Manon Aubry, tête de liste de La France insoumise (LFI) pour les élections européennes du 9 juin, a annoncé ces derniers jours l’avènement d’une « deuxième phase » de sa campagne. Si personne ne pousse officiellement un « ouf » de soulagement, les polémiques nées des propos de Jean-Luc Mélenchon – en réponse à la répression subie par la solidarité avec la Palestine – et l’approfondissement des tensions avec Raphaël Glucksmann ont plongé de facto les Insoumis·es dans une ambiance pesante ces dernières semaines.
« On a été durement calomniés, certains de nos événements ont été interdits, des parlementaires ont été poursuivis [pour apologie du terrorisme – ndlr], donc on se défend », résume à sa façon le directeur de campagne, Matthias Tavel. Entourée d’un petit groupe de ses colistiers au moment de déposer officiellement sa liste au ministère de l’intérieur le 6 mai, Manon Aubry tentait de faire un bilan d’étape optimiste : « Durant la première phase de campagne, on a mis en mouvement notre premier cercle, ce qui nous a amenés à un niveau de mobilisation bien supérieur à celui de 2019. La phase d’après consistera en des meetings de plus grand format et en un élargissement de notre périmètre. »
À ce stade, force est de constater que l’essentiel du commentaire médiatique sur LFI s’est focalisé tantôt sur sa relative invisibilisation par rapport à Rima Hassan, juriste franco-palestinienne qui figure en septième position sur sa liste, tantôt sur les accusations véhémentes de Jean-Luc Mélenchon contre le président de l’université de Lille qui avait annulé sa conférence, et contre le député socialiste Jérôme Guedj accusé d’être à l’origine de cette « censure ».
Rima Hassan, Jean-Luc Mélenchon et Manon Aubry lors de la « Convention de l’Union populaire » à Villepinte, le 16 mars 2024. © Photo Bertrand Guay / AFP
Alors que LFI portait l’ambition de réunir les « orphelins de la Nupes » derrière une liste d’ouverture (quatre des huit premiers candidats ne viennent pas des rangs du mouvement mélenchoniste), ce phénomène pourrait être un frein à l’amplification de sa dynamique.
Qu’en pensent les Insoumis·es dans leur diversité ? Les eurodéputé·es sortants peuvent-ils défendre leur bilan dans un contexte surdéterminé par la question palestinienne ? Et comment éviter la répétition des séquences où ils et elles sont acculé·es à se défendre des déclarations les plus polémiques du fondateur du mouvement ?
Interrogés à ce sujet, plusieurs Insoumis mobilisés dans la campagne soulignent que la défense de la Palestine relève quoi qu’il en soit d’un « devoir moral ». Certains regrettent néanmoins que le pouvoir d’achat et la question sociale figurent au second rang dans l’expression médiatique des cadres du mouvement, et espèrent l’inflexion d’une ligne qui pourrait s’avérer trop monothématique sur Gaza, ainsi qu’excessivement belliqueuse avec le reste de la gauche.
Derrière Gaza, une difficulté à imposer la question sociale
L’eurodéputée Leïla Chaibi observe ainsi une difficulté à faire émerger les sujets sociaux qui lui sont chers, dans une conjoncture marquée par « une cause plus grande ». Elle espère donc que les quatre semaines restantes seront mises à profit pour opérer un rééquilibrage, même si LFI ne peut pas dicter l’actualité.
Le discours de Jean-Luc Mélenchon centré sur la « maltraitance ouvrière », le 1er mai à Paris, la conforte sur la possibilité d’une complémentarité entre la critique du libre-échange, la lutte contre la vie chère et le cessez-le-feu en Palestine. « Jean-Luc Mélenchon est un formidable défenseur de la cause palestinienne. Je compte sur lui pour qu’on l’entende aussi fortement sur le social et la vie chère que sur la répression des voix contre le génocide en cours et l’autoritarisme du gouvernement », affirme l’eurodéputée.
Un manque d’investissement dans la critique des accords de libre-échange « serait une erreur »,estime-t-elle. Elle est rejointe sur ce point par le député LFI des Bouches-du-Rhône Hendrik Davi : « On est contre l’Europe de la concurrence libre et non faussée. Il faut qu’on travaille à le faire entendre davantage, car c’est la seule façon de faire régresser le vote pour le Rassemblement national. »
Lors d’un meeting de Manon Aubry pour les élections européennes à Strasbourg, le 23 avril 2024. © Photo Tobias Canales / Hans Lucas via AFP
Les Insoumis·es comptent faire monter au créneau l’ancien inspecteur du travail Anthony Smith, quatrième sur leur liste et qui avait écopé d’une sanction disciplinaire très lourde de la part d’Élisabeth Borne en 2020. L’ancienne première ministre figure en dernière position sur la liste Renaissance portée par l’eurodéputée Valérie Hayer (récemment révélée). « Notre volonté n’est pas de changer de sujet,note Matthias Tavel, mais d’en faire monter d’autres, et en l’occurrence il y a un match à jouer. »
Manon Aubry a aussi tenté de faire parler de son plan de relocalisation industrielle lors d’un meeting à Grenoble (Isère) le 30 avril, et il en sera encore question à Amiens (Somme) avec François Ruffin le 13 mai prochain. Elle estime cependant que le « maccarthysme à la française » qui s’est abattu sur la solidarité avec la Palestine donne raison à l’obstination dont son mouvement fait preuve pour soutenir cette cause.
