Des manifestants appellent à un cessez-le-feu à Gaza, en novembre 2023 à Tel Aviv. (AMMAR AWAD/REUTERS)
La fin de la guerre à Gaza , qui a tué des dizaines de milliers de Palestinien.ne.s et laissé un Israël profondément changé et confronté à des allégations de génocide, n’est nulle part à l’horizon. Sept mois plus tard, Israël est une société meurtrie, plus déchirée et divisée qu’à tout autre moment de son histoire.
Cela était très clair lors du rituel printanier du pays, qui a commencé avec le Memorial Day, célébré en hommage aux soldats tombés au combat, et s’est poursuivi avec la célébration le 13 mai du 76e anniversaire de la création de l’état d’Israël, traditionnellement l’occasion d’une expression symboliquement puissante de l’unité juive et de la fidélité israélienne au récit national sioniste.
Cette année, aucune trace de cette unité ne fut visible.
La fracture est apparue avec une clarté douloureuse à la veille du Jour de l’Indépendance, lorsque l’on a vu la Chaîne 12 diffuser avec un écran partagé. D’un côté, la cérémonie officielle d’allumage des flambeaux, filmée cette fois à l’avance, sans public, comme dans les dictatures les plus éclairées.
De l’autre côté, nous avons assisté à une cérémonie « d’extinction des phares » organisée par les familles des otages du 7 octobre, dans un acte désespéré de défi à l’égard de l’État et protestant l’abandon par le gouvernement de leurs proches.
Une dualité différente est apparue le jour même de l’Indépendance, qui a vu des foules d’activistes, hommes et femmes, palestiniens et juifs, participer à des manifestations , notamment à la Marche annuelle du retour, pour marquer cette fois les 76 ans de la Nakba .
Au même moment, des milliers de juifs et juives ont rejoint leur propre « Marche pour Gaza » à Sderot pour célébrer l’indépendance d’Israël. A voir leurs mines réjouies malgré la fumée intense qui s’échappait tout près du territoire assiégé, ils étaient apparemment contents de voir Gaza prendre feu sachant sans doute que le projet de construire sur ses ruines était déjà dans les cartes.
Se battre pour la justice
La marche palestinienne du retour organisée le jour de la Nakba a été restreinte cette année à quelques centaines de mètres seulement – et, contrairement aux années précédentes, elle n’a pas eu comme fin de parcours les sites des villages déplacés.
Ces quelques centaines de mètres ont pourtant suffi pour démontrer avec force la fierté d’une identité palestinienne présente, consciente et mémorielle — implacable aussi dans sa demande incessante de justice dans un pays où celle-ci est fondamentalement absente.
Justice pour les personnes déplacées ; justice pour Gaza ; justice pour les prisonniers et prisonnières politiques. Justice et lutte contre l’effacement du souvenir.
On ne peut qu’imaginer les effets, sur les jeunes enfants portés pendant la marche sur les épaules de leurs parents, de cette revendication de pouvoir souverain.
De jeunes enfants étaient également visibles dans des vidéos de la marche des sympathisant.e.s de droite à Sderot, où des banderoles proclamaient : « Marche pour l’indépendance — en route vers Gaza ». Ces parents en marche ont-ils expliqué à leurs enfants comment des jeunes juifs détruisaient des convois humanitaires destinés à secourir d’autres enfants qui mouraient de faim pas loin de là ?
Alors que les enfants palestiniens, afin d’en apprendre davantage sur leur propre histoire, se promenaient parmi les étals de livres lors d’un rassemblement pour la Journée de la Nakba près de Shefa-Amr (Shefaram), les enfants juifs de Sderot ont-ils appris quelque chose lorsque leurs pique-niques familiaux se trouvaient ponctués par le bruit des explosions au-dessus de Gaza, presque à portée de la main ?
Quand les enfants palestiniens, lors des manifestations pour soutenir la Palestine, ont vu des activistes juifs et juives sortir pour montrer leur solidarité, les saluant avec respect, les enfants juifs de Sderot, ont-ils appris quelque chose sur les enfants palestiniens, dont les parents étaient venus commémorer la catastrophe de la Nakba ?
Le fascisme s’étend
Dans une génération ou deux, ces deux groupes d’enfants deviendront des adultes à qui il incombera de façonner les espaces civils partagés de ce pays. Ces espaces ne cessent de se rétrécir, la notion de citoyenneté partagée n’a que très peu de sens dans l’Israël d’aujourd’hui.
Le nationalisme et la discrimination sont en plein essor, et le fascisme prend de l’ampleur à une vitesse vertigineuse. Les Juifs israéliens et israéliennes n’ont jamais accordé une véritable attention à la signification de la citoyenneté — leurs droits étant protégés par leur appartenance nationale. Mais ce qui se passe depuis le 7 octobre prouve à quel point l’affaiblissement de notre statut civil nous met nous, juif et juives de l’Etat d’Israël, également en danger.
Lorsque les citoyens placent leurs droits civiques au-dessus des diktats nationalistes, ils deviennent des ennemis.
L’abandon des otages israélien.ne.s par le gouvernement est une expression particulièrement malheureuse de ce danger. Lorsque les intérêts nationalistes sont en jeu, les devoirs de l’État envers ses citoyens sont mis de côté et perdent leur sens.
Il en va de même pour les otages et les milliers de personnes déplacées en Israël pendant cette guerre. Avec l’État obsédé par l’objectif d’une « victoire totale » pour le bien de la nation, les besoins et les droits des citoyens deviennent insignifiants, pour ne pas dire une gêne.
S’ils défendent leurs droits, ils rejoignent en quelque sorte « l’ennemi ». Il suffit de voir avec quelle violence la police traite les familles des otages lorsque celles-ci exigent leur libération de manière moins « bien élevée » et exhorte l’État à prendre conscience de sa responsabilité pour la vie des citoyen.ne.s qu’il persiste à négliger.
Dès qu’ils osent placer leurs droits civiques au-dessus des diktats nationalistes, ils deviennent des ennemis.
Orly Noy, 23 mai 2024