Du côté gouvernemental, une volonté réformatrice réelle, bien qu’extrêmement timide, fut les premiers temps proclamée. L’arrivée rue Oudinot de Marius Moutet, député socialiste depuis plus de vingt années, animateur de la Ligue des Droits de l’Homme, avocat (au sens politique et professionnel) des indigènes pourchassés et persécutés, était plutôt de bon augure. Puis, cette volonté s’étiola rapidement, à l’image du projet Blum-Viollette. Du côté des colonisés – du moins des plus politisés d’entre eux – il y eut, nettement, trois phases : de grands espoirs, une attente un peu agacée, puis des désillusions, phase précédant elle-même la recherche de nouvelles voies.
Si le bilan global de cette courte expérience est, en matière coloniale, plutôt maigre, il ne peut en aucune façon être mesuré à l’aune d’un projet indépendantiste… qui n’a jamais existé. Pour paraphraser Léon Blum, il s’agissait de savoir si, de la situation coloniale, il était possible d’extraire le maximum de quantité d’ordre, de bien-être, de sécurité et de justice
Le programme
En septembre 1935, la SFIO et le PCF font connaître une plate-forme, qui se veut pré-programme en vue de la « réussite d’un grand mouvement populaire capable de déterminer un changement dans la situation politique » du pays
Le principal animateur en fut Henri Guernut, ministre radical du gouvernement Sarraut (janvier-juin 1936), ancien secrétaire général de la LDH, homme intègre, respecté de tous. Forte de 42 membres, sa composition en était extrêmement pluraliste, mêlant des politiques et des intellectuels critiques (la journaliste Andrée Viollis, le militant socialiste Maurice Paz, le président de la LDH Victor Basch, le député communiste Henri Lozeray
On peut à ce propos s’interroger. Il était certes normal que le nouveau gouvernement se documente. Mais pourquoi mettre en branle la lourde machine d’une Commission ? Aucun des politiciens parvenus au pouvoir en 1936 n’était un homme neuf, ils avaient tous participé, parfois depuis le début du siècle, aux débats politiques sur la question coloniale ; la documentation livresque et journalistique, descriptive, laudative – largement majoritaire – ou contestataire, était foisonnante. C’était particulièrement le cas du ministre des Colonies, Marius Moutet, le Monsieur Empire colonial de la SFIO. Fallait-il enquêter, dans ces conditions, sachant que cela durerait des mois ? Si la raison profonde de la création de cette Commission ne fut peut-être pas la volonté de repousser les réformes, c’en fut en tout cas la première et plus importante conséquence.
Toujours est-il que dix mois après l’avènement du gouvernement, un intellectuel engagé depuis longtemps dans la dénonciation du colonialisme, Francis Jourdain, en était encore à demander un tableau des « injustices » et des « erreurs » commises outre-mer : « Nous souhaitons que le Front populaire dresse l’inventaire de toutes les injustices, de toutes les cruelles erreurs commises par les fondateurs, les gérants, les gardiens du domaine qu’il vient d’hériter. Car c’est bien d’une succession qu’il s’agit. Notre Front populaire ne peut être tenu pour responsable ni de ces injustices, ni de ces erreurs ; mais quand celles-ci seront enfin connues, aucun des partis que comprend le Rassemblement populaire (et il faut qu’ils soient rapidement, complètement informés) ne pourra refuser ses soins – je veux dire le bénéfice de la démocratie – aux victimes d’un régime dont seule la Réaction oserait ne pas rougir » (Clarté, 15 mars 1937)
Dans ces conditions, on a l’impression que la fameuse Commission d’enquête fut, de fait, une diversion. Si la Chambre adopta vite le principe (11 août 1936), le Sénat, bastion du conservatisme en matière coloniale comme en bien d’autres, bloqua le processus : lorsque, finalement, celui-ci émit un vote favorable (30 janvier 1937, décret en date du 4 février), il ne restait au premier gouvernement Blum que cinq mois à vivre… Puis, lorsque le cabinet Chautemps se mit en place, le 22 juin 1937, Marius Moutet garda certes la rue Oudinot, mais les partisans du statu-quo colonial – avec à leur tête Albert Sarraut, ministre d’État – avaient marqué de nouveaux points. Un changement encore (second cabinet Chautemps, janvier-mars 1938), et le ministère arriva entre les mains du radical Théodore Steeg, jusque là président de la très conservatrice commission coloniale du Sénat… avant de revenir une dernière fois
Au total, la seule activité de la Commission fut l’audition de témoins-acteurs de la vie coloniale, Robert Montagne, André Philip, Ernest Outrey, Alexandre Varenne, puis des techniciens… toutes personnes qui s’exprimaient depuis longtemps sur les questions coloniales. La Commission, par ailleurs, élabora un questionnaire destiné à être utilisé sur place, enrichi par des entretiens avec des témoins assurés par des fonctionnaires coloniaux sur le terrain. Alors qu’il était prévu que la Commission se rende dans les territoires concernés, cela ne se fit pas : seul André Gide (re)partit en Afrique subsaharienne en janvier 1938.
