Ce n’est certainement pas dans un contexte où le gouvernement est aux mains de post-fascistes qu’il est le mieux possible de se souvenir de ce qui s’est passé il y a exactement 50 ans à Brescia, sur la Piazza della Loggia, où une bombe néo-fasciste a explosé au milieu d’une manifestation syndicale, tuant huit travailleurs.
Ce massacre a eu lieu à une période extrêmement difficile et complexe. La fin tragique toute récente, en septembre de l’année précédente, de l’expérience chilienne avait poussé de très nombreux jeunes militants à abandonner l’optimisme et l’enthousiasme révolutionnaire qui les avaient animés au cours des années précédentes. Ce n’était pas encore le « reflux » qui s’est manifesté quelques années plus tard, mais il est certain que la gauche s’engageait dans une dynamique de remise en question.
La direction du PCI avait été en mesure de capitaliser électoralement la poussée sociale mais, dans le sillage de la politique de ce qui était appelé « l’arc constitutionnel », elle la dirigeait vers une perspective d’« unité nationale ». Son leader, toujours tellement encensé aujourd’hui, Enrico Berlinguer, avait élaboré, sur la vague de l’échec sanglant de l’expérience de l’Unidad Popular de Salvador Allende, le projet du « compromis historique ».
L’affaire chilienne avait été la première riposte réactionnaire significative à la déferlante démocratique et sociale de la fin des années 1960. La victoire de Pinochet avait enhardi les réactionnaires du monde entier et, en Italie aussi, les premiers mois de 1974 furent marqués par de nombreux épisodes de violence fasciste (...).
Durant ces mois, la campagne pour le référendum populaire en faveur de l’abrogation du divorce battait son plein, et le pays était partagé verticalement entre les réactionnaires et les progressistes, avec, d’une part, l’alliance explicitement « anti-divorce » entre la Démocratie chrétienne d’Amintore Fanfani et le Mouvement social italien de Giorgio Almirante (dans l’orbite duquel évoluait une constellation de groupes ouvertement néo-fascistes) et, d’autre part, l’alliance bigarrée qui allait des partis libéraux laïques à la gauche extra-parlementaire.
Les résultats du référendum du 12 mai (victoire du non à l’abrogation avec 59,26% des voix, pour un taux de participation de plus de 87%) ont battu en brèche la théorie selon laquelle il existait une « majorité silencieuse » dans le pays qui s’opposait à la transformation civile, démocratique et sociale pour laquelle luttaient de grands mouvements de masse, des mouvements qui avaient imposé ou imposeraient dans les années suivantes, outre le divorce, le Statut des travailleurs, de nouvelles règles en matière de pensions, la fin des cages salariales, une échelle mobile des salaires plus performante, les 150 heures consacrées à la formation, le nouveau droit de la famille, l’abolition de la censure, le droit à l’avortement, l’élimination du « crime d’honneur », la réforme du système de soins , etc.
Mais ce n’est évidemment pas une défaite électorale qui a fait taire et paralysé les réactionnaires. C’est dans ce contexte que la bombe de la Piazza della Loggia a explosé.
Les néo-fascistes étaient actifs depuis la fin de la guerre et leur présence diffuse était évidente dans certains organes de l’État, en particulier dans certains organes de répression : chez les carabiniers, dont le commandant en chef Giovanni de Lorenzo fut en 1964 le principal artisan d’une tentative de coup d’État, suivi par les coups d’État manqués de 1970 de l’ancien partisan de la « république sociale » de Salo Junio Valerio Borghese, et en 1974 de l’organisation « la Rose des vents », liée à de nombreux cercles des forces armées, puis par les complots de Gladio et de la loge secrète P2, tous menés à bien avec de solides appuis dans l’appareil d’État.
Dans les années 1970, la volonté de riposter à l’essor démocratique, politique et social de 1968-1969 a ravivé l’activisme terroriste des néo-fascistes.
Leurs premières actions furent des opérations terroristes accompagnées d’un véritable battage médiatique destiné à faire porter le chapeau à la gauche la plus extrême, en particulier aux anarchistes : la bombe dans le pavillon Fiat à la Foire de Milan en avril 1969, la bombe à la Banca dell’Agricoltura de la Piazza Fontana toujours à Milan (17 morts, le 12 décembre 1969), celle sur les voies ferrées en Calabre où une révolte menée par l’extrême droite était en cours (6 morts en juillet 1970), celle de Peteano contre les carabiniers (3 morts en mai 1972), celle lancée par Gianfranco Bertoli contre le siège de la police de Milan (4 morts en mai 1973). Dans certaines de ces occasions, la tentative d’incriminer les anarchistes a d’abord réussi, grâce aussi à la connivence des appareils d’État et à la couverture d’une grande partie des médias, toujours prêts à pointer du doigt l’odieux du « monstre anarchiste », mais les machinations ont été rapidement démontées par les investigations des contre-enquêteurs militants et de la justice elle-même, qui ont révélé la matrice néo-fasciste et la complicité des appareils de « sécurité ».
