D’instinct, on n’aurait pas songé à faire endosser à Bernard Arnault le costume d’Eugène de Rastignac. Mais la communication du groupe LVMH à l’occasion des Jeux olympiques convoque l’imaginaire balzacien du petit provincial monté à Paris.
« À nous deux, Paris ! », s’exclame le numéro 1 mondial du luxe dans l’une de ses récentes vidéos mettant en scène les sportifs qu’il parraine pour la compétition. La référence à la dernière page du Père Goriot, où Rastignac met la ville au défi de ses ambitions, est transparente.
À l’image du jeune ambitieux du XIXe siècle, le magnat du luxe, homme le plus riche du monde selon le magazine américain Forbes, a un objectif : « pomper le miel » de Paris, pour reprendre les mots de Balzac. En capter les symboles pour mieux servir sa gloire.
Bernard Arnault lors de l’annonce de LVMH sponsor premium des Jeux Olympiques de Paris, le 24 juillet 2023. © Photo Julien de Rosa / AFP
Le credo s’affirme davantage à chaque étape de la stratégie de communication vantant l’implication de LVMH dans les JO de Paris. Le 24 juillet 2023, la tour Eiffel était en arrière-plan lorsque Bernard Arnault a annoncé que son groupe serait bien le sixième partenaire « premium » des Jeux, contre un chèque de 150 millions d’euros. Une goutte d’eau en comparaison des 10 milliards dépensés par le groupe en 2023 pour la publicité.
Depuis, les vidéos de LVMH sur les JO incluent la tour Eiffel, l’Arc de triomphe, les ponts de la Seine, ou la colonne de la place Vendôme – celle-là même à laquelle l’œil de Rastignac s’accroche « presque avidement » quand il lance sa célèbre réplique. « Berceau d’un grand nombre de ses maisons, la ville de Paris est intimement liée à l’histoire et au succès du groupe qui, de son côté, y est profondément attaché », justifie LVMH.
Les Jeux sont l’occasion pour le magnat du luxe d’achever sa prise de pouvoir symbolique sur la capitale, d’autant plus efficace qu’elle est relativement discrète. Qui a conscience que parmi les marques prestigieuses trustant l’espace public parisien et s’appropriant ses emblèmes, autant sont détenues par Bernard Arnault ?
L’homme d’affaires règne sur soixante-quinze « maisons » : Louis Vuitton, Christian Dior, Tiffany & ; Co., les champagnes Krug ou Veuve Clicquot, les montres TAG Heuer et Hublot, Givenchy, Kenzo ou Guerlain, mais aussi Sephora et ses vingt-six parfumeries disséminées intra-muros. Selon notre décompte des boutiques, sièges sociaux, espaces d’exposition, hôtels, cafés ou bureaux du groupe, ce sont au bas mot 200 adresses LVMH qui peuplent la capitale, du Triangle d’or du VIIIe arrondissement à Saint-Germain-des-Prés, des Champs-Élysées à la place Vendôme.
« Des marques comme Apple ou H& ;M ouvrent des “flagship stores” [“magasins amiraux” – ndlr] dans des adresses prestigieuses, pour asseoir la notoriété et le niveau de gamme de leur marque. LVMH, c’est une autre dimension : sa politique est intimement liée à Paris », analyse David Belliard, adjoint écologiste à la mairie de Paris, chargé de la transformation de l’espace public et des transports. Pour lui, « LVMH a une stratégie de conquête de la ville ».
Le défilé du Pont-Neuf contre les administrations
Le 20 juin 2023 a sans doute constitué un tournant dans la prise de conscience face à cet appétit de conquête. Cette veille d’été, Bernard Arnault a pris d’assaut les 238 mètres du Pont-Neuf, le plus vieux pont parisien, situé à un jet de pierre du Louvre et de Notre-Dame.
Pour le tout premier défilé de son nouveau directeur artistique homme, le chanteur Pharrell Williams, la marque Louis Vuitton a loué l’édifice « du 19 juin 2023 à 22 heures au 21 juin 2023 à 6 heures », détaille la ville de Paris. La municipalité assure que le pont et ses alentours ont été fermés à la circulation « pendant moins de vingt-quatre heures », occasionnant tout de même des méga-embouteillages.