Au total, donc, les avis de ceux qui étaient tout de même les principaux intéressés, les colonisés, ne furent pas recueillis.
Cynisme ou inconscience, les crédits de fonctionnement de la Commission ne furent pas reconduits dans la loi de finance 1938. Le 24 février de cette année, Guernut, qui comprenait très bien ce qu’il était en train de se passer, voulut présenter la démission collective de la Commission. Il en fut dissuadé par Marius Moutet et Théodore Steeg. C’est finalement le 7 juillet 1938 qu’il se décida définitivement, vaincu par une « obstruction totale » et « sournoise » (Charles-Robert Ageron
La seule proposition globale concrète du programme du Front populaire disparut ainsi de la vie politique dans l’indifférence générale.
Marius Moutet ne tenait pas, c’est le moins que l’on puisse écrire, à bouleverser la politique de la France outre-mer. Le premier signe qu’il lança – apaisement pour les uns, inquiétude pour les autres – fut le maintien en place des hauts fonctionnaires, dont le directeur des Affaires politiques, Gaston Joseph, l’un des idéologues les plus actifs du lobby colonial – qui d’ailleurs resta en place, jusqu’au bout, sous Vichy. Aucun Gouverneur général de sensibilité socialiste ne fut nommé à la tête d’une colonie, même si certains remplacements furent effectués. Quant au personnel moyen et subalterne, très hostile au Front populaire, il resta intégralement en place.
La ligne réformiste du Parti socialiste SFIO
L’attitude du Parti socialiste fut hésitante.
Quelques jours après la victoire électorale, la SFIO réunit son XXXIII è Congrès, salle Huyghens, à Paris. Le jour même de l’ouverture, son quotidien ouvre ses colonnes à son grand spécialiste des questions coloniales, chargé de définir les objectifs, Charles-André Julien : « Des mesures urgentes s’imposent : d’abord une amnistie, sans bavures ni réticences, capable d’inspirer une véritable confiance, puis le rétablissement des libertés publiques, dont Français, et surtout indigènes, ont été graduellement privés. Liberté de presse, de réunion, d’association, d’opinion ; droit de libre circulation ; suppression des codes de l’indigénat, telles sont les revendications qui s’élèvent partout. Il faudra ensuite s’attaquer aux principaux problèmes (…). Les questions économiques se poseront avec plus d’acuité qu’en France à cause d’injustices sociales plus flagrantes. Il n’y a pas de politique “impériale“ possible, car les colonies françaises sont loin de posséder les ressources qu’une propagande intéressée leur attribue. Elles enrichissent non la métropole, mais quelques métropolitains et cela au détriment de l’immense masse des indigènes exploitée, sous-alimentée, condamnée à une mortalité excessive. Dans le domaine économique et social, presque tout est à faire : protection ou restitution de la terre, aide financière aux paysans, allégements fiscaux, élévation des salaires, limitation de la journée de travail, fonds de chômage, développement de l’instruction, extension des mesures d’hygiène, accès à toutes les fonctions avec salaire égal. Tâche de longue haleine, qui se heurtera à de farouches résistances ; mais qui ne doit pas rebuter les courages. Regardons l’avenir en face. La seule justification morale de la colonisation serait de préparer, sincèrement, l’indépendance des peuples indigènes. Comment pourra-t-on le faire si l’on continue à réserver à une minorité souvent infime de Français la majorité des sièges dans les assemblées élues des colonies ? » (Charles-André Julien, Le Populaire, 29 mai 1936)
L’autre texte adopté, une Adresse « aux peuples des colonies, pays de protectorat et territoires sous mandat », était par contre une reprise de la vieille antienne de la gauche française : « Le Congrès du Parti socialiste (SFIO) vous adresse l’expression de son active solidarité. Il connaît votre misère, il a la volonté d’y mettre un terme. Avec le Front populaire au pouvoir, une ère nouvelle commence pour la France laborieuse aussi bien que pour les peuples qu’elle associe à sa destinée. Les espoirs qu’a soulevés la victoire du Front populaire ne seront pas déçus (…). Le Parti socialiste vous en donne l’assurance fraternelle » (1 er juin 1936). Ce qui était une n.ième manifestation d’une vieille tradition du mouvement ouvrier et socialiste français : faites-nous confiance, attendez les réformes promises par la gauche.
Même de vieux combattants contre les injustices coloniales se laissèrent parfois aller, en tout cas dans les premiers temps, à un certain enthousiasme. Andrée Viollis – plutôt communisante –, alors auréolée de l’immense écho de son livre Indochine SOS
Par la suite, la lecture du Populaire, quotidien du Parti, laisse une impression étrange : les activités fort traditionnelles du ministre Moutet (dîner de la presse coloniale, inauguration d’une Maison de retraite du Colonial, surtout réunion des Gouverneurs généraux…) sont citées… Les revendications plus radicales émises par la Commission coloniale du Parti sont signalées… Mais à aucun moment on n’a l’impression qu’il y a rencontre entre ces deux types d’activité…
