Moins d’un mois après avoir rencontré Emmanuel Macron, lors de sa visite éclair en Nouvelle-Calédonie, le militant indépendantiste kanak Christian Tein a été placé en garde à vue mercredi 19 juin, avec dix autres personnes, pour la plupart membres de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT). Cette organisation politique, proche du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), est au cœur de l’enquête ouverte le 17 mai par le parquet de Nouméa visant « les commanditaires présumés des exactions commises […] à compter du 12 mai 2024 ».
Cette procédure vise notamment des faits d’association de malfaiteurs, de vols avec armes en bande organisée, de complicité par instigation de meurtres ou de tentatives de meurtre sur personnes dépositaires de l’autorité publique, a indiqué le procureur de la République Yves Dupas. Depuis le début de la crise, neuf personnes – sept civils et deux gendarmes – sont mortes. Invité sur la chaîne NC la 1re, le magistrat a confirmé que Christian Tein avait lui-même contacté la gendarmerie pour venir s’expliquer, tandis que ses camarades avaient été interpellés à 6 heures du matin.
Emmanuel Macron entouré de ses ministres et des membres de la « mission de dialogue » à Nouméa, le 23 mai 2024. © Photo Ludovic Marin / Pool / AFP
La plupart des onze militant·es concerné·es avaient déjà été assigné·es à résidence au moment de l’état d’urgence. Leur garde à vue pourrait durer quatre jours, « s’agissant de faits relevant de la criminalité organisée », a préciséYves Dupas, dont la CCAT avait justement réclamé le départ il y a quelques jours, estimant qu’il a « contribué à l’escalade de la violence ».Dans la matinée, des bureaux de l’organisation, situés dans un bâtiment qui abrite également le siège de l’Union calédonienne (UC), ont aussi fait l’objet d’une perquisition. Mais « ce n’est aucunement une perquisition qui vise l’Union calédonienne », a assuré le magistrat.
Les loyalistes applaudissent
Principal parti indépendantiste de l’archipel, l’UC a immédiatement dénoncé dans un communiqué « ces arrestations abusives ». « L’État français persiste dans ces manœuvres d’intimidation », a écrit le mouvement du président du Congrès de la Nouvelle-Calédonie, Roch Wamytan, appelant la jeunesse à « ne pas répondre à la provocation ». Et d’insister, à destination d’une génération en ébullition : « Un appel au calme est lancé ! » La CCAT a elle-même fustigé « une action qui vient créer plus de doutes et de tensions au sein de la population et ce alors même que les messages d’apaisement, les actions d’entraide et de solidarité entre citoyens se mettent en place ».
Depuis le début des révoltes, les autorités françaises et le camp loyaliste n’ont cessé d’attaquer cette structure militante, qualifiée d’« organisation de voyous qui se livre à des actes de violence caractérisés, avec la volonté de tuer » par le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, Louis Le Franc, et de « groupe mafieux qui veut manifestement installer la violence » par le ministre de l’intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin. « Ce sont des terroristes », a maintes fois répété la présidente de l’assemblée de la province Sud et ancienne secrétaire d’État, Sonia Backès.
Mercredi, les principales figures loyalistes ont d’ailleurs applaudi à l’annonce des arrestations. « Il était temps... ! », a écrit Sonia Backès sur sa page Facebook, tandis que le député Renaissance sortant, Nicolas Metzdorf, candidat à sa réélection, considérait ces interpellations comme « la condition sine qua non à la reprise d’un dialogue serein pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie ». « Après un mois de désarroi, le retour à un État de droit apparaît possible », s’est félicité l’ex-rapporteur de la révision du corps électoral, « suspendue » après la dissolution de l’Assemblée nationale.