Parmi les 1 750 invité·es VIP présent·es pour applaudir les mannequins, le couple Beyoncé et Jay-Z, qui entoure Bernard Arnault, la starlette Kim Kardashian, l’actrice Zendaya, le pilote de Formule 1 Lewis Hamilton. La maire de Paris Anne Hidalgo est aussi de la fête.
Le défilé Louis Vuitton sur le Pont Neuf, le 20 juin 2023. © Photo Ludovic Marin / AFP
Les images ont fait le tour du monde. Mais l’événement a bien failli ne jamais avoir lieu : les services administratifs de la ville de Paris avaient refusé la demande de Louis Vuitton, explique David Belliard. « Je n’ai pas très bien compris pourquoi nous avons donné cette autorisation, détaille l’adjoint. La préconisation des services de la ville, qui donnent un avis technique [et consultatif – ndlr] était négative. » Interrogée sur les conditions de cette attribution, la mairie de Paris ne nous a pas répondu.
« C’est le cabinet de la maire qui a donné le “go” définitif, comme il en a la possibilité », dit celui qui s’est retrouvé lui-même coincé à vélo dans l’embouteillage monstre des alentours. « Bloquer le Pont-Neuf, et donc le cœur de Paris, c’est un privilège. Il y a eu une double privatisation : publicitaire pour le défilé et toute la communication autour, et physique puisque seule une poignée de happy few a pu y assister. »
Selon nos informations, la préfecture de police de Paris avait auparavant mis son veto à plusieurs reprises à une telle initiative. Didier Lallement, son patron jusqu’à l’été 2022, a refusé catégoriquement qu’un lieu aussi central soit utilisé au profit d’une entreprise privée. Le groupe a dû attendre l’arrivée du nouveau préfet de police Laurent Nuñez pour voir son souhait aboutir. Ni la préfecture, ni Didier Lallement n’ont souhaité commenter. Interrogé sur ce point, ainsi que sur de nombreux autres aspects de sa politique vis-à-vis de Paris, LVMH n’a répondu à aucune de nos questions.
Le géant du luxe peut d’autant plus se frotter les mains que le droit d’occuper le pont lui a été facturé pour un prix dérisoire : 184 000 euros, versés à la ville au titre de la redevance d’occupation du domaine public. Un tarif obéissant aux mêmes règles pour tous les types d’événements, fixé en conseil municipal. Certes, LVMH a également réglé 250 000 euros de frais de sécurité auprès de la préfecture de police, mais la somme est ridicule au vu de la taille du groupe et des enjeux de l’événement.
© Illustration Justine Vernier / Mediapart
« La ville a une grille tarifaire qu’elle applique, très bien. Mais peut-être que LVMH pourrait, de lui-même, proposer de participer plus qu’une petite entreprise locale ? Ça serait bienvenu », ose l’élu de droite David Alphand, vice-président délégué du groupe d’opposition municipale de Rachida Dati.
« J’imaginais que cela avait fait entrer beaucoup d’argent dans les caisses, au moins un million d’euros… », éclate de rire une ancienne figure du premier mandat d’Anne Hidalgo, quand on lui apprend le montant payé par LVMH. Pour elle, si le fait que « les grands groupes de cosmétiques et de luxe intègrent Paris dans leur communication » est « positif pour la ville », une question se pose : « Dans un tel cas, qui sert qui ? »
Pour la ville, il n’y a pas de débat. « Un événement comme celui-ci a réuni 2 milliards de “viewers” [sur Internet et les réseaux sociaux – ndlr] en quarante-huit heures à travers le monde, et contribue au prestige de Paris et de son rayonnement », se félicite-t-on dans l’entourage d’Anne Hidalgo. Et puis, assure-t-on, « cet événement exceptionnel a été préfigurateur et démonstrateur, pour la préfecture de police, d’un exercice de sécurité en vue de la cérémonie d’ouverture des Jeux ».