Évolutions et timidités du Parti communiste
Les communistes furent sans doute ceux qui opérèrent les évolutions les plus sensibles. Dix années après la violente campagne contre la guerre du Rif
Un an plus tard, malgré le piétinement manifeste du gouvernement en la matière, les communistes font toujours profil bas : « Il faut étendre à l’Algérie les bienfaits du Front populaire. Déjà, des mesures heureuses ont été prises en Tunisie par M. Guillon, Résident général, et au Maroc le général Noguès s’est attiré de la sympathie en autorisant la publication de quatre journaux en langue arabe. L’application des lois sociales en Afrique du Nord, le vote rapide du projet Viollette, des mesures efficaces en faveur de l’enseignement pour la grande masse du peuple, les libertés syndicales, etc. Tout cela contribuera à faire des populations d’Afrique du Nord des alliés sûrs et solides de la démocratie contre lesquels se briseront les tentatives du fascisme étranger et de ses agents français » (Robert Deloche, L’Humanité, 12 février 1937)
Les communistes furent pourtant conscients que l’attentisme, pour ne pas dire l’immobilisme, en ce domaine, étaient porteurs de dangers. Le principal responsable du PCF sur ces questions s’interrogea : pourquoi « l’enthousiasme des Musulmans pour le Front populaire » s’était-il « calmé », puis transformé en « une réserve, voire même une hostilité à peine voilée » ? Il y voyait des explications sociales : « Parmi les lois sociales votées en France, un certain nombre d’entre elles furent promulguées pour l’Algérie. Dans les grandes villes, elles furent appliquées avec difficulté et rencontrèrent l’opposition du gros patronat qui, comme en France, chercha à en diminuer le plus possible les effets bienfaisants. Dans les campagnes, il n’en fut pas de même, les ouvriers agricoles, malgré la fixation des salaires minima, ne virent leurs conditions d’existence améliorées que dans des proportions infimes, dérisoires. Les syndicats d’ouvriers agricoles ont rencontré les plus grandes difficultés. Les grèves légitimes pour une élévation des salaires de famine de ceux-ci rencontrèrent l’hostilité des colons, mais aussi de l’administration fasciste qui mit à leur disposition tout l’appareil répressif. Il n’est pas de grève d’ouvriers agricoles qui n’ait connu l’arrestation de ses dirigeants. Quant aux fellahs, leur situation, loin de s’améliorer a empiré. L’office du blé ne leur a apporté aucune satisfaction car, pour la plupart, ils sont acheteurs et non vendeurs de b !é. Pour tous, ouvriers indigènes des villes, ouvriers agricoles et fellahs, le renchérissement considérable du coût de la vie a porté un coup terrible à leurs conditions matérielles d’existence. Pour les ouvriers des villes, les augmentations de salaires ont été largement compensées par le renchérissement. Pour les ouvriers agricoles et les fellahs, ce fut une aggravation considérable de leur niveau de vie, car ils n’ont pas ou n’ont que peu de bénéfice des avantages apportés par le Front populaire » Mais aussi des explications politiques. Même le projet Blum-Viollette, qualifié de « très imparfait », n’avait pas été appliqué. La conclusion était sévère et pessimiste : « Pour n’avoir point compris que le gouvernement de Front populaire ne devait pas être seulement le gouvernement de la liberté pour !a France métropolitaine, mais qu’il devait être également celui de la liberté des peuples colonisés, nous risquons de nous trouver demain en face d’une rupture entre le peuple laborieux de France et celui d’Algérie, au bénéfice le plus sûr des fascistes français et internationaux » (Henri Lozeray, L’Humanité, 24 septembre 1937). Le titre de cet article était tout un programme : « Le Front populaire ne doit pas perdre l’Algérie ».
C’est peu après, en février 1939, que Maurice Thorez, qui voyagea d’Oran à Constantine, en passant par Alger, émit la thèse de la Nation algérienne en formation, qui devait guider la politique communiste, ensuite, durant presque deux décennies.
Les autres forces de gauche
La grande majorité des hommes et femmes de gauche de l’époque épousa la ligne Front populaire, d’autant que cette période coïncida avec les revendications coloniales hitlériennes et mussoliniennes. En 1936, quatre figures de proue du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), Paul Langevin, Paul Rivet, Alain et Marc Casati
Critiques de gauche en métropole
D’où pouvait venir, en métropole, une critique de gauche de la politique coloniale du Front populaire ? Ce flambeau, totalement abandonné par l’appareil du PCF, fut repris par des communistes oppositionnels, par l’aile gauche de la SFIO – avant d’être exclue du parti – et par des mouvements trotskisants.
