« La torture judiciaire, l’affreuse torture du Moyen Age, sévit non seulement à Madagascar, mais au Tonkin et au Soudan français. » Ce témoignage du député Paul Vigné d’Octon date de... 1900 [1]. Preuve, si besoin est, que la torture n’a pas commencé avec le général Massu. Pas plus qu’elle ne s’est limitée à l’Afrique du Nord.
Certes, durant la guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, la torture a été crescendo un moyen massif de terreur, allant bien au-delà des rangs nationalistes ou « rebelles ». La focalisation du débat en cours sur cette guerre à nulle autre pareille est donc largement justifiée, mais c’est l’ensemble de la colonisation qui doit être remis en ques tion. La France officielle, de la monarchie de Juillet (1830) à la république de Mai (1958), a organisé, suscité ou laissé faire, selon les cas et selon les périodes, l’usage de la torture, de Hanoï à Nouméa, de Tananarive à Dakar, de Rabat à Tunis.
Pour expliquer une telle généralisation, il faut revenir au cœur des mentalités coloniales [2]. La conquête achevée, la« pacification » assurée, la France coloniale, imprégnée dans toutes ses fibres de sa « mission » (délivrer des territoires entiers du règne des ténèbres), est persuadée qu’elle est en train de réussir. Elle est fière de son bilan. Les « masses indigènes » lui sont reconnaissantes. Elles profitent de la « paix française », qu’elles peuvent comparer aux misères et aux injustices du passé. Si, malgré tout, mouvements de protestation il y a, ils sont provoqués par des « meneurs » manipulés par « l’étranger » trouvant quelque trouble intérêt à menacer l’harmonie. Ces fauteurs de troubles ne représentent, par définition, qu’une infime minorité. La répression se transforme donc, non une manifestation de brutalité contre un peuple, mais un acte d’autodéfense contre des éléments malsains, la lie (politique et sociale) de la population.
Isoler les germes menaçants
La torture est fille naturelle de cet argumentaire : pour éviter que la lèpre attaque un organisme présumé sain, il faut isoler les germes menaçants, les extirper de l’organisme. En 1933, Albert de Pouvourville, grande plume indochinoise, écrivain très connu des cercles coloniaux, écrit : « Il est évident qu’il ne sera jamais possible de rallier les nationalistes irréductibles. Il n’y a pas, en ce qui concerne cette catégorie d’individus, de réforme qui tienne (...). La seule politique à suivre à leur égard est celle de la répression impitoyable (...). Tout indigène qui se pare de l’étiquette révolutionnaire doit être hors la loi ; il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque à ce sujet. Il est heureuse ment certain que le nombre de ces irréductibles n’est pas élevé, quelques centaines au plus pour le Nord-Annam, mais ils sont très ardents. Ce nombre augmenterait très vite si, par une générosité mal calculée, nous commettions la faute de composer avec eux, de leur témoigner de l’indulgence. » [3]. Et comment faire, sinon utiliser d’em blée les méthodes les plus violentes pour isoler de tels germes ? Parlant ainsi, le colonisateur construit lui-même le piège dans lequel il va s’enfermer. Il met sur la réalité (une nation rebelle) un masque opaque (le grand mythe de la minorité agissante). Seulement voilà : cette » minorité " est de plus en plus nombreuse et de plus en plus agissante. Plus le mouvement national croît, plus le divorce entre discours colonial et réalité est criant.
Dès la période de la conquête, il n’est pas rare que l’on ait recours à des méthodes d’interrogatoires cruelles. Petit à petit, l’habitude de violenter les suspects, sous n’importe quel motif, s’installe. Comme l’écrit Alexis de Tocqueville, au tout début de l’occupation de l’Algérie : « Du moment où nous avons admis cette grande violence de la conquête, je crois que nous ne devons pas reculer devant les violences de détail qui sont absolument nécessaires pour la consolider. » [4]. Détail, le mot sonne étrangement à nos oreilles...
En Indochine, l’affrontement atteint un premier paroxysme. Dans les années 1930, les prisons débordent. Accompagnant Paul Reynaud, le ministre des colonies, Andrée Viollis, journaliste alors fort célèbre et peu suspecte d’extrémisme, rapporte de son voyage un livre explosif, Indochine S.O.S. [5]. « Il y a, écrit-elle, des tortures qu’on peut appeler classiques : privation de nourriture avec ration réduite à trente grammes de riz par jour ; coups de rotin sur les chevilles, sur la plante des pieds, tenailles appliquées aux tempes pour faire jaillir les yeux des orbites, poteau auquel le patient est attaché par les bras et suspendu à quelques centimètres du sol, entonnoir à pétrole, presse de bois, épingles sous les ongles, privation d’eau, particulièrement douloureuse pour les torturés qui brûlent de fièvre. » « Classique », en effet.
Mais il y a plus « moderne ». La torture à l’électricité est, déjà, for mellement attestée : « Attacher un bout de fil de fer au bras ou à la jambe, introduire l’autre bout dans le sexe ; relier un fouet aux fils de fer entrelacés à un courant électrique ; attacher une des mains du prévenu par un fil métallique que l’on branche ensuite sur le circuit »... Et Andrée Viollis de préciser que ces pratiques sont devenues journalières dans certains commissariats.
Ainsi, les « gégéneurs » d’Alger n’ont rien inventé. Dans les années 1930, sous les tropiques, à l’abri du drapeau français, toutes ces méthodes dégradantes existaient bel et bien... Les explosions nationalistes de l’après-seconde guerre mondiale vont accroître ces pratiques. Sétif 1945, Indochine 1946, Madagascar 1947... partout, le système colonial se fendille, partout la réponse est la même.