Un ancien collaborateur de la municipalité n’est pas surpris par cette mansuétude. « De la part de la maire, ce discours est récurrent : il faut bien traiter les grands acteurs économiques, dont Bernard Arnault est l’un des plus éminents, avance-t-il. Il faut toujours être conciliant, aller plus loin que l’administration, jugée trop rigide et éloignée des enjeux réels. » Dans les couloirs de la mairie, l’omniprésence de Marc-Antoine Jamet, secrétaire général de LVMH, aide à faire passer le message.
Malle géante et emprise sur l’espace public
C’est à cette aune qu’il faut sans doute analyser un autre coup de force de LVMH, destiné celui-là à saturer l’espace public des Champs-Élysées pendant... quatre ans. Sur l’avenue la plus fréquentée de Paris, qui accueille déjà neuf boutiques du groupe, trône désormais une malle de métal Louis Vuitton haute de huit étages.
Immanquable à la sortie du métro George V, occupant tout un pâté de maisons, elle est recouverte de logos et de monogrammes « LV » irisés, opalescents le jour et violemment éclairés la nuit. Cet échafaudage grand luxe cache l’énorme chantier des numéros 103-111 de l’avenue, qui devrait accoucher en 2027 du plus grand magasin Vuitton au monde.
Une malle de métal XXL, haute de huit étages, occupe tout un pâté de maisons, recouverte de logos et de monogrammes irisés Louis Vuitton sur les Champs-Élysées. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
En attendant, les signes distinctifs du maroquinier s’étalent à la vue de tous et de toutes. « Ce dispositif impose la marque aux regards des passants et des touristes qui se baladent sur l’une des plus belles avenues du monde, dénonce Thomas Bourgenot, de l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP). C’est une campagne publicitaire géante à moindres frais ! »
La mairie de Paris assure qu’aux yeux de la loi, il ne s’agit pas d’une pub. « C’est une bâche temporaire au titre du droit d’enseigne. De nombreux propriétaires y ont recours à l’occasion d’une rénovation de leur bâtiment ou d’un commerce », certifie la ville, passant un peu vite sur la très solide structure métallique de cette « bâche », comme sur sa durée de vie XXL.
La municipalité souligne que « l’immeuble étant classé monument historique, le ministère de la culture a donné son accord »,et qu’au titre de la taxe locale sur la publicité extérieure, LVMH a payé 1,7 million d’euros. Mais le conseiller municipal Les Écologistes Émile Meunier, persuadé d’être face à « un détournement du règlement local de publicité », promet de soumettre l’affaire au tribunal administratif.
La méfiance de l’élu écologiste est alimentée par un épisode précédent. De mars à juillet 2023, LVMH avait installé sur la petite place débouchant du Pont-Neuf, rive droite, une statue de 15 mètres de haut à l’effigie de la peintre japonaise Yayoi Kusama, célèbre pour les pois colorés qui recouvrent ses œuvres, et avec qui Louis Vuitton a entrepris un partenariat au long cours.
Cette placette du Ier arrondissement n’avait pas été choisie au hasard. Elle relie trois bâtiments emblématiques pour le groupe : le siège social de Louis Vuitton (installé dans un commerce parisien historique, La Belle Jardinière), la Samaritaine, le grand magasin dont LVMH a fait son étendard depuis sa réouverture il y a trois ans, et l’extension parisienne de Cova, le très chic salon de thé milanais dont il est propriétaire.
La marque de luxe avait dûment demandé à la mairie le droit d’installer l’œuvre, via une requête d’autorisation d’occupation temporaire du domaine public (AOT). Mais elle avait négligé de préciser que la statue porterait un sac Vuitton, orné de son célèbre logo, gigantesque et argenté.
Ce n’est qu’au bout de trois mois, après les protestations publiques d’Émile Meunier, que la ville a réagi. « Lorsque nous avons été informés de la présence d’un logo, nous avons saisi la société LVMH pour lui demander un retrait, car cela n’est pas conforme au règlement local de publicité. Le groupe a reconnu son erreur », confirme la municipalité. Qui a tout de même autorisé la présence de la statue pour un mois supplémentaire.
« En tant qu’élu, je suis choqué que LVMH finisse par penser qu’il est une chance pour Paris, et non l’inverse, gronde Émile Meunier. Et cela m’agace que la ville finisse par le penser aussi. » À droite, David Alphand préfère parler d’une volonté de « capitaliser sur l’image de Paris ».