Une figure emblématique du travail anticolonial du PCF jusqu’en 1935, André Ferrat
Les militants de la tendance Gauche révolutionnaire du Parti socialiste avaient pris le contrôle de la Commission coloniale. Leur principal porte-parole, Daniel Guérin, commença par saluer les premières réformes (article dans La Vague, 1 er décembre 1936
Au groupe La Révolution Prolétarienne, fondé par Pierre Monatte, la critique fut plus affirmée encore. Pour ses militants, la forme politique – le Front populaire – ne pouvait influer sur la nature du système – l’impérialisme. C’est le titre d’un article de Robert Louzon, militant anticolonialiste de toujours, mêlant ses réflexions sur les expériences française et espagnole, « L’impérialisme des Fronts populaires » : « La “démocratie“ espagnole se comporta à l’égard de “ses“ indigènes comme la “démocratie“ française à l’égard des siens » (La Révolution Prolétarienne, 10 novembre 1936). Ou son camarade Louis Bercher, qui signait Péra : « La répression actuelle, c’est la répression du Front populaire, c’est la répression de Blum et de Delbos. Comme le dit Louzon, le “redoublement d’oppression“ actuel est le fait de purs “démocrates“. Vous voudriez après cela que les Marocains prennent parti pour les “républicains“ contre les “fascistes“ ! Allons donc ! La remarquable passivité actuelle des Marocains devant les événements d’Espagne ne prouve qu’une chose : la grande sagesse politique de la masse de ce peuple » (La Révolution Prolétarienne, 25 novembre 1936)
On peut également citer des intellectuels qui souhaitèrent se tenir à l’écart des enthousiasmes du moment, comme Simone Weil : « Au cours du grand mouvement qui a soulevé, en 1936, les ouvriers français, ils ne se sont pour ainsi dire pas souvenus qu’il existât des colonies. Les organisations qui les représentaient ne s’en sont bien entendu guère mieux souvenues » (Essais et Combats, décembre 1938)
La grande peur des milieux colonialistes
L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement à direction socialiste, soutenu par les communistes et un mouvement syndical réunifié (congrès de Toulouse de la CGT, mars 1936) fut, on le sait, un moment d’effroi pour certains, au sein des classes possédantes, qui voyaient déjà les salopards en casquettes occuper le pouvoir.
Cette peur politique en métropole fut doublée de la crainte de la perte des colonies.
Avant même la victoire électorale, un périodique questionnait : « Quelle sera l’attitude du nouveau gouvernement à l’égard des colonies ? (…) Il serait regrettable que, lui aussi, il travaillât en façade et que sa sympathie pour les indigènes d’outre-mer se manifestât par la promulgation dans des territoires de lois ou de conventions internationales qui ne leur sont pas adaptées » (C.-A. Le Neveu, La Quinzaine coloniale, 25 avril 1936)
Le Figaro dénonça à de multiples reprises l’irresponsabilité de ceux qui voulaient organiser les indigènes. En Algérie : « Des extrémistes de la métropole “travaillent“ la population indigène » (Augustin Bernard 14 décembre 1936)