Cette stratégie terroriste (connue sous le nom de « stratégie de la tension ») s’est poursuivie pendant plus d’une décennie (août 1974, attentat à la bombe dans le train Italicus, 12 morts ; août 1980, attentat à la bombe à la gare de Bologne, 85 morts ; décembre 1984, attentat à la bombe dans le train de San Benedetto Val di Sambro, 17 morts).
Il ne s’agit là que d’en rappeler les épisodes les plus terribles et les plus sanglants. Je voudrais également rappeler ici le raid effectué en janvier 1979 par Valerio Fioravanti à la tête de quelques membres des « noyaux armés révolutionnaires » contre le local de la Via dei Marsi, à Rome, partagé par les trotskystes de la section romaine du GCR et la rédaction de Radio Città Futura, qui dont le bilan a été de trois camarades grièvement blessés par des tirs de fusils-mitrailleurs, le défilé du MSI d’avril 1973, conduit par l’actuel président du Sénat Ignazio La Russa, au cours duquel une bombe fut lancée et tua un policier, les assassinats de Claudio Varalli et Giannino Zibecchi en avril 1975 à Milan par des militants néo-fascistes, etc.
En mai 1974, à Brescia, les fascistes, avec leur bombe sur la Piazza della Loggia, ont agi directement et explicitement contre le mouvement syndical et la gauche, s’attribuant ainsi explicitement la responsabilité de l’acte sanglant.
La réaction collective à ce massacre a été massive. De nombreux locaux du MSI ont été mis à sac et par les manifestations antifascistes et ont dû être fermés (Milan, Rome, Naples, Bologne, Gênes, Bergame, Pérouse), mais les appareils de la CGIL et du PCI ont couru se mettre à l’abri, tentant d’isoler les secteurs les plus radicaux et lutte de classe de l’antifascisme, saisissant l’occasion pour avancer leurs pionts dans le sens de la construction de « l’unité nationale »(...).
Aujourd’hui, après presque 80 ans de trahison ouverte de toutes les promesses sociales, démocratiques et progressistes que contenait la Constitution républicaine, après trente ans de contre-révolution néolibérale, après les tentatives répétées de « pacification nationale », après la destruction de toute forme, aussi contestable et confuse soit-elle, de participation populaire à la vie politique, après des décennies de passivité syndicale et d’acceptation tacite ou explicite de toutes les contre-réformes, même les plus graves, après le démantèlement de toutes les conquêtes imposées par la Constitution républicaine, après le démantèlement de tous les acquis imposés par les mouvements de masse, l’acceptation de fait des dégâts causés par la fragmentation de la société, la culture antifasciste risque d’être réduite à un vestige historique, à tel point qu’une grande partie de l’électorat, du moins de ceux qui ont voulu s’exprimer par leur vote, a marqué sa préférence pour les héritiers directs du fascisme. D’autre part, la légitimation des (post ?)fascistes comme force de gouvernement a été imposée depuis 1993-94 par Silvio Berlusconi, jusqu’au point d’en faire le premier parti du pays.
Nous avons maintes fois souligné et illustré les responsabilités de ce qui fut la gauche italienne, et nous ne cesserons jamais de le faire. Les exécrables épisodes de gouvernements de centre-gauche et techniques de ces dernières années ont achevé le travail, faisant perdre toute valeur, au moment des élections du 25 septembre 2022, aux appels stériles au « vote antifasciste » d’Enrico Letta et de son Parti Démocrate.
Aujourd’hui, la Première ministre Giorgia Meloni, quand on lui demande de préciser le sens de son « antifascisme », se retranche derrière la désignation de l’antifascisme des années 1970 comme responsable de la mort de certains néofascistes (Primavalle, Acca Larentia, etc.), mais élimine (avec la complicité d’un système d’information qui se plie à cette élimination commode) le fait que cet antifascisme était la réponse à l’agression meurtrière des groupes néofascistes contre le mouvement démocratique et progressiste des années 1970.
L’antifascisme militant des années 1960 et 1970 n’était pas un jeu de gladiateurs entre deux factions opposées : il a toujours été une réponse aux actions criminelles des néofascistes, sur la base d’une orientation antifasciste de masse que le mouvement des travailleurs et de la jeunesse avait non seulement comme orientation politique, culturelle et idéologique, mais qui était une réponse aux actes criminels du MSI et d’autres groupes néofascistes, tels que l’assassinat à Rome, en 1964, de l’étudiant Paolo Rossi sur les marches de la faculté de droit de l’université Sapienza par des militants du MSI.
Dans un contexte nouveau et inquiétant, la culture et la mobilisation antifascistes sont entièrement à reconstruire et, à cette fin, les appels répétés à la mémoire glorieuse de la résistance ne sont guère utiles si elles ne se démarquent pas d’une « unité antifasciste » de plus en plus vide et si elles ne se dotent pas d’un solide caractère de classe.
Fabrizio Burattini