Morgue de Rafah : lundi 27 mai 2024, des Palestiniens pleurent leurs proches tués lors de la frappe du 26 mai sur le campement de tentes à l’ouest de Rafah.
Il a été rapporté lundi après-midi 27 mai [dans les médias israéliens] que les Forces de défense israéliennes (FDI) ne s’attendaient pas ou n’estimaient pas que que des civils soient touchés lors de la frappe sur Rafah. Une déclaration aussi fallacieuse ne peut être faite qu’aux consommateurs des mêmes médias qui, depuis sept mois, cachent les chiffres insupportablement élevés et les photos terrifiantes de bambins tués ou blessés lors de chaque frappe israélienne sur la bande de Gaza. Une telle déclaration [des FDI] ne peut que persuader les Israéliens que, cette fois encore, les cibles des frappes et le type de munitions choisies ont été scrupuleusement sélectionnés par le Shin Bet (service du renseignement intérieur), les services de renseignement militaire et les FDI.
Il est très possible que les Israéliens qui ne soutiennent pas le Premier ministre Benyamin Netanyahou veuillent également croire que, cette fois-ci, il était totalement sincère lorsqu’il a déclaré qu’il s’agissait d’une « erreur tragique ». Il est également très possible qu’ils ne soupçonnent pas qu’il utilisa cette formule parce que la Cour internationale de justice de La Haye a récemment ordonné d’arrêter les opérations militaires à Rafah et que cette décision plane au-dessus de sa tête et de celle des décideurs israéliens.
Selon l’Unité du porte-parole des FDI, cette frappe visait deux cibles : Yassin Abu Rabia et Khaled Al-Najjar. Abu Rabia serait le commandant de l’état-major du Hamas en Cisjordanie et Al-Najjar serait un officier supérieur de l’état-major du Hamas. Les deux hommes auraient perpétré des attentats au début des années 2000 et transféré des fonds pour le terrorisme. Les attaques d’Abu Rabia auraient tué des soldats et celles d’Al-Najjar auraient assassiné des civils israéliens et blessé des soldats. D’ailleurs, c’est l’Unité du porte-parole des FDI qui a fait la distinction entre « tuer des soldats » et « assassiner des civils ».
Le communiqué n’a pas indiqué que les deux hommes avaient été libérés en échange de la libération du soldat kidnappé Gilad Shalit en 2011 et qu’ils étaient tous deux des résidents de Cisjordanie – Abu Rabia du village de Mazra’a al-Qibliya, à l’ouest de Ramallah, et Al-Najjar du village de Silwad, à l’est de Ramallah – qui avaient été déportés à Gaza. L’annonce n’a pas non plus précisé qu’un autre homme libéré dans le cadre du même accord et déporté à Gaza, Khuwaylid Ramadan, du village de Tel, au sud de Naplouse, avait été tué, comme l’ont rapporté les médias palestiniens. Etait-il également désigné comme une cible, ou se trouvait-il simplement dans le même campement de tentes à l’ouest de Rafah ? Nous n’en savons rien.
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Ce que nous savons, c’est que depuis lundi après-midi, selon le ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas, le nombre de morts s’élève à 45 et le nombre de blessés à 250. Une liste partielle des morts comprend trois membres de la famille Al-Najjar : Huda, 15 ans ; Arkan, 12 ans ; et Ahmad, 2 ans. S’agissait-il des enfants de Khaled Al-Najjar de Silwad en Cisjordanie ou de la famille Al-Najjar de Khan Younès ? Nous ne le savons pas encore. Lorsque des dizaines de personnes sont tuées chaque jour, la capacité des journalistes à retracer le parcours de chacune d’entre elles et à écrire sur ce sujet est extrêmement limitée.
Parmi les 25 noms de famille des morts figurant sur la liste, comme al-Attar, Zayid et Hamed, nous savons que des familles du nord de la bande de Gaza vivaient dans le campement de Beit Lahya et apparemment aussi de Beit Hanoun. A l’instar des camps de réfugiés établis en 1948, où les réfugiés de chaque village choisissaient de vivre ensemble dans le même campement, puis dans le même quartier, les personnes déplacées dans la bande de Gaza contemporaine tentent de vivre près de leurs parents et de leurs voisins dans les nouveaux campements.
La terrible surpopulation, la faim et la soif, les pénuries alimentaires et la mort qui guette à tout moment donnent lieu à des frictions et des combats fréquents. L’expérience des sept derniers mois et la cohabitation forcée de plusieurs familles dans une maison ou un appartement surpeuplé ont appris aux gens qu’il est plus facile de résoudre les conflits lorsque les deux parties sont issues de la même famille élargie, de la même ville (comme Beit Hanoun) ou y compris du même village d’origine (d’avant 1948). Qui sait combien de fois les victimes de l’attaque des FDI de ce dimanche 26 mai ont été déracinées au cours des sept derniers mois et combien de types d’abris elles ont échangé jusqu’à ce qu’elles soient tuées ou brûlées à mort dans ce campement à l’ouest de Rafah ?
