Un homme a été tué samedi en Nouvelle-Calédonie dans un échange de coups de feu sur un barrage, ce qui porte à six le nombre de morts depuis le début des émeutes dans ce territoire, « loin d’un retour à l’apaisement » selon la maire de sa « capitale », Nouméa.
Selon l’Agence France-Presse (AFP), un Caldoche (Calédonien d’origine européenne) a été tué et son fils blessé lors d’un échange de tirs samedi vers 14 h 30 (5 h 30 à Paris) sur un barrage tenu par des indépendantistes à Kaala-Gomen, dans la province Nord. Un troisième homme, un Kanak (autochtone), a été blessé. Il s’agit du premier mort dans des faits survenus en dehors de l’agglomération de Nouméa.
Depuis le début de la semaine, les violences insurrectionnelles, causées par une réforme électorale qui a provoqué la colère des indépendantistes, ont fait six morts, dont deux gendarmes et quatre civils (trois Kanak et un Caldoche), et des centaines de blessés, selon les autorités. « Aujourd’hui, l’État de droit, la sécurité des citoyens [ne sont] pas rétablis partout en Calédonie », a déclaré samedi sur BFMTV Philippe Blaise, vice-président de la province Sud de la Nouvelle-Calédonie. La maire de Nouméa, Sonia Lagarde (Renaissance), a estimé sur la même chaîne que la situation était « loin d’un retour à l’apaisement », malgré deux nuits « plus calmes » entre jeudi et samedi.
La jeunesse kanak a largement pris part aux émeutes qui ont éclaté depuis l’adoption du projet de loi sur l’élargissement du corps électoral en Nouvelle-Calédonie. Sur le terrain, les organisations indépendantistes ont reconnu que leurs appels au calme avaient du mal à passer auprès de jeunes révoltés par le récent passage en force de l’État.
Dans l’archipel, où près de la moitié de la population a moins de 30 ans, le carcan colonial qui perdure, avec son cortège de discriminations raciales et sociales, est de moins en moins supporté par une jeunesse kanak laissée-pour-compte.
Entretien avec l’anthropologue Benoît Trépied, spécialiste du processus de décolonisation en Nouvelle-Calédonie.
Un habitant du quartier de la Vallée-du-Tir à Nouméa observe les barrages de rue. Photo : Delphine Mayeur (AFP)
Mediapart : Les jeunes Kanak ont été en première ligne dans les émeutes qui ont éclaté depuis le vote du projet de loi d’élargissement du corps électoral en Nouvelle-Calédonie. Pourquoi ?
Benoît Trépied : À l’approche des scrutins d’autodétermination, après des années où le militantisme politique était sur le déclin, les jeunes Kanak se sont effectivement beaucoup mobilisés.
Lorsque la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain) – créée par des partis indépendantistes pour s’opposer au passage en force de Macron via des mobilisations collectives – a organisé des manifestations, ils sont venus en masse.
En avril dernier, pour la plus grande manifestation, ce qui a frappé tous les observateurs, c’était la ferveur militante, joyeuse et festive de ce rassemblement, mais aussi la jeunesse des manifestants.
Les autorités avaient bloqué le réseau de transports publics et on a vu des jeunes Kanak en périphérie de la ville faire des kilomètres à pied pour venir malgré tout.
On peut noter que ces jeunes se mobilisent d’ailleurs beaucoup plus pour l’indépendance que pour les indépendantistes en tant que tels. Lorsqu’il y a des élections provinciales, ils ne votent pas énormément, en revanche, lorsqu’il faut se mobiliser parce que l’État est en train de reprendre une politique coloniale, là les jeunes générations se lèvent comme un seul homme.
Quel est le rapport à la politique de la jeunesse kanak ? On entend chez certains des discours très critiques, parfois désabusés, vis-à-vis du personnel politique.
Il peut y avoir un discours anti-élus, anti-responsables politiques, finalement assez ordinaire, et qui vise autant les indépendantistes que les loyalistes d’ailleurs. Les jeunes les plus défavorisés disent volontiers que les élus de tous bords les ont oubliés avec les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998), parce qu’au bout du compte ils sont toujours autant dans la galère aujourd’hui.
Mais ce rejet ne les a pas empêchés de s’engager fortement lors des deux premiers référendums d’autodétermination de 2018 et 2020, quand l’État était encore impartial. En témoignent les taux de participation record (80 % puis 85 %), bien plus élevés que pour les élections provinciales, lorsqu’il s’agit d’élire des candidats indépendantistes.
De même quand les indépendantistes ont appelé à ne pas aller voter, au troisième référendum de 2021, il y a eu 56 % d’abstention. Ces chiffres témoignent d’une discipline électorale très importante de la part de gens qui ont, le reste du temps, un rapport plutôt distancié au personnel politique. Et ça, ça touche beaucoup les jeunes.
Peut-on dire que pour cette jeunesse kanak défavorisée, née bien après les accords de Matignon et de Nouméa, les promesses de « rééquilibrage » politique économique et social, en faveur des Kanak que contenaient ces accords n’ont pas été tenues ?
Disons que la question se pose en ces termes surtout dans la province Sud, à Nouméa, là où les loyalistes sont majoritaires. Nouméa est le lieu de cristallisation et de visibilisation des inégalités sociales et des discriminations raciales en Nouvelle-Calédonie.
On trouve encore aujourd’hui un entre-soi blanc et riche dans les quartiers sud de la ville. L’immense majorité des métropolitains qui arrivent en Nouvelle-Calédonie, et qui sont au cœur de la question du dégel du corps électoral, s’installent dans ces quartiers où l’on retrouve une atmosphère digne de la Côte d’Azur.
