Pouvoir enquêter sur LVMH est un luxe. Les médias dont Bernard Arnault est le propriétaire (Les Échos, Le Parisien, demain Paris Match…) ne risquent pas de s’y atteler. Mais la pression existe aussi chez ceux dont il est le principal annonceur : les budgets publicitaires peuvent être sucrés du jour au lendemain. Le Nouvel Obs, Libération et d’autres en ont fait les frais par le passé.
Le fait est que peu d’articles sont consacrés à LVMH. « Et le nom ne dit pas grand-chose à grand monde, explique Dan Israel. Les gens connaissent Dior, Vuitton, Sephora, Kenzo, Veuve Clicquot, etc. Mais ils ne savent pas que tout appartient à la même personne. »
« Et quand LVMH communique, complète Khedidja Zerouali, c’est pour parler des emplois qu’il crée ou des prétendues bonnes conditions de travail qu’il offre. »
Avec leurs collègues du pôle économie et social, Romaric Godin et Martine Orange, ainsi qu’avec la journaliste indépendante Florence Loève, ils ont donc voulu donner à voir l’empreinte physique du groupe LVMH à Paris. « On s’est d’abord demandé comment il fallait faire pour montrer que c’était un sujet. Le fait que cette omniprésence est problématique n’est pas une évidence. On a donc par exemple essayé de raconter comment ce groupe qui réunit 75 marques obtient de plus en plus de droits année après année auprès des pouvoirs publics. »
D’abord, il a fallu procéder à un inventaire. « On a voulu documenter cette présence. On a mis quelques jours à répertorier les boutiques de chaque marque, les sièges sociaux, les bureaux. On a parfois eu l’impression de se noyer », raconte Khedidja Zerouali. Avec Donatien Huet, plus de 200 adresses de la capitale ont ainsi été cartographiées pour donner à voir des données publiques, non dissimulées, mais qui ne font pas sens si on ne les décrypte pas. « Et encore, on n’a pas retenu leurs corners de vente, leur présence dans les gares ni dans les aéroports », ajoute la journaliste.
Ensuite, il a fallu trouver les exemples qui illustrent la puissance du groupe. Comme ce défilé, il y a un an, sur le Pont-Neuf, privatisé pendant quarante-huit heures. « Jamais un pont n’avait été privatisé de la sorte. À deux pas de Notre-Dame, du Louvre, la circulation a été interdite, bloquant une partie de Paris. C’est tellement gros que l’ancien préfet de police de Paris, Didier Lallement, ne l’avait jamais autorisé. On a découvert que l’administration de la mairie de Paris s’était également prononcée contre », expliquent les journalistes.
Mais le cabinet de la maire est passé outre, pour une somme qu’on peut pourtant jugée minime au vu des enjeux : 184 000 euros.
Cette privatisation éminemment symbolique n’est pas un cas à part. « Personne ne s’interroge sur le fait que la cour carrée du Louvre soit privatisée pendant quatre mois par LVMH. Mais cet espace est censé appartenir au public. Un groupe n’est pas censé l’accaparer. On nous dit : “Ah le groupe de François Pinault est victime de ces privilèges accordés à Bernard Arnault.” Mais non. Nous sommes tous et toutes victimes quand on ne peut plus accéder à un tel endroit ou à d’autres. »
Les deux journalistes sont heurtés par une contradiction gênante : LVMH suce jusqu’à la moelle l’image de Paris. « C’est assumé : il faut qu’acheter un sac Vuitton à Pékin donne l’impression d’acheter un morceau de Paris, raconte Dan Israel. LVMH réalise deux tiers de ses ventes en dehors de l’Europe. » Mais pendant ce temps-là, complète Khedidja Zerouali, « ils dénaturent la capitale, par exemple les Champs-Élysées, où la nuit on voit plus briller les enseignes LVMH que l’Arc de Triomphe ».
Les informations de Mediapart n’ont cependant pas été reprises par d’autres médias. « Mais ce silence était peut-être plus frappant encore il y a quelques mois quand nous avions consacré des sujets aux conditions de travail et à La Samaritaine. Nous avions par exemple des images spectaculaires qui montraient que des caméras espions y avaient été camouflées en détecteurs de fumée pour surveiller les salariés. C’était imparable et très grand public. Un média qui reprenait était sûr de faire du clic. Mais non, rien. »
Le Parisien a bien parlé de LVMH la semaine de notre enquête en consacrant sa une au projet de rénovation des Champs-Élysées, et les trois pages qui suivaient. Mais en oubliant de mentionner que le groupe était propriétaire du journal. Et en faisant la promotion des souhaits de LVMH pour l’aménagement futur de « la plus belle avenue du monde », où il dispose d’une dizaine de boutiques.
Quand Bernard Arnault avait racheté Le Parisien en 2015, on s’était étonné. Quel rapport avec le luxe ? Les Échos, d’accord, mais pourquoi Le Parisien, journal populaire ? L’achetait-il pour soutenir une ligne politique, un candidat ? peut-être.
On n’avait surtout pas réalisé qu’il s’offrait un média extrêmement puissant et utile vis-à-vis des décideurs publics locaux afin de pousser l’aménagement de la capitale dans le sens de son business. Quand on veut acheter Paris, autant posséder Le Parisien.
Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête.
enquete mediapart.fr
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