Federico Fuentes - Comment le mouvement pacifiste en Israël a-t-il évolué depuis le 7 octobre ? Peut-on dire qu’il est en train de faire évoluer l’opinion publique et qu’il sape les efforts de guerre du Premier ministre Benjamin Netanyahou ? et quel rôle joue « Debout ensemble »au sein de ce mouvement ?
Uri Weltmann - Après le 7 octobre, la police israélienne a limité le droit des gens à manifester et à exercer leurs libertés civiles. Il était presque impossible d’obtenir un permis de manifester. Ainsi, en octobre et novembre, la plupart des actions entreprises par le mouvement pour la paix - y compris « Debout ensemble » - n’étaient pas des manifestations, des piquets ou des rassemblements. Au lieu de cela, nous avons accroché dans les rues des pancartes sur lesquelles était écrit « Seule la paix apportera la sécurité » et nous avons organisé des conférences d’urgence judéo-arabes dans deux douzaines de villes à travers Israël, au cours desquelles nous avons exprimé la nécessité de suivre une autre voie que celle du gouvernement.
Ce n’est qu’en décembre que sont apparues des possibilités d’organiser des manifestations de plus grande ampleur. C’est alors que « Debout ensemble » a rassemblé des centaines de personnes lors d’un rassemblement à Haïfa le 16 décembre et un millier d’autres lors d’un rassemblement à Tel-Aviv le 28 décembre. En janvier, nous avons organisé notre première marche contre la guerre, pour laquelle une coordination de plus de 30 mouvements et organisations pacifistes a mobilisé des milliers de personnes.
Les manifestations les plus récentes et les plus importantes à ce jour ont eu lieu début mai, avec des orateurs palestiniens et juifs et des milliers de personnes qui ont défilé à Tel-Aviv sous le slogan « Arrêtez la guerre, ramenez les otages ». L’un des orateurs était Shachar Mor (Zahiru), dont le neveu est aux mains du Hamas à Gaza. Il a vivement critiqué le cynisme de Nétanyahou et de ses alliés et a appelé à la fin de la guerre pour ramener les otages. Avivit John, survivant du massacre du kibboutz Beeri, où de nombreux civils ont été assassinés le 7 octobre, a déclaré à la foule que, bien qu’il ait perdu des amis et des membres de sa famille dans l’attaque du Hamas, il ne voulait pas que nous tous, en tant que société, perdions également notre humanité. Il a appelé à la fin de la guerre, à la reconnaissance de l’humanité qui est commune aux Israéliens et aux Palestiniens, et au retour des otages.
Parallèlement aux manifestations organisées par le mouvement pacifiste, il y a eu un mouvement de protestation plus large appelant au retour des otages, qui, au fil du temps, a adopté une ligne explicitement anti-guerre. Dans les premiers mois qui ont suivi le 7 octobre, des parents et des amis des otages ont organisé des manifestations pour sensibiliser l’opinion à leur détresse, dans le but de faire pression sur le gouvernement. Il y a deux mois, cependant, ce mouvement a pris un virage à gauche en s’associant à des organisations anti-Netanyahou et en annonçant publiquement qu’ils étaient parvenus à la conclusion que Netanyahou et son gouvernement constituaient un obstacle à un accord de cessez-le-feu qui pourrait faciliter la libération des otages. Selon eux, ce qu’il faut, c’est un mouvement de masse pour forcer le gouvernement à partir et la tenue d’élections anticipées.
Il y a quelques semaines, alors que les négociations entre Israël et le Hamas semblaient sur le point d’aboutir à un accord, ce mouvement de protestation s’est ouvertement prononcé en faveur de la fin de la guerre en échange du retour des otages. Ils ont organisé l’une de leurs grandes manifestations du samedi à Tel-Aviv - à laquelle ont participé des dizaines de milliers de personnes - avec pour mot d’ordre « Otages, pas Rafah », et ont fait reprendre le chant « Kulam Tmurat Kulam » (en hébreu : « Libérez-les tous, en échange de tous »), un appel à la libération des milliers de prisonniers palestiniens détenus dans les prisons israéliennes en échange de la libération des otages israéliens retenus par le Hamas.