« La persécution des syndicalistes, des humoristes, les interdictions de nos conférences montrent qu’on veut faire taire ces voix. Mais ceux qui pensent nous intimider nous rendent en réalité plus visibles sur ce combat, qui n’est pas le seul que nous menons »,estime l’ancienne porte-parole de l’ONG Oxfam France.
Quelques indicateurs font espérer aux Insoumis·es que des électeurs et électrices se décideront à voter pour eux en raison de cet investissement, comme l’inscription sur les listes électorales de 4 500 personnes à Montpellier (Hérault) le 1er mai, dernier jour où cela était possible. De là à y voir une tendance de fond favorable à LFI, il y a un gouffre. D’autant plus que, même si la plupart des Insoumis·es restent à l’aise avec la place prise par la cause palestinienne dans leur campagne, cette thématique agit aussi comme un facteur de vulnérabilité.
Sur l’international, un « deux poids et deux mesures » ?
D’une part, un procès en incohérence est aisé à intenter au mouvement, en allant puiser dans les multiples prises de position de son leader sur d’autres sujets internationaux. Le dossier syrien est sans doute le plus accablant. Jean-Luc Mélenchon s’est en effet montré complaisant avec l’intervention de l’armée russe auprès du régime de Bachar al-Assad en Syrie, à partir de 2015. Une campagne de bombardements indiscriminés était alors menée contre les zones tenues par l’opposition, avec notamment un ciblage des hôpitaux.
Dans un étrange parallélisme des formes avec certains plaidoyers pour l’action actuelle de l’armée israélienne, Mélenchon avait argué qu’il s’agissait d’éliminer des terroristes, et que les victimes innocentes en étaient le prix malheureux à payer. Questionné sur France 2 sur la dévastation de la ville d’Alep, il avait ainsi soutenu que Poutine était en train d’« éliminer Daech », alors que la cité avait été libérée de l’organisation islamiste depuis trois années. « Vous connaissez une guerre où on bombarde et où les civils ne reçoivent pas de bombes ? ça n’existe pas », avait-il également lancé sur Public Sénat.
Face à ces extraits opportunément ressortis, les candidat·es ou responsables insoumis bottent volontiers en touche, d’autant que leur leader n’a pas amendé sa position. Ironisant récemment sur les « questionneurs automatiques » ayant « demand[é] à Mathilde Panot pourquoi elle n’appelait pas un “génocide” les bombardements de Bachar al-Assad il y a dix ans », Jean-Luc Mélenchon ajoutait : « Les voir se repeindre en amis de Daech nous a fait rire. » « Ils n’en ont que faire des Palestiniens, accuse en retour l’activiste franco-syrien Firas Kontar en visant la gauche insoumise, ils n’ont jamais condamné les crimes d’Assad même quand il massacrait les Palestiniens du camp de réfugiés de Yarmouk. »
Dans le même registre, d’autres critiques se cristallisent sur l’utilisation du mot « génocide ». Parfois reproché aux Insoumis, ceux-ci en font aussi une arme de disqualification à l’égard de leurs rivaux à gauche. « Glucksmann refuse encore d’employer le terme […] pour évoquer la situation à Gaza », accusait fin mars Rima Hassan.
Pour autant, les Insoumis·es ont jusque-là fait preuve de beaucoup plus de prudence, que certains jugent excessive, à propos de la minorité musulmane des Ouïghour·es en République populaire de Chine. Réagissant à une interview récente de Rima Hassan, interpellée sur le sujet, la présidente de l’Institut européen ouïghour, Dilnur Reyhan, lui a reproché un « humanisme […] à géométrie variable, tout comme celui de LFI ».
Le débat n’est certes pas tranché au niveau international. C’est ce qu’avait pointé la députée Clémentine Autain dans nos colonnes en janvier 2022, pour justifier de n’avoir pas voté à l’Assemblée nationale une résolution reconnaissant le génocide des Ouïghour·es. Il reste que les « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe » sont citées comme critères par la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, et sont documentées dans le cas de la minorité ouïghoure.