Françoise Fromonot, architecte et observatrice aiguisée du mouvement de privatisation des grandes villes, prend moins de gants. « La stratégie de Bernard Arnault peut se résumer facilement : “Paris, c’est le luxe et le luxe, c’est moi”, considère-t-elle. Ce qui justifie une emprise totale sur l’espace public. »
Emprise, voire vampirisation. « Paris est connue dans le monde entier comme la ville de l’élégance, de la mode. LVMH s’en nourrit et spécule dessus pour vendre ses produits », estime Julien Lacaze, président de l’association Sites & ; Monuments, qui a bataillé contre plusieurs des chantiers du groupe.
La Samaritaine, ex-symbole populaire
Bernard Arnault revendique lui-même cette stratégie. « En Chine, Paris, c’est hyper fort et hyper attractif », glissait-il au Monde en août dernier. Une référence loin d’être anodine, puisque les ventes « Asie hors Japon »
Le milliardaire ne s’est jamais caché de vouloir attirer en masse les touristes chinois dans son grand magasin. « On trouve tout à la Samaritaine », clamait la réclame bien connue des Parisien·nes, capturant l’esprit d’une enseigne demeurée populaire pendant des décennies. Désormais, on y trouve 600 marques de luxe, un palace et un restaurant gastronomique. Rachetés fin 2000 par LVMH, les quatre bâtiments formant l’immense pâté de maisons bordant la Seine ont rouvert en juin 2021, après seize ans et 750 millions d’euros de travaux, en présence d’Emmanuel Macron, qui a salué un « trésor patrimonial ».
La rue des Bourdonnais longe l’arrière du siège social de Louis Vuitton. Dans cette petite artère, qui accueille des logements sociaux de la ville de Paris, c’est le bal des livraisons, des camions et des transpalettes. Et leur bruit rend fous certains des locataires. Dès 2018, plus de 90 d’entre eux ont signé une pétition à l’attention de la mairie du Ier arrondissement et de l’entreprise pour s’en plaindre.
En 2021, une inspection du bureau d’actions contre les nuisances professionnelles de la ville a jugé cette récrimination « fondée », estimant que le bruit généré allait « au-delà des normes réglementaires ». Le groupe a été sommé de se conformer à la loi. L’injonction n’a pas suffi, puisqu’une riveraine épuisée a porté plainte en avril 2022.
Pour riposter, LVMH a dégainé une certification « Certibruit », un label attestant de bonnes pratiques en matière de nuisances sonores, obtenu en janvier 2023. Un argument suffisant pour convaincre le parquet, qui a classé la plainte au mois de septembre suivant.
Mais pour obtenir le blanc-seing de Certibruit, Louis Vuitton avait omis de déclarer certaines plaintes – une condition pourtant obligatoire. En octobre 2023, Certibruit a donc suspendu la labélisation du siège social.
« La Samar’ » a été pensée comme un pôle d’attraction touristique pour touristes étrangers. Elle est devenue une vitrine du luxe le plus décomplexé, cette fameuse « désirabilité », clé de voûte du commerce selon Bernard Arnault.
Symbole du tour de passe-passe effectué pendant les travaux : la célèbre terrasse du bâtiment, offrant – en accès libre – une vue à couper le souffle sur les toits et les monuments de la capitale, est devenue celle du Cheval Blanc, le palace qui occupe la partie la plus noble du bâtiment.
Pour jouir de la vue exceptionnelle, il faut désormais réserver une table (« sous réserve de beau temps ») et être prêt à débourser de 24 à 58 euros pour un plat. Les moins fortuné·es peuvent se rendre à l’intérieur de la Samaritaine, où une captation du panorama est projetée en direct sur un mur. Quand elle n’est pas remplacée par une publicité.
Une vingtaine de défilés au Louvre
Quelques mètres plus loin dans le musée le plus célèbre du monde, la mainmise de LVMH ne souffre là non plus d’aucune concurrence. Le 7 mars 2017, Louis Vuitton organisait pour la première fois un défilé à l’intérieur du Louvre. Un privilège exceptionnel : auparavant, seul Ferragamo avait défilé dans ses murs, en 2013.