Ce vaste mouvement de protestation a modifié le climat politique en Israël : les partis de droite et d’extrême droite qui composent la coalition de M. Netanyahu perdent du terrain parmi la population. Alors qu’ils avaient remporté 64 des 120 sièges de la Knesset (parlement israélien) lors des élections de novembre 2022, ils n’obtiendraient aujourd’hui, selon les derniers sondages, qu’entre 45 et 52 sièges. Cela constitue un problème pour M. Netanyahou, car cela signifie non seulement qu’il serait démis de ses fonctions, mais aussi que son procès pour corruption reprendrait et qu’il pourrait se retrouver en prison. Il a donc un intérêt politique et personnel à ce que la guerre contre Gaza se prolonge et s’étende, conformément aux exigences de ses partenaires de la coalition d’extrême droite. Il sait qu’un accord sur les otages a toutes les chances de signifier la fin de la guerre. Et que la fin de la guerre signifiera le renversement de son gouvernement de coalition et la convocation d’élections anticipées, avec pour conséquence une défaite politique et une possible perte de sa liberté personnelle. C’est cette analyse qui a conduit le grand mouvement de protestation en faveur du retour des otages à réaliser que Netanyahou est un obstacle à écarter et pas un simple acteur du dossier qu’il s’agirait de convaincre.
Les membres de « Debout Ensemble » sont intervenus dans ces manifestations de masse - à Tel Aviv, Haïfa, Jérusalem, Beer Sheva, Kfar Sava, Karmiel et ailleurs - en insistant sur le fait que le retour des otages sains et saufs doit s’accompagner de la fin de la guerre et de l’assassinat de civils innocents à Gaza. En outre, notre message est que la sécurité à long terme des deux peuples ne sera pas assurée par la guerre, l’occupation et le siège. Au contraire, nous exigeons la fin de l’occupation et une paix entre Israël et la Palestine qui reconnaisse le droit de tous à vivre dans la liberté, la sécurité et l’indépendance. Il y a des millions de Juifs israéliens dans notre pays et aucun d’entre eux ne partira. Il y a également des millions de Palestiniens dans notre pays et aucun d’entre eux ne partira. Tel doit être le point de départ de notre politique si nous voulons imaginer un avenir de justice, de libération et de sécurité.
« Debout ensemble » a constitué la « Garde humanitaire » pour riposter aux tentatives de l’extrême droite de bloquer les convois d’aide à destination de Gaza. Que pouvez-vous nous dire de cette initiative ?
À la mi-mai, des images et des vidéos de colons violents et extrémistes, connus sous le nom de « Jeunes de la colline », qui attaquaient des camions au point de contrôle de Tarqumia - le principal point de passage reliant le territoire palestinien occupé de Cisjordanie à Israël - transportant de la nourriture et d’autres produits d’aide humanitaire vers la bande de Gaza assiégée, ont cristallisé l’attention. Les chauffeurs de camion palestiniens ont été battus et ont dû être hospitalisés, les sacs de farine et de blé ont été éventrés et les camions incendiés. Ces agressions violentes ont attiré l’attention des médias locaux et internationaux, notamment parce qu’elles se sont déroulées sous les yeux de soldats et de policiers israéliens qui n’ont rien fait pour les empêcher.
En réaction, "Debout ensemblez a annoncé la constitution de la Garde humanitaire, une initiative destinée à rassembler des militants pour la paix de tout Israël afin de constituer une barrière physique entre les colons extrémistes et les camions, de consigner ce qui se passait et d’obliger la police à intervenir. À ce jour, plus de 900 personnes se sont portées volontaires pour y participer. Chaque jour, des dizaines de personnes viennent de Jérusalem et de Tel-Aviv pour se rendre au point de contrôle. Notre présence protectrice au point de contrôle de Tarqumia a permis le passage en toute sécurité de centaines de camions au cours des deux premières semaines, ce qui a permis de livrer des tonnes de nourriture à la population civile de la bande de Gaza où une famine grandissante et une catastrophe humanitaire sont en train de se produire.