Tandis que l’ensemble du pays est plongé dans une situation politique critique, par la seule faute d’Emmanuel Macron, et que toutes les attentions sont concentrées sur la campagne des législatives et le risque d’une victoire de l’extrême droite, la situation se tend donc à nouveau à 17 000 kilomètres de la métropole, sous l’effet de l’accélération des enquêtes judiciaires. Ces dernières semaines, malgré une amorce de retour à la normale dans plusieurs quartiers de Nouméa, la mobilisation des indépendantistes avait été maintenue dans certains autres, afin de pousser l’État à enterrer définitivement sa réforme.
Mardi, veille de la vague d’arrestations des membres de la CCAT, le président de la République avait adressé une lettre aux habitant·es de Nouvelle-Calédonie, réclamant une énième fois « la levée ferme et définitive de tous les barrages » et « la condamnation des violences sans faux-semblants ». « La situation dans laquelle la Nouvelle-Calédonie a été réduite par quelques-uns demeure inadmissible, et ceux qui l’ont encouragée devront répondre de leurs actes, peut-on lire dans ce courrier. Il faut toujours plus de temps pour construire que [pour] détruire. Mais la patience est toujours la condition de l’espérance. »
Derrière les formules creuses, se cache une réalité bien plus sombre, résumée en ces termes par un connaisseur du dossier : « Il n’y a plus rien. Rien du tout. La Nouvelle-Calédonie vient de perdre quarante ans. » Les mines et les usines de nickel, principales ressources de l’archipel, sont quasiment à l’arrêt depuis le début de la crise. Nombre d’infrastructures publiques ont été brûlées. Etles finances se trouvent dans un état critique par manque de trésorerie. Tant et si bien que « le spectre d’une cessation de paiement s’est concrétisé voilà quelques jours », écrivait récemment NC la 1re.
Les discussions politiques à l’arrêt
Avant même qu’il n’annonce la dissolution de l’Assemblée et la suspension du projet de loi constitutionnelle qui a mis le feu à la Nouvelle-Calédonie, Emmanuel Macron savait pertinemment que son projet n’avait plus aucune chance d’aboutir. D’abord parce qu’il était acquis, au regard de l’ampleur de la crise et de la mobilisation politique, qu’il n’obtiendrait pas les trois cinquièmes des voix du Congrès de Versailles, nécessaires à l’adoption de la réforme. Ensuite parce qu’il était inenvisageable de passer par un référendum national, comme il l’avait un temps suggéré, suscitant la consternation de ses propres troupes.
Le trio de hauts fonctionnaires que le chef de l’État avait envoyés sur place pour mener à bien une « mission de dialogue » est momentanément rentré en métropole sans que les choses aient vraiment avancé. Les discussions politiques étaient suspendues à un congrès que le FLNKS devait tenir samedi 15 juin, mais qui a finalement été reporté sine die, notamment en raison d’un désaccord concernant la participation d’un nombre trop important de membres de la CCAT aux discussions.
La vie électorale tourne elle aussi au ralenti. Aux élections européennes, le taux d’abstention a atteint un niveau record dans l’archipel (86,87 %) et nul ne sait comment les législatives vont pouvoir s’organiser sereinement dans un tel contexte. Même la perspective de maintenir les provinciales d’ici le 15 décembre s’éloigne peu à peu. C’était pourtant à cette échéance que l’exécutif s’accrochait jusqu’ici pour justifier son entêtement à passer en force sur la révision du corps électoral, malgré la colère et l’incompréhension.
Non content d’avoir bouleversé l’équilibre fragile qui régnait en Nouvelle-Calédonie depuis des décennies et gâché l’un des plus intéressants processus politiques de la Ve République, Emmanuel Macron a donc plongé l’archipel dans le chaos pour rien. Ou, plus exactement, pour le seul plaisir de montrer qu’il ne céderait rien. La révision constitutionnelle à laquelle il tenait tant, celle dont il jurait qu’elle était indispensable, et que Gérald Darmanin présentait comme une « obligation morale pour ceux qui croient en la démocratie » (sic), ne verra jamais le jour. Le président de la République, déjà passé à une autre entreprise de destruction, n’y aura rien gagné. À cause de lui, la Nouvelle-Calédonie a en revanche tout perdu.
Ellen Salvi