« Depuis lors, seule la maison Louis Vuitton a défilé à de rares occasions dans le musée, en 2017, 2018 et 2021 », précise le Louvre. Le 5 octobre 2021, pour les 200 ans de la maison de couture, c’est le passage Richelieu qui a été investi. Celui-là même « qu’empruntait Louis Vuitton quand il allait voir l’impératrice Eugénie pour prendre ses commandes, l’idée étant de rappeler que Vuitton est une maison impériale », décrypte le réalisateur Loïc Prigent, commentateur autorisé mais impertinent du milieu.
Pour ce défilé anniversaire, « il y a vraiment eu un dialogue avec le décor du Louvre, et Nicolas Ghesquière [directeur artistique des collections femmes de Louis Vuitton – ndlr] s’est inspiré des vestes marquises du XVIIIe siècle », salue l’expert, qui met la dernière main à un documentaire sur l’histoire des défilés parisiens. Mais LVMH s’est installé à bien d’autres occasions dans les espaces extérieurs. Depuis 2007, « trois défilés Christian Dior Couture et quatorze défilés Louis Vuitton ont eu lieu dans la Cour carrée », précise le musée.
Et là, « la scénographie ne montre pas systématiquement le Louvre pour le Louvre, on peut être dans un autre délire visuel », pointe Loïc Prigent. « Ils y déploient des soucoupes volantes, un faux Centre Pompidou, une énorme géode… » Ces installations nécessitent à chaque fois jusqu’à plusieurs semaines de montage et de démontage, pendant lesquelles la Cour carrée est provisoirement fermée au public.
Défilé femme printemps-été 2023 pour Louis Vuitton. © Impact Événement
Si d’autres maisons de luxe se lient à divers lieux parisiens (Yves Saint Laurent à la tour Eiffel, Chanel au Grand Palais), aucune adresse n’égale la puissance symbolique du musée. Pour Loïc Prigent, « le Louvre, c’est l’ultime lieu du pouvoir et du rayonnement français, et c’est pour ça que LVMH s’y associe ».
Le tarif est en rapport avec son caractère exclusif. « 300 000 euros hors taxe et hors frais techniques » pour chaque défilé, précise le musée. Un autre acteur du luxe souhaitant tourner une pub dans le jardin des Tuileries s’est vu répondre que ce type d’autorisation n’était accordé qu’aux partenaires de confiance du Louvre. En effet, ces opérations sont réservées « en priorité aux entreprises mécènes du musée du Louvre, engagées depuis plusieurs années dans des actions d’envergure ».
Il en va ainsi de Christian Dior, qui « soutient la revégétalisation du jardin des Tuileries à hauteur de 9,3 millions d’euros » en quatre ans. Ou de Louis Vuitton, qui a versé « un montant de près de 7,3 millions d’euros » au musée pour la période 2024-2026. Ou du groupe LVMH lui-même, « qui s’est engagé à verser la somme de 15 millions d’euros pour permettre l’acquisition du Panier de fraises de [Jean Siméon] Chardin », une nature morte de 1761 classée « trésor national » (permettant une défiscalisation de 90 %).
« Il y a une stratégie d’appropriation des monuments historiques par LVMH, attaque Alexandre Moatti, haut fonctionnaire, ancien élève de Polytechnique actif dans la défense de l’école contre les visées de LVMH. Le patrimoine est un luxe, et accaparer ce luxe devient une vraie stratégie. Mais le groupe se cache en se présentant en mécène. »
Versailles au détriment de la réalité historique
Autre lieu iconique, stratégie identique : au château de Versailles, c’est la marque Christian Dior qui a présenté ses créations dans la galerie des Glaces du château en mars 2021. Dix ans pile après une pub où l’actrice Charlize Theron y défilait aux couleurs d’un parfum maison. En 2018, LVMH avait mis à la poche en soutien au palais de Louis XIV, pour acquérir une inestimable « verseuse en argent réhaussé d’or ».