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De nombreux autres détails sont inconnus et ne seront peut-être jamais connus. Par exemple, la raison pour laquelle Al-Najjar et Abu Rabia séjournaient à proximité ou dans le grand campement situé dans les dunes. Nous ne savons pas s’ils ont été ciblés parce que les FDI et le Shin Bet avaient des preuves solides qu’ils opéraient toujours dans la branche militaire du Hamas, ou s’il ne s’agissait que de suppositions ou s’ils ont été ciblés pour se venger des attaques qu’ils avaient commises au début des années 2000. Nous ne savons pas ce que ces hommes auraient choisi de faire s’ils avaient été relâchés chez eux en Cisjordanie. Peut-être auraient-ils préféré changer de trajectoire ? Nous ne savons pas si les transferts d’argent présumés étaient destinés à des attaques armées contre des Israéliens ou à aider les familles de Palestiniens décédés.
Ce que nous savons, c’est qu’au cours des guerres menées par les FDI contre les Palestiniens depuis le début des années 2000, et en particulier au cours des sept derniers mois de l’actuelle guerre de Gaza, un certain nombre de normes ont été créées pour permettre et faciliter les massacres de civils palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Nous avons d’abord appris l’existence de ces normes par des rapports palestiniens et des témoignages, puis par des enquêtes menées par des journalistes indépendants sur les règles d’engagement et sur la conduite des soldats.
• La définition des « dommages collatéraux » est devenue de plus en plus souple au fil des ans. En d’autres termes, le nombre de civils palestiniens que les juristes du Military Advocate General [qui est responsable de l’application des règles de droit dans les FDI] – au même titre que le procureur de l’Etat – permettent de tuer en tuant une seule cible désignée et qu’ils sont prêts à défendre dans les forums juridiques internationaux : un haut commandant militaire du Hamas ou d’une autre organisation palestinienne, une personnalité politique ou un changeur de monnaie, des hommes armés responsables ou subalternes, et y compris un puits de tunnel ou un poste de commandement vide. Selon une enquête menée par Yuval Abraham du +972 Magazine, le nombre de civils « non impliqués autorisés » qui peuvent être tués va de 20 pour chaque membre subalterne ciblé d’une organisation armée palestinienne à 100 « en échange » d’un membre supérieur.
• La « banque de cibles » (voir article de Yaniv Kubochich dans Haaretz, le 17 mai 2022) – c’est-à-dire les membres d’organisations palestiniennes armées qui peuvent et doivent être tués (ou arrêtés, en particulier en Cisjordanie), selon l’armée et les services de renseignement – est un puits sans fond qui comprend d’anciens membres qui ne sont plus engagés dans des activités militaires ou même politiques, ainsi que des adresses domiciliaires périmées.
• Le lieu de l’attaque : la « banque de cibles » permet non seulement de tuer des Palestiniens pendant les combats et les échanges de tirs, lorsqu’ils sont sur le point de lancer un missile ou portent un gilet explosif, mais aussi lorsqu’ils dorment dans leur lit, même dans un lit d’hôpital, ou lorsqu’ils rendent visite à un parent malade, et même s’ils sont en compagnie de leurs enfants et de leurs parents, ou s’ils se livrent à une activité définie par l’armée comme « suspecte » – debout près d’une fenêtre ou sur le toit d’une maison, à moto ou en train d’allumer un feu pour faire bouillir de l’eau.
• L’utilisation du programme d’intelligence artificielle Lavender, révélé par Yuval Abraham dans +972 Magazine [voir son article traduit sur ce site le 8 avril 2024] qui permet de raccourcir considérablement le délai entre l’identification d’une cible et la frappe d’une personne en raison d’une intervention humaine des plus faible dans le processus.
Un climat de désinvolture dans les rangs inférieurs de l’armée, et le manque d’intérêt de ces derniers pour les contextes politiques immédiats qui attirent l’attention du monde entier, comme ce fut le cas pour la famine à Gaza. Les décisions des grades inférieurs ont conduit, par exemple, à l’attaque mortelle contre les employés de la World Central Kitchen le 2 avril, et aux tirs de chars des FDI, le 29 février, contre des « suspects » qui se trouvaient parmi les centaines d’habitants affamés qui attendaient un convoi d’aide et qui s’étaient précipités vers les camions de nourriture.
• Un climat généralisé d’ignorance des faits à l’échelle d’Israël. Sous le couvert de mots neutres tels que « évacuation des résidents », « Tsahal opère » et « zone humanitaire », la réalité des campements de tentes sans infrastructure ni protection contre les risques naturels et les bombes est totalement absente de la conscience des Israéliens. Même divers experts en balistique ne prennent pas, apparemment du moins, la peine de calculer le risque qu’un missile frappe les zones civiles adjacentes.
• Une déshumanisation extrême des Palestiniens auprès de larges pans de la population israélienne et des soldats de Tsahal. Le mépris du droit des Palestiniens à vivre et de leur droit à une vie décente et digne est tombé ces dernières années – et pas seulement depuis le 7 octobre – à un nadir que nous n’avons jamais connu. Ce processus, conscient ou inconscient, volontaire et sincère ou non, a depuis longtemps imprégné les échelons professionnels du ministère de la Justice, les centres de crise de Tsahal et les quartiers généraux de l’armée.
Amira Hass