Parallèlement, beaucoup de Kanak sont venus s’installer dans l’agglomération de Nouméa depuis les années 1990 : aujourd’hui 50 % de la population kanak y vit. Parmi eux, il y a des employés, des techniciens, des ingénieurs, mais aussi des gens tout au bas de l’échelle sociale qui – faute de logements abordables – se sont installés dans ce qu’on appelle sur place des « squats ». Situé à proximité des mangroves ou dans des terrains vagues, ce sont plutôt des quartiers d’habitat spontané, avec parfois une organisation communautaire très dense.
Des habitants avec un drapeau blanc sur une barricade du quartier Magenta à Nouméa, le 16 mai 2024. Photo : Théo Rouby (AFP)
Dans la même commune, on a donc des Kanak dans des squats ou des quartiers d’habitat social, qui vivent parfois dans des situations de grande pauvreté avec leur famille, et à quelques minutes en voiture à peine, le quartier des baies, de l’Anse Vata à la Baie des Citrons, où les Européens passent de bars en boîtes de nuit dans une ambiance qui n’a plus rien à voir. D’après les informations que je reçois, dans ces zones actuellement protégées par les fameuses milices d’autodéfense loyalistes, les gens continueraient aujourd’hui à se baigner et à boire des cocktails, malgré les affrontements à quelques encablures.
Bref, à Nouméa les jeunes Kanak sont confrontés à des situations de discrimination qui sautent au visage. Il n’y a pas de sas entre la grande précarité et l’étalage des richesses. De là naît le sentiment d’une dépossession indissociablement sociale et coloniale.
Les jeunes Kanak sont-ils les laissés-pour-compte d’un processus de rééquilibrage finalement bien trop lent ?
Depuis les années 1990, les efforts de rééquilibrage ont beaucoup porté sur les infrastructures : l’eau, l’électricité, Internet, et cela a largement porté ses fruits. Mais pour ce qu’il en est du niveau scolaire, du niveau professionnel, de l’entrepreneuriat, les écarts entre Kanak et Européens restent très forts.
Le niveau scolaire des Kanak et des autres Océaniens (Wallisiens, Tahitiens) n’a cessé de monter, mais l’écart de diplôme entre eux et les Européens est resté globalement le même. Et plus on monte dans la hiérarchie scolaire, plus les écarts sont marqués.
Concernant les inégalités économiques, c’est peu ou prou la même chose. L’économie calédonienne s’est construite comme une économie de comptoir, sur le modèle colonial, avec quelques maisons de commerce qui exerçaient leur mainmise sur le tissu économique. Ces maisons restent au fondement des grandes familles de la bourgeoisie nouméenne.
Les efforts des indépendantistes pour développer un bassin économique en province Nord, autour d’une grande usine de nickel dite « Usine du Nord », s’ils ont permis de réelles avancées, n’ont guère réussi pour l’instant à enrayer l’exode rural vers Nouméa. Sans parler du fait que le pouvoir politique loyaliste a élaboré au même moment un projet industriel explicitement concurrent, qu’on appelle l’« Usine du Sud », et qui s’est implanté au mépris des population kanak locales.
Il ne faut pas s’étonner que les expériences de détresse sociale et de racisme quotidien, perçues comme les manifestations d’une aliénation coloniale qui perdure en dépit des accords, aient fait exploser la cocotte-minute de Nouméa. Tous les voyants étaient au rouge depuis longtemps.
Malgré les résultats des trois référendums (le troisième ayant été boycotté par les indépendantistes), vous tenez à souligner que le désir d’indépendance semble progresser également dans la jeunesse calédonienne non kanak. Qu’en est-il précisément ?
Les travaux fins d’analyse électorale ont effectivement constaté que dans la jeunesse calédonienne, chez les non-Kanak, le vote pour l’indépendance progresse doucement et représente désormais 10 ou 15 % de ce groupe de population, quand il était proche de 0 % pour les plus anciennes générations. Mais il faut noter aussi les transformations de la notion même d’indépendance telle qu’elle est pensée aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie. Le pari de l’accord de Nouméa est celui d’une décolonisation par la construction d’un pays et d’un destin commun entre tous les citoyens calédoniens, qu’ils soient kanak ou non kanak. L’enjeu consiste à bâtir un futur peuple calédonien réunissant le peuple kanak et les autres communautés implantées de longue date dans l’archipel.
Sur le plan institutionnel, les indépendantistes ne parlent plus de rompre brutalement tous les liens avec la France, mais plutôt de recouvrer d’abord la pleine souveraineté du pays, pour ensuite renouer de nouvelles relations équilibrées et égalitaires avec la France.
Schématiquement, cela correspond au projet politique de l’indépendance-association, ou indépendance en partenariat, un mode de décolonisation reconnu par l’ONU, et qui commence à parler aux jeunes non kanak, même si ça reste encore très minoritaire.
Comment, selon vous, peut-on sortir de la crise actuelle ?
À mon avis, le gouvernement n’a pas d’autre issue à court terme que de retirer ou suspendre le projet de loi élargissant le corps électoral. C’est ce dossier qui a mis le feu aux poudres, malgré les innombrables avertissements lancés en amont, que l’exécutif a refusé d’écouter. Il doit aussi proposer d’autres interlocuteurs que Gérald Darmanin, qui est aujourd’hui totalement discrédité chez les indépendantistes. Lui et le président de la République vont se casser les dents s’ils pensent pouvoir traiter le dossier calédonien par la force et la répression. Sur le Caillou, ils n’affrontent pas un mouvement social ou des « jeunes de banlieue ». Ils sont face à un peuple colonisé depuis 170 ans et qui est en lutte pour son émancipation. Comme les Kanak ne renonceront jamais à l’indépendance, autant trouver par le dialogue un compromis acceptable par tous.
Lucie Delaporte