Critiquant la résolution de l’époque, Jean-Luc Mélenchon avait aussi déclaré : « À quoi ça sert d’aller gesticuler ? Que quelqu’un qui ait des liens personnels, affectifs, familiaux dise qu’il y a un génocide, je le comprends. Mais dans la sphère politique, s’il y a un génocide alors on intervient pour l’arrêter. Militairement. » Ce à quoi il n’appelle pas dans le cas de la bande de Gaza.
Le poids des mots de Jean-Luc Mélenchon
Si la centralité de la cause palestinienne est parfois à double tranchant, c’est enfin, d’autre part, en raison des embardées contemporaines de Jean-Luc Mélenchon sur le sujet.
En plein durcissement répressif contre les manifestations de soutien au peuple gazaoui, son analogie entre le président de l’université de Lille (qui avait annulé sa conférence sur la Palestine avec Rima Hassan) et Adolf Eichmann (responsable de la logistique du génocide des juifs) n’a pas été un cadeau pour son camp. Le leader insoumis s’est retrouvé à faire sur son blog l’exégèse de sa propre parole pour répondre à une polémique ayant presque effacé la problématique cruciale des libertés publiques.
Jean-Luc Mélenchon a également choqué dans sa manière de répondre aux attaques du député socialiste Jérôme Guedj. Évoquant ses « couinements », il l’a renvoyé à sa judéité en lui reprochant de « reni[er]les principes les plus constants de la gauche du judaïsme en France », au profit de « son milieu de fanatisme ». « L’intéressant est de le voir s’agiter autour du piquet où le retient la laisse de ses adhésions », a-t-il poursuivi. Il suffit d’imaginer le même style appliqué à une autre minorité pour se rendre compte du problème.
Même lorsqu’ils sont gênés aux entournures par ces épisodes, les Insoumis·es conviennent de la place très importante qu’occupe la voix de Jean-Luc Mélenchon dans cette campagne, bien au-delà de sa position symbolique (avant-dernier) sur la liste de Manon Aubry. Cette place dans le dispositif était prévue, précise Matthias Tavel, qui juge négligeable l’effet des polémiques qu’il a générées – la priorité étant surtout de convaincre l’électorat le plus éloigné du scrutin européen.
L’implication de Mélenchon n’est au demeurant pas surprenante. Comme le relève le politiste Rémi Lefebvre auprès de Mediapart, elle pouvait déjà être constatée lors du même scrutin en 2019 et présente un point commun avec l’ingérence d’Emmanuel Macron dans l’organisation de son propre camp, cette année comme il y a cinq ans. En effet, la symétrie n’est pas hasardeuse : l’Insoumis comme le chef de l’État ont fondé des mouvements organisés autour de leur stratégie présidentielle, et peinant à s’émanciper de leur figure tutélaire.
Si les adversaires de LFI font leur miel des « dérapages » de Mélenchon, celui-ci reste bien un atout pour mobiliser le noyau dur insoumis, et parler à des citoyen·nes éloigné·es de la politique, qui n’identifient guère que lui à gauche. « Il sait qu’on lui imputera quoi qu’il arrive un éventuel mauvais score, analyse Rémi Lefebvre. Au mieux, sa présence limitera les dégâts. Au pire, il aura au moins réaffirmé son leadership, et freiné la capacité de figures concurrentes à émerger. »
Manon Aubry et Jean-Luc Mélenchon feront estrade commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) le 25 mai : « Au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’élection, il est très important que ceux qui se repèrent dans l’espace politique à la figure de Jean-Luc Mélenchon fassent le lien entre sa figure et le bulletin de vote Manon Aubry »,explique Matthias Tavel, qui rappelle que l’enjeu pour LFI est d’« amener dans l’élection des gens qui spontanément ne viennent pas voter aux européennes : jeunes, ultramarins et quartiers populaires ».
Si l’on ne pourra mesurer les effets de cette stratégie dans les urnes que le soir du 9 juin, elle se fait d’ores et déjà au prix d’une distance accrue entre les partis de gauche, en particulier entre le Parti socialiste (PS) et LFI.
Le raté du visuel de Manon Aubry dénonçant les rémunérations annexes des eurodéputé·es, dont Raphaël Glucksmann, alors que ses revenus proviennent pour sa part de ses droits d’auteur, y a participé. Au point que des Insoumis qui jouent le jeu de la campagne s’inquiètent : « Que sortira-t-il de tout ça à l’arrivée ? On se déteste tous ? », regrette un député LFI.
L’ eurodéputé écologiste Damien Carême, candidat sur la liste LFI, dit regretter pour sa part le « climat de suspicion et d’agressivité » vis-à-vis de LFI et ajoute : « Il faudra se mettre autour d’une table à gauche pour voir comment on fait en 2026 et 2027. Chacun devra mettre de l’eau dans son vin. » Il reste toutefois enthousiaste sur son expérience en terres insoumises : « C’est une machine de guerre. »
Mathieu Dejean et Fabien Escalona