n’importe quel slogan, parce qu’il n’a aucune répercussion ni aucun écho dans l’opinion publique. Vous vous parlez essentiellement à vous-même. Vous installez une petite table sur le campus, vous distribuez de la documentation sur la Palestine ; vous pouvez peut-être trouver cinq personnes qui s’y intéressent. Il y a une grande différence entre cette situation et la situation dans laquelle vous vous trouvez aujourd’hui, où il y a un très grand nombre de personnes que vous pouvez toucher potentiellement et réellement.
Vous devez vous habituer à la nouvelle réalité politique, c’est-à-dire au fait qu’un grand nombre de personnes, probablement une majorité, sont potentiellement réceptives à votre message. Je comprends parfaitement qu’un mot d’ordre soit parfois ce qui donne du souffle à celles et ceux qui portent le mouvement. Il vous faut alors trouver le bon équilibre entre le souffle que vous voulez donner à votre mouvement et le public ou le groupe de personnes qui ne font pas partie du mouvement et que vous voulez toucher.
Je suis persuadé qu’il faut faire preuve - non pas dans un sens conservateur, mais dans un sens radical - dans des moments comme celui-ci, d’une responsabilité maximale pour s’extraire de son nombril, pour sortir de son ego en gardant toujours à l’esprit la question suivante : « Qu’essayons-nous de réaliser à ce moment précis ? »Qu’essayons-nous d’accomplir là out de suite ?".
NORMAN G. FINKELSTEIN