La France de 1945, qui vient de se délivrer, avec l’aide de ses Alliés, de l’oppression nazie, n’a pas compris que le droit des nations à dis poser d’elles-mêmes pouvait être appliqué à son empire. Elle esquisse certes une politique de réformes, mais elle tient, par-dessus tout, à sa souveraineté. Face à la contestation nationale qui s’exprime de plus en plus fort, elle a recours aux vieux schémas d’explication. La machine s’est emballée. Après 1945, les dirigeants français, ne sachant plus où donner de la tête, entament une généralisation de la répression qui trouvera son apogée lors de la guerre d’Algérie. Le coup de pouce initial est donné par le politique ; le contrôle des acteurs est en permanence et jusqu’au bout assuré par le politique. C’est le cas à Madagascar. On connaît désormais le film des événements : la provocation de 1947 et ses suites, la répression de masse. Ce qui est moins connu, c’est la parodie de procès qui fut alors intenté aux dirigeants du Mouvement démocratique de rénovation malgache (MDRM). Lors des débats, Maître Stibbe, leur principal défenseur avec Maître Douzon, dénonça sans concessions la pratique fréquente de l’interrogatoire « musclé », de la torture pour dire le mot, qui eut lieu pendant l’instruction. Il publia plus tard de nombreux témoignages et évoquait, dans un article d’Esprit, la généralisation de ces pratiques à l’ensemble de l’outre-mer... un an avant la guerre d’Algérie : « Depuis 1947, il n’est guère de grands procès politiques coloniaux, à Madagascar, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, où les accusés n’aient passé des aveux à la police et ne les aient rétractés ensuite en invoquant les plus horribles tortures. » [6]
On se doute que l’affrontement majeur de cette même époque, la guerre d’Indochine, accroissant le fossé entre les communautés, a été un nouveau pas en avant dans l’horreur. Avec une dimension nouvelle : dans ces sombres pratiques, la police a été supplantée par l’armée. Que la torture ait été utilisée lors de ce premier des deux grands conflits de décolonisation, il suffirait pour s’en convaincre de lire la « petite phrase », passée relativement inaperçue, du tout premier témoignage du général Massu, dans Le Monde : « Quand je suis arrivé en Algérie en 1955, je me souviens de l’avoir vu (Bigeard) en train d’interroger un malheureux avec la gégène (...). Je lui ai dit : Mais qu’est- ce que vous faites là ? Il m’a répondu : On faisait déjà cela en Indochine, on ne va pas s’arrêter ici ! » [7].
L’opinion publique, par bribes, commence à être informée. Dès 1945, alors que les pratiques nazies sont encore présentes dans tous les esprits, la presse se fait l’écho des méthodes détestables de la reconquête. Le journaliste Georges Altman dénonce, dans Franc Tireur, les « représailles sauvages que les défenseurs d’un certain ordre colonial exercent envers les hommes du Viet Minh ». Puis : « On n’aura point réduit l’énorme tache de sang qui couvrait l’Europe pour laisser- parce que c’est si loin - s’étaler la tache de sang en Indochine française » [8].
« Une machine à faire parler »
En 1949 éclate une affaire qui fait grand bruit, avant d’être soigneusement étouffée. Jacques Chegaray, un journaliste de L’Aube, quotidien du Mouvement républicain populaire (MRP), est envoyé en Indochine. Ce qu’il rapporte est très loin de ce qu’attendaient ses patrons : horrifié, il a recueilli le témoignage de tortionnaires qui, tranquillement, lui ont décrit diverses méthodes. Son quotidien refuse (évidemment) de publier son article. Il se tourne alors vers Témoignage chrétien, qui titre, le 29 juillet 1949 : « A côté de la machine à écrire, le mobilier d’un poste comprend une machine à faire parler. Les tortures en Indochine. » La publication de son témoignage, premier d’une longue série, dont des articles du grand savant orientaliste Paul Mus, est le signal d’une vaste polémique en France.
Donc, on pouvait savoir. Les Mémoires de certains « anciens d’Indo » en témoignent. On pense évidemment au général Jacques de Bollardière, qui rencontre la torture sur le sol vietnamien. Mais il la tient pour marginale, en tout cas non généralisée, ce qui explique son maintien au sein de l’armée [9].
On retrouve maintes traces de ces pratiques également sous la plume de Jules Roy. Jeune lieutenant-colonel, et déjà écrivain célèbre, il est volontaire pour l’Indochine. Ses premiers écrits ne laissent planer aucun doute sur son acceptation de la croisade anti-Viet-Minh au nom de la défense du « monde libre ». Mais ce qu’il voit en Indochine refroidit ses ardeurs : « Sur toutes les bases aériennes, à l’écart des pistes, étaient construites des cahutes qu’on évitait et d’où, la nuit, montaient des hurlements qu’on feignait de ne pas entendre. Sur la base de Tourane de mon camarade Marchal où je disposais d’une cer taine liberté de mouvement, on m’avait montré cela avec répugnance : les hommes de main des renseignements s’exerçaient là. Marchal me disait : »C’est comme ça partout, c’est obligé. Pourquoi ? Comment ? Un jour ; au cours d’une nouvelle opération, comme je par courais la zone en Jeep, j’aperçus devant une pagode un troupeau de paysans accroupis sous la garde de soldats. Je demandai à J’officier qui m’accompagnait ce que c’était. "Rien. Des suspects. Je demandai qu’on s’arrêtât. J’allai à la pagode, j’entrai : on amenait les files de Nha Que devant les tables où les spécialistes leur brisaient les couilles à la magnéto. » [10]