Il a fallu du mérite à chacun·e des centaines de milliers de manifestants et manifestantes pour se rendre dans la rue samedi. Jusqu’ici galvanisé·e par la dynamique de l’unité programmatique et électorale des forces de gauche, il ou elle commençait à entrevoir une lueur d’espoir et à rêver d’un sursaut renouant avec l’histoire des succès inattendus de la gauche, à deux semaines du premier tour des législatives. Et puis samedi, au réveil, en deux informations, la réalité a agi comme un éteignoir : Jean-Luc Mélenchon purge encore et François Hollande revient en politique.
Comme depuis plus de vingt ans. Vingt ans qu’ils entravent toute initiative de renouvellement, en figures tutélaires d’une gauche qui perd même quand elle gagne.
Jean-Luc Mélenchon et François Hollande. © Photomontage Mediapart avec AFP
Leur dualité paralysante agit à la façon d’un Janus, ce dieu romain des commencements et des fins aux deux visages, l’un regardant vers le passé et l’autre vers l’avenir. Mais le duo Hollande-Mélechon est un « Janus horribilis », dont les visages ne contemplent qu’un présent qu’ils plombent avec talent depuis qu’ils se partagent le leadership des gauches françaises.
Jean-Luc Mélenchon (71 ans) et François Hollande (69 ans) concentrent à eux deux 116 années de mandats, mais l’un se sent encore « capable » d’être premier ministre quand l’autre veut redevenir député. Tous deux sont des vrais professionnels de la politique, n’ont jamais travaillé au-delà de leurs études avant de devenir conseillers politiques puis jeunes élus.
François Hollande : 56 ans de mandats
Conseiller municipal et adjoint au maire : 18 ans (1983-89 à Ussel ; 1989-2001 à Tulle)
Président de la communauté d’agglomération de Tulle : 2 ans (1994-1995)
Maire de Tulle (Corrèze) : 7 ans (2001-08)
Président du conseil général de Corrèze : 4 ans (2008-2012)
Député : 20 ans (1988-93 ; 1997-2012)
Député européen : 4 mois (1999)
Président de la République : 5 ans (2012-2017)
Jean-Luc Mélenchon : 60 ans de mandats
Conseiller municipal et adjoint au maire de Massy (Essonne) : 12 ans (1983-95)
Vice-président du conseil général de l’Essonne : 13 ans (1985-1992 ; 1998-2004)
Sénateur : 20 ans (1986-2000 ; 2004-2010)
Député : 5 ans (2017-22)
Député européen : 8 ans (2009-17)
Ministre délégué à l’enseignement professionnel : 2 ans (2000-02)
Tous deux ont annoncé leur retraite en constatant leur propre impéritie à l’épreuve du pouvoir ou de sa conquête. Mélenchon en 2022, échouant aux portes du second tour de la présidentielle au bout de trois tentatives ; Hollande en 2017, échouant à se représenter au terme d’un mandat calamiteux.
Ensemble, ils accaparent la gauche et la dévitalisent chacun à sa façon.
L’un, François Hollande, a vidé de son sens l’intérêt d’un grand parti, en laissant prospérer la corruption de barons locaux comme l’appauvrissement idéologique de ses élites politiques, et en résumant la réflexion programmatique à des synthèses édredons de congrès chaque fois plus truqués. Avant, depuis l’Élysée, de dissoudre le socialisme historique dans le libéralisme autoritaire et de propulser Emmanuel Macron à sa suite.
L’autre, Jean-Luc Mélenchon, a empêché toute refondation partisane d’ampleur en privilégiant une pratique de « mouvement gazeux » – en réalité une gouvernance autocentrée assumant l’absence de démocratie interne et rythmée par les évictions internes (« Le parti de gauche se renforce-t-il en s’épurant ? », interrogions-nous déjà en 2012…). Avant d’imposer sa pratique de groupuscule trotskyste lambertiste à la gauche d’alternative, qu’il n’aura cessé de bousculer au gré de ses colères, de ses méfiances excessives, de ses intuitions géopolitiques, de ses outrages langagiers ou de ses allusions insidieuses.
Devenus obstacles à la sincérité du renouvellement unitaire et démocratique de la gauche française en 2024, Jean-Luc Mélenchon et François Hollande en résument l’errance depuis la charnière des années 1990-2000.
Hollande a dirigé le Parti socialiste (1997-2008) comme il a ensuite dirigé le pays (2012-2017) : en le dépolitisant et en l’éloignant de toute ambition autre que gestionnaire et autoritaire. Mélenchon n’a lui pas su contrer la dérive hollandaise du PS aux congrès de 1997, 2003 et 2005. Après l’avoir quitté en 2008, après trente-quatre ans sans jamais parvenir à en prendre la tête, il a rompu avec sa vie d’apparatchik-sénateur et oublié sa carrière ministérielle pour s’imposer en caudillo de la gauche française, mêlant populisme latino et radicalité verbale.
Durant une décennie et trois candidatures présidentielles (2012-2022), Mélenchon a incarné la résistance à la dérive du pouvoir socialiste de François Hollande, puis a imposé sur ses ruines son hégémonie à la gauche, tout en contribuant à promouvoir de nouvelles générations militantes, comme autant de noyaux de fidèles qui se succèdent au gré des purges d’entourage.
Renoncements théoriques et coups de sang théorisés
Hollande aura séduit par sa bonhomie et désespéré par son inconséquence, incarnant un radical-socialisme même pas socialiste, mâtiné d’une audace d’énarque et de bon sens corrézien. Mélenchon aura conquis par son caractère et sa résistance à la dérive libérale de la gauche et désespéré par son sectarisme et son aversion pour toute démocratie interne ou tout ce qui viendrait le contredire ou le contrecarrer.
Pour leur contribution malgré tout à l’histoire de la gauche française, François Hollande et Jean-Luc Mélenchon ne méritent pas de laisser, comme dernier souvenir de leurs contributions au mouvement ouvrier, celui de vieilles badernes empêchant la jubilation démocratique d’un peuple exsangue de se voir confisquer la simple perspective d’espérer d’autres leaders qu’eux.
Ce n’est pas un hasard si l’un et l’autre ont méprisé l’exercice des primaires ouvertes aux citoyen·nes. L’un en les dévoyant après les avoir gagnées sans en tenir compte, l’autre en dédaignant ce mode de sortie par le haut des désaccords entre forces concurrentes à gauche.
La bonne nouvelle, c’est que ces tontons gêneurs ne vont pas entraver éternellement les gauches françaises qui aspirent à d’autres horizons, éloignés des renoncements théoriques de François Hollande et des coups de sang théorisés de Jean-Luc Mélenchon.
L’autre bonne nouvelle, c’est que leur persistance dans le paysage n’a pas entravé la création du Nouveau Front populaire, qui peut être une base de reconstruction pour la suite, avec des sympathisant·es, des militant·es, des élu·es insoumis·es, socialistes, écologistes ou communistes… Mais enfin sans eux.
Il faut juste espérer que l’extrême droite n’aura pas pris le pouvoir entre-temps.
Stéphane Alliès