On peut imaginer que l’extrême droite se déchaîna plus encore. L’Action française mena une campagne mêlant la peur du rouge, l’islamophobie
Sur place, dans les trois pays du Maghreb, il y eut alliance de fait entre la réaction coloniale, hostile par tradition – et par intérêt immédiat – à toute réforme, et les partisans des Ligues, Croix-de-feu de De La Rocque et doriotistes.
L’espoir des colonisés
Après des décennies de limitation des libertés, de répression, de nuit coloniale
En métropole, les travailleurs coloniaux se joignirent aux cortèges du Front populaire. Dans un premier temps, leurs organisations se félicitèrent du ton des déclarations du nouveau gouvernement. En juin 1936, un meeting à la Mutualité vit à la même tribune quatre orateurs : à côté du socialiste Jean Longuet et du communiste Henri Lozeray, Habib Bourguiba, alors présent en France, représentant le Néo-Destour, et Messali Hadj, pour l’Étoile Nord-africaine, s’exprimèrent
Plus grande encore fut l’excitation dans les colonies. Gabriel Péri, qui dirigeait alors la rubrique de politique internationale de L’Humanité, affirmait : « Lorsque sont arrivés à Rabat, à Saigon, à Beyrouth, les résultats du scrutin du 3 mai, la foule indigène a crié “Vive la France du Front populaire !“, car la vraie France, pour elle comme pour nous, c’est celle-là » (L’Humanité, 23 mai 1936)
En Algérie, opinion du secrétaire général de l’association des Oulémas : « Nul ne peut contester que l’avènement du gouvernement du Front populaire ait suscité chez nous un grand enthousiasme, qui s’est traduit par d’éclatantes manifestations de sympathie et d’innombrables motions de confiance à l’adresse de tous les hommes auxquels le peuple de France confia sa destinée à la suite de la brillante victoire du 3 mai 1936 » (Lamine Lamoudi, La Défense, Alger, 24 décembre 1937)
En Tunisie, le Néo-Destour réunit son Conseil national dès le 10 juin 1936 et émit un préjugé favorable
Au Maroc, la CGT réunifiée connut une vague d’adhésions
À Madagascar, des militants du Parti communiste de la région de Madagascar (PCRM) organisèrent des rassemblements de masse, drapeaux rouges déployés et « l’administration coloniale adopta un profil bas »
À La Réunion naquirent les premiers rassemblements politiques. Un Comité du Rassemblement populaire tint une première réunion à Saint-Denis (9 août 1936). Une section SFIO fut créée. Le courant communiste, sous forme d’un Cercle marxiste, s’y affirma, autour de Léon de Lapervenche et de Raymond Vergès. Des élus communistes firent leur entrée au Conseil général en 1937
Au Sénégal, dans les quatre communes où régnait déjà un semblant de démocratie, Lamine Gueye, fondateur du Parti socialiste sénégalais (PSS), soutenu par toute la gauche locale, n’échoua aux élections que grâce à un trucage éhonté. Le 14 juillet 1936 vit, à Dakar, un immense rassemblement, aux couleurs du drapeau français et de celui du PSS.