Le premier jour où j’y étais, la police a été obligée de repousser les colons et de laisser passer les camions, dont les chauffeurs klaxonnaient en signe de soutien. Les colons semblaient visiblement dérangés par notre présence et par le fait que nous étions plus nombreux qu’eux. Ils ont quitté le poste de contrôle, mais nous avons appris par leur groupe WhatsApp qu’ils se regroupaient sur la route pour attaquer les camions avant qu’ils n’atteignent le poste de contrôle. Lorsque nous sommes arrivés au carrefour où ils se tenaient, nous les avons trouvés en train de piller un camion, de détruire des colis de nourriture et de les jeter sur le bas-côté de la route. Ce n’est qu’à notre arrivée que la police les a éloignés à contrecœur, permettant au camion saccagé de repartir. Nous avons récupéré la nourriture pour la mettre dans les camions suivants. Nous consignons également les attaques des colons et déposons des plaintes, ce qui a entraîné l’arrestation de certains d’entre eux par la police.
Nous considérons la Garde humanitaire à la fois comme un moyen d’exprimer notre solidarité avec la population de la bande de Gaza et comme un élément dans la lutte que nous menons pour la définition du caractère de notre société : nous refusons que la société israélienne soit façonnée en fonction des critères moraux des fanatiques d’extrême droite qui déshumanisent les Palestiniens et promeuvent une politique de mort. « Debout ensemble », en tant que mouvement, est enraciné dans la société israélienne, avec toutes ses complexités, et œuvre pour susciter des changements dans l’opinion publique et organiser les citoyens juifs et palestiniens d’Israël afin de construire une nouvelle majorité au sein de notre société, une majorité qui nous permettra d’avancer vers la paix, l’égalité, et la justice sociale et climatique.
L’Organisation des Nations unies (ONU) a récemment voté en faveur d’une revalorisation du statut de la Palestine au sein de l’organisation, tandis que certains gouvernements européens ont officiellement reconnu l’État palestinien. Les États-Unis ont même refusé de fournir à Israël des bombes pour attaquer Rafah. En Israël, a-t-on le sentiment de perdre une partie du soutien international et quel est l’impact de cette évolution sur le jugement de l’opinion publique à l’égard du gouvernement ?
Le vote de l’ONU pour donner plus de droits aux Palestiniens au sein de cette institution, ainsi que la décision de l’Espagne, de la Norvège et de l’Irlande de reconnaître formellement l’Etat palestinien, sont des étapes diplomatiques importantes pour renforcer la légitimité internationale de la lutte pour la libération et le droit à un Etat palestinien. Je suis convaincu - et il existe un large consensus international sur ce point - que les résolutions des Nations unies constituent la meilleure base pour permettre aux Palestiniens de gagner leur droit à l’autodétermination nationale, par le biais de la création d’un État indépendant avec Jérusalem-Est comme capitale et la ligne verte (la frontière avant le 4 juin 1967) comme frontière entre les États de Palestine et d’Israël. Un tel accord de paix devrait inclure le démantèlement de toutes les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée, qui sont illégales au regard du droit international ; une solution juste et consensuelle pour les réfugiés palestiniens sur la base des résolutions des Nations unies ; la démolition du « mur de séparation » construit au début des années 2000 ; et la libération des prisonniers palestiniens détenus dans les prisons israéliennes, y compris les plus de 3 600 « détenus administratifs » qui restent en prison sans inculpation, procès ou condamnation, dans certains cas depuis de nombreuses années.