Christian Dior a également donné, 5,5 millions d’euros à partir de 2013, pour restaurer le « Hameau de la reine », le village artificiel conçu pour Marie-Antoinette dans le parc du château. Hasard ? Quatre ans plus tard, Maison Francis Kurkdjian, la chiquissime filiale de création de parfums de LVMH, a obtenu d’être associée auJardin du parfumeur,
Problème, « il n’y a jamais eu de jardin autour du parfum ou de sa conception à Versailles, c’est une invention », s’exaspère Julien Lacaze, de l’association Sites & ; Monuments. « On comprend que pour LVMH cette association soit intéressante, elle lui confère une légitimité quasiment royale. Mais comment le château accepte-t-il cela ? », interroge-t-il.
LVMH, invité permanent d’« Emily in Paris »
« Le Paris qui intéresse LVMH, c’est le Paris patrimonial, de carte postale. Celui d’Emily in Paris », avance David Belliard. L’élu écologiste ne pourrait pas mieux dire. Les produits du groupe de luxe sont des membres à part entière du casting de la très populaire série américaine, et certaines de ses scènes ont été tournées à la Samaritaine.
Les actrices principales arborent régulièrement des sacs Vuitton ou des produits Dior, deux épisodes de la deuxième saison tournent autour des valises Rimowa (une marque LVMH), et un personnage est même inspiré d’Alexandre Arnault, fils de Bernard. « Mais Louis Vuitton n’a pas payé pour que ses sacs apparaissent dans Emily in Paris », assure Jean-Dominique Bourgeois, directeur de l’agence Place to Be Media, qui fait le lien entre les marques et les productions télé, notamment pour la série Netflix. « Pour en parler souvent avec les gens de LVMH, ils ne payent presque jamais : ils ont une position tellement forte que toutes les productions, toutes les costumières, veulent leurs produits. »
Tiffany & ; Co. a tout de même fait un chèque pour un placement de produit dans une autre série très identifiée comme française, Dix pour cent, et l’une des actrices, Camille Cottin, est même devenue égérie du bijoutier. « On a aussi fait un placement de produit pour Guerlain pour le film Une année difficile d’Olivier Nakache et Éric Toledano », indique Jean-Dominique Bourgeois.
Dernier outil d’accaparement de l’imaginaire de la ville Lumière : les produits LVMH eux-mêmes. Ainsi, le parfum L’Interdit de Givenchy base sa communication sur des références au métro parisien. Les visuels et les pubs sont tournés dans des stations RATP, et les points de vente en boutiques sont même revêtus des fameux carreaux blancs des couloirs du métro.
Dior est la marque poussant le plus loin la volonté de faire coïncider son image avec celle de Paris. Elle propose une casquette « Dior Paris Revolution » inspirée du couvre-chef de Gavroche, le gamin tragique des Misérables (850 euros avec sa voilette), ou une collection de vêtements et accessoires mettant en avant « la silhouette hypnotique de la tour Eiffel », comme passée aux rayons X (980 euros le tee-shirt, 5 900 euros le sac).
Plus explicite encore, la nouveauté printemps-été 2023 de la marque : le « motif plan de Paris », qui s’est étendu sur de nombreuses pièces de sa collection. Imprimé en noir et blanc et reprenant une carte vieillie qui serait inspirée du travail de Christian Dior lui-même, il « invite à explorer les lieux unissant Dior et la capitale ». Illustration littérale de la manière dont LVMH se pare des couleurs de la capitale.
À l’été 2023, ce plan de Paris estampillé Dior a envahi le monde, d’un quartier branché de Pékin à la façade emblématique du grand magasin londonien Harrods, recouverte pour quelques jours des rues parisiennes siglées de la marque de luxe. D’« À nous deux Paris » à « Paris est à nous », le pas est vite franchi.
Dan Israel, Martine Orange, Khedidja Zerouali et Florence Loève
Boîte noire
Nous avons adressé une liste de questions au groupe LVMH début mai. En dépit de nos relances, celui-ci ne nous a pas répondu, ni même accusé réception de notre envoi. Nous ne manquerons pas de donner ses réponses, si jamais elles nous parviennent, même après publication. Notre demande d’entretien avec le secrétaire général du groupe Marc-Antoine Jamet n’a pas rencontré davantage d’écho.
La mairie nous a a adressé ses réponses par écrit, aucun de ses représentant·es n’ayant souhaité nous rencontrer.