S’il est un endroit où l’écho du Front populaire fut immense, c’est bien en Indochine. Pour deux raisons, convergentes : le mouvement national y était le plus développé et, en conséquence, la répression y était la plus forte. Une expression légale fut possible en Cochinchine (journal La Lutte, élus communistes et trotskistes au conseil municipal de Saigon), semi légale au Tonkin (journal Le Travail, où écrivit Vo Nguyen Giap). Tous se regroupèrent dans un Congrès indochinois, qui fit des adhésions par dizaines de milliers. Les prisonniers politiques, qui croupissaient alors dans les prisons et les bagnes coloniaux, saluèrent avec espoir l’avènement du nouveau gouvernement : « Nous sommes les détenus politiques qui vous écrivons de Poulo Condore où depuis six ans nous menons la vie la plus intolérable, le corps épuisé et mourant, mais gardant intact au cœur l’espoir qu’un jour le peuple de France nous délivrerait. Ce jour est venu. Au peuple de France, nous crions de toutes nos forces : “SOS, nous voulons la liberté“ » (Lettre au Front populaire, 25 mai 1936)
En 1936, un journaliste visite le bagne de Poulo Condor. Témoignage : « Je rangeais mes bagages dans la Maison des Passagers, lorsqu’on frappa doucement à ma porte. C’était un très vieux bagnard annamite vêtu de bleu. Sa longue barbiche blanche, ses lunettes dorées, sa maigre silhouette, ses ongles très longs lui donnaient l’allure classique d’un Lettré des Concours triennaux. J’appris plus tard qu’il était l’ancêtre du Bagne n° 3, où l’on enfermait les vieillards et les impotents. Il tomba à genoux subitement et se prosterna plusieurs fois, le front contre le parquet, les mains jointes au-dessus de la tête. J’interrompis ses courbettes. Alors, d’un geste vif, il me tendit une requête cachée sous sa camisole. Je lus, en en-tête : « Pétition de simples détenus au haut personnage du Front populaire en mission à Poulo-Condore ». Suivaient plusieurs pages de revendications, d’une écriture bleue. Le vieux forçat me demandait l’amnistie pour aller se soigner dans sa famille, et toute une série de réformes en faveur de ses codétenus. Il terminait ainsi : « La victoire du Front populaire français a apporté beaucoup d’espoirs à nous, détenus maltraités. A haute voix nous crions : Vive le Front Populaire. Et nous vous saluons en vous souhaitant la bienvenue. À partir d’aujourd’hui, nous mettons toute notre confiance en vous ». Bien entendu je voulus rendre le papier au vieillard, lui expliquant qu’il y avait méprise sur ma personne. Peine inutile ! L’ancêtre sourit et se retira à reculons » (Jean-Claude Démariaux, Les secrets des îles Poulo Condore, 1956)
Dès juillet 1936, 1 277 condamnés politiques furent libérés
Par contre, cette amnistie ne toucha pas tous les condamnés politiques. En Guyane, dans le bagne dit des Annamites
Cette agitation politique s’accompagna d’une vague de mouvements sociaux.