En Israël, les grands médias présentent cette évolution de l’opinion publique étrangère et les développements diplomatiques comme étant prétendument dirigés contre tous les Israéliens. La classe politique israélienne tente de faire l’amalgame entre le gouvernement et l’État, d’une part, et les citoyens ordinaires, d’autre part, et présente les critiques internationales dirigées contre la façon dont le gouvernement Nétanyahou agit à Rafah comme des critiques dirigées contre tous les citoyens israéliens, tandis que les accusations de crimes de guerre portées contre Nétanyahou et d’autres hauts responsables sont présentées comme des accusations dirigées contre l’ensemble des Israéliens. Cela a pour effet de pousser les gens à faire bloc autour du gouvernement de Netanyahou, de sorte que même les personnes qui critiquent ses agissements ou qui cherchent une alternative politique se rangent à ses côtés contre le tribunal de La Haye.
Cela montre à quel point il est important de créer un espace au sein de la société israélienne pour la critique des politiques de ses dirigeants. Si toutes les critiques proviennent de l’extérieur, ou si les critiques confondent le peuple et le gouvernement, l’effet sera de combler, plutôt que d’élargir, le fossé entre la majorité du peuple et les dirigeants actuels.
En pleine guerre, des élections locales ont eu lieu et, pour la première fois, « Debout Ensemble » a réussi à être représenté dans les conseils municipaux de Tel Aviv et de Haïfa. Que pouvez-vous nous dire de ces résultats et de leur importance pour la construction d’une nouvelle gauche en Israël ?
Le 27 février, des élections locales ont eu lieu en Israël. Initialement prévues en octobre, elles ont été reportées en raison de la guerre. Ces élections, qui ont lieu tous les cinq ans, déterminent la composition des conseils municipaux. Dans les mois qui ont précédé les élections, deux nouveaux groupes d’action municipale, tous deux proches des idées de « Debout ensemble », ont été créés à Tel Aviv et à Haïfa en vue de prendre part à ces élections.
À Tel-Aviv, dans le mouvement « ville violette », conduit par Itamar Avneri, membre de la direction nationale de « Debout ensemble », se retrouvent des gens divers parmi lesquels les jeunes urbains sont majoritaires, autour des questions de logement et de justice climatique. En septembre, il s’est associé à d’autres secteurs de la gauche, tels que le parti communiste, un mouvement environnemental local et quelques activistes communautaires pour former une coalition électorale appelée « La ville c’est nous tous ». Cette alliance a obtenu 14 882 voix (7,6 %) et a remporté 3 des 31 sièges du conseil municipal. Avneri, qui était troisième sur la liste , a été élu conseiller municipal.
À Haïfa, le mouvement « La majorité de la ville », conduit par Sally Abed, membre de la direction nationale de « Debout ensemble », s’est présenté aux élections et a obtenu 3 451 voix (3 %), ce qui a permis de faire élire Sally Abed comme la seule femme membre du conseil municipal. C’était la première fois qu’une femme palestinienne était à la tête d’une liste pour le conseil municipal de Haïfa. La liste comptait également parmi ses candidats Orwa Adam, un militant palestinien ouvertement homosexuel, une première dans l’histoire électorale israélienne.
Les deux listes étaient judéo-arabes, et, bien qu’indépendantes de « Debout Ensemble » sur le plan organisationnel, juridique et financier - comme l’exigent les lois électorales -, elles ont été publiquement reconnues comme étant en accord avec notre « étiquette » politique. Ces expériences réussies de mobilisation électorale organisée par en bas sont importantes pour la construction d’une nouvelle gauche populaire et viable en Israël, enracinée dans nos communautés, avec une orientation internationaliste et ancrée dans les valeurs socialistes. Dans les années à venir, c’est le principal défi auquel sont confrontés tous ceux qui espèrent voir une gauche combative en Israël, capable à la fois de défier l’hégémonie de la structure institutionnelle et des forces en place et de gagner en puissance sur la base d’un projet politique en rupture avec l’existant.