En Tunisie, où une tradition syndicale, malgré la répression, s’était établie dès l’immédiat après-guerre
Des espoirs déçus
Les leaders nationalistes avaient-ils réellement cru que l’avènement d’un gouvernement de gauche en métropole suffirait pour bouleverser la situation coloniale ? Ou bien donnèrent-ils le change afin de ne pas être accusés de jusqu’au boutisme ? La réponse diffère, selon les individus. On peut imaginer que Messali Hadj, sans doute Bourguiba, les révolutionnaires vietnamiens, ne se payèrent pas de mots et continuèrent à compter sur leurs propres forces, tout en utilisant les possibilités légales d’expression.
En tout cas, l’attentisme du Front populaire doucha très rapidement les premiers enthousiasmes, là où il y en eut.
Non seulement les réformes attendues ne vinrent pas, mais la politique de répression reprit. En Algérie, Messali Hadj, en Tunisie, Habib Bourguiba, au Maroc, Allal El Fassi furent l’objet de décisions d’éloignement, les principales organisations patriotiques (Étoile nord-africaine, Néo-Destour, Comité d’action marocaine) furent dissoutes, des arrestations opérées, un millier par exemple au Maroc dès l’automne, dont 200 condamnés à des peines de prison pour « menées subversives »
En fait, tout ce qui ne rentrait pas dans le moule des droits octroyés et qui ressemblait de près ou de loin à des revendications nationalistes fut pourchassé.
Dans le texte, déjà cité, de Lamine Mamoudi, le responsable des Oulémas – nullement un extrémiste – poursuivait : « Examinons, en toute objectivité, notre situation depuis que le Gouvernement de Front populaire est au pouvoir. Y a-t-il eu un changement sensible dans notre situation ? A-t-on tenu tout ou partie des promesses qui nous ont été solennellement faites ? A-t-on fait droit à une quelconque de nos revendications primordiales, dont tout le monde pourtant a reconnu la modération et la légitimité ? Nous répondons, sans hésitation aucune : Non ! (…). Les musulmans n’admettent plus que l’on abuse de leur confiance ou de leur patience. Ils ont été pendant trop longtemps dupés et trompés et ils exigent aujourd’hui qu’on réponde à leur loyauté par la loyauté et à leur franchise par la franchise. Nos amis doivent tenir compte de cette réalité. Sinon, gare ! » (Lamine Lamoudi, La Défense, Alger, 24 décembre 1937)
Des échos de cette déception parvinrent jusque dans les congrès de la SFIO : « Il faut dire la vérité, toute la vérité à ses amis ; disons la nôtre franchement, cordialement, au Front populaire et surtout à son gouvernement. Disons qu’à l’enthousiasme succède l’indifférence, à l’espérance une déception. Des orateurs, la mort dans l’âme, je le sais, ont proclamé que les Musulmans ne devraient désormais compter que sur eux-mêmes » (Mohamed Kessous, Intervention, Congrès national de la SFIO, Marseille, juillet 1937)
En Tunisie, le Néo-Destour critiqua également la timidité gouvernementale : « À la période d’euphorie qui a suivi les mesures libérales prises par M. Guillon
Dans la même veine, le leader charismatique du Néo-Destour insista, lors d’une visite à Paris : « Nous sommes venus pour alerter tous ceux qui veulent, d’une façon absolue et profonde, lier le destin de la France au destin de ces peuples-là
C’est le contraire qui se produisit. L’année 1938 marqua une escalade
Comment réagit la gauche française ? En dénonçant… les victimes, les « fascistes de la CGT Tunisienne »
Moutet, on l’a vu, quitta ensuite le ministère. Mais la rupture avec les forces vives des mouvements nationalistes était consommée depuis longtemps.
Front populaire, Révolution anti-coloniale manquée ?
Le Front populaire fut-il une Révolution anti-coloniale manquée, pour paraphraser le pamphlet célèbre de Daniel Guérin
L’historiographie dominante sur le sujet oppose le plus souvent des « bonnes intentions », un « élan humanitaire et altruiste »
En fait, c’est la nature même du Front, proclamée par ses dirigeants, qui a marqué les limites de son action réformatrice. Nuls mieux que les révolutionnaires vietnamiens, groupés dans le journal La Lutte, ne l’avaient compris et écrit : « Blum propose simplement à son parti et aux masses laborieuses “d’extraire de la société bourgeoise ce qu’elle peut compter d’ordre, de bien-être, de sécurité et de justice“. Le régime capitaliste n’est pas encore menacé, pas plus que le principe de la colonisation » (Saigon, 3 juin 1936)
Superbe convergence : en Tunisie, Habib Bourguiba, pourtant bien moins radical que les communistes et les trotskistes vietnamiens, parvint à la même analyse : « En Tunisie comme en France, le Front populaire a surtout effrayé les puissances d’argent, sans les mettre hors d’état de nuire. En Tunisie comme en France, il a voulu détruire les privilèges avec le consentement, je dirais même la permission, des privilégiés » (L’Action tunisienne, 18 octobre 1937)
Toute l’action de Marius Moutet – et donc de Léon Blum – confirme cette analyse.
En fait, Moutet obéissait aux mêmes vieux schémas que ses prédécesseurs rue Oudinot : la masse nous était fidèle, elle ne faisait pas de politique, n’attendait que des améliorations sociales initiés par nous, mais des agitateurs compromettaient la situation. Dans un télégramme au gouvernement général de l’Indochine, il fit directement référence à l’organisation, alors en cours, du Congrès Indochinois : « Agitation persistante, sous prétexte organisation masses, les incitant à la lutte (…) compromettrait politique libérale que gouvernement décide de poursuivre (…). Vous maintiendrez l’ordre public par tous moyens légitimes et légaux même par poursuites contre ceux qui tenteraient de le troubler (…). Ordre français doit régner en Indochine comme ailleurs » (Télégramme, 15 septembre 1936)
Fidèle depuis longtemps à la ligne centriste au sein de la SFIO, celle de Léon Blum, Moutet fut l’un des pères de la théorie dite de la Colonisation altruiste. Il ne cacha d’ailleurs nullement qu’une cloison étanche séparait ses conceptions de l’anticolonialisme : « Certains pensent que la gauche est anti-coloniale ; peut-être que certains de ses membres, par suite d’un idéalisme dévié, n’ont vu dans l’expansion coloniale rien d’autre que brutalité, violence et pillage. Mais le plus grand nombre a bien compris les tâches immenses à accomplir en prenant au sérieux la mission civilisatrice qu’une nation peut accomplir sans renier ses traditions et ses principes » (Discours, 10 juin 1936)
Vint donc, en 1936, le moment d’appliquer cette politique.
Il n’y eut donc pas de quiproquo mais bel et bien application d’une ligne réformiste assumée.
En 1936, le choc avec les nationalismes indigènes fut rude, mais la métropole avait tous les atouts pour l’emporter. Dix années plus tard, Moutet, revenu rue Oudinot, était dans le même esprit. Mais il avait désormais Ho Chi Minh devant lui… et une guerre de sept années commença.
Alain Ruscio
Bibliographie
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* Jean-Pierre Gratien, Marius Moutet. Un socialiste à l’Outre-mer, Paris, L’Harmattan, 2006.
* Alain Ruscio, « Les patriotes vietnamiens et le Front populaire français, convergences et divorce », in Xavier Vigna, Jean Vigreux & ; Serge Wolikow (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, Paris, Éd. Sociales, Coll. Histoire / Essais, 2006.
* Claire Marynower, « 1936. Le Front populaire en Algérie et le Congrès musulman algérien », in Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour & ; Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris, La Découverte, Alger, Barzakh, 2012.
Notes