L’annonce au lendemain des élections européennes de la constitution, à partir des principales organisations de la gauche politique, d’un nouveau Front Populaire a immédiatement suscité un enthousiasme sur lequel nul, dans son ampleur, n’aurait parié l’avant-veille. L’analyse de cette lame de fond appartient sans doute plus aux historien·nes de demain qu’aux observateurs·rices d’aujourd’hui, mais dès à présent on peut noter que l’adhésion au Front Populaire ou l’affirmation immédiate d’un soutien de la part de dizaines d’organisations politiques ou du mouvement social – celles-là même qu’une tradition établie depuis des décennies retenaient jusqu’alors de prises de position explicitement « politiques » – fait d’ores et déjà évènement. Et si le défi de transformer en un délai particulièrement bref cet évènement en victoire est titanesque, le seul fait qu’il apparaisse tenable au point de soulever un tel enthousiasme – et une telle crainte des milieux financiers – ne restera pas sans conséquences durables.
Retour vers les années 1930
On pourrait pourtant s’étonner de voir ressurgir cette expression, qui pouvait sembler désuète, de Front Populaire, référence à un évènement vieux de quatre-vingt-dix ans, et dont il n’existe donc plus de protagonistes ou de témoins directs – même s’il a forgé les imaginaires des premières générations qui l’ont suivi. Il n’y a certes pas de copyright sur l’expression. Néanmoins, pour cette fois, il semble que les mots soient bien choisis. Alors qu’une formule comme « Union populaire » a pu être employée sans référence à ce qu’elle avait pu signifier dans les années 1970, c’est à l’émergence rapide d’un véritable Front Populaire que l’on assiste.
Il y a des années que régulièrement, certaines voix soulignent une ressemblance entre notre époque et les années 1930 – celles de la montée du fascisme, mais aussi celles du Front Populaire historique. Il est toujours facile d’objecter que les conjonctures sont si différentes que la comparaison est hasardeuse, et ne peut conduire à des analyses politiques rigoureuses. Elle n’en est pas pour autant dépourvue de pertinence, dès lors qu’on ne procède pas à des identifications hâtives.
Au début de cette décennie 1930, la gauche – dans un contexte pourtant marqué par une agitation sociale intense – était divisée dans une violence que l’on n’a jamais retrouvée depuis : militants du PCF et de la SFIO, de la CGTU et de la CGT, en venaient facilement aux mains. Côté communiste en particulier, c’était l’époque de la stratégie sectaire « classe contre classe » et de la dénonciation du prétendu « social-fascisme » mettant sur un même plan fascistes et sociaux-démocrates. Côté socialiste, c’était la rhétorique du « totalitarisme communiste » et de la dénonciation du « maximalisme » du PCF. Et dans le débat public, fleurissait la dénonciation du « judéo-bolchevisme ».
De son côté, l’extrême droite avait le vent en poupe. Elle multipliait les manifestations parfois violentes, sa presse était très active, et elle dénonçait la corruption d’une République qu’elle voulait abattre. Vint le 6 février 1934, qui apparaissait comme une tentative de coup de force fasciste pour renverser le gouvernement. Et vint la riposte à cette tentative : moins d’une semaine après, le 12 février, la volonté unitaire des masses ouvrières contraignait les directions de leurs organisations politiques et syndicales à s’entendre [1]. Toute ressemblance avec la situation présente serait le résultat, non pas du hasard, mais de tendances fortes de la vie politique : ce sont les masses qui font l’histoire, et leur aspiration à l’unité, décuplée face au péril fasciste, est assez puissante pour faire céder les digues du sectarisme.
Le processus durera quelques mois. En juillet 1934, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, après avoir proposé en juin un pacte d’unité d’action impensable quelques mois plus tôt, déclarera dans la foulée de son succès : « Nous avons jeté l’idée d’un vaste rassemblement populaire ». Rendant compte de son discours, L’Humanité titrera : « Pour un large Front populaire antifasciste ». La formule est née, sans doute due à Paul Vaillant-Couturier. Elle entrera dans le vocabulaire courant et fera le tour du monde. D’abord destinée à désigner l’union pour la résistance au fascisme, elle en viendra à désigner toute une politique de réformes sociales et démocratiques permettant, dans l’enthousiasme de luttes intenses et joyeuses, des avancées considérables dont le monde ouvrier et l’opinion progressiste garderont longtemps la mémoire.
La principale caractéristique politique du Front Populaire, qui le distingue des précédentes expériences d’unité de la gauche comme le « Cartel des gauches », outre son périmètre allant du Parti radical au Parti communiste, est qu’il ne s’est pas conçu d’abord ni surtout comme une alliance électorale d’organisations politiques, mais comme un rassemblement très large de mouvements multiples, syndicats, associations, structures diverses de la société civile, dont l’antifascisme est le cœur. La mesure phare de son programme – par ailleurs limité – est la dissolution des ligues fascistes. Il n’est pas accessoire que les accords qui le concrétisent aient été signés au siège de la Ligue des Droits de l’Homme.
Une période qui pousse à l’unité
Si tout ceci est bien ancien, si l’eau a coulé sous les ponts, si la mémoire historique de ce qu’a été le Front Populaire s’estompe naturellement et n’apparaît plus aux plus jeunes générations que comme un point d’histoire, force est de constater que l’expression Front Populaire elle-même a gardé une certaine chaleur politique. Quarante ans plus tard, il restait une référence. Mais il aura fallu cinquante ans de plus pour qu’elle ressorte des cartons et en vienne à désigner l’union réalisée à la hâte par les partis de gauche à l’issue des élections européennes et dans l’urgence du calendrier imposé par le pouvoir macronien suite à la dissolution de l’Assemblée nationale.
La formation de ce nouveau Front Populaire a été rendue possible grâce à la conjonction de plusieurs évolutions de la vie politique au cours des dernières années. Des évolutions pour partie contradictoires, pour partie convergentes, qui se sont cristallisées à l’issue du scrutin européen et ont débouché sur une alliance inédite entre les formations politiques de tout le spectre de la gauche, du Parti socialiste au NPA-L’Anticapitaliste, sur un programme globalement très avancé, bien plus proche de celui de ses courants les plus à gauche que de ses courants sociaux-libéraux, laminés sur le plan idéologique même s’ils font montre d’une certaine résilience électorale dans certains scrutins.
Les principales causes de ces évolutions sont :
– La montée en puissance de l’extrême droite néo-fasciste dont le danger est d’année en année et d’élection en élection plus tangible. Cette montée est elle-même liée à plusieurs facteurs dont cette extrême droite elle-même n’a pas l’exclusivité, comme le déploiement du racisme, en particulier du racisme islamophobe depuis le début du siècle, et comme la tendance renforcée de l’extrême centre à l’illibéralisme, à la répression la plus farouche et à l’intransigeance de classe.
Y a également contribué l’incapacité de la gauche à présenter une alternative crédible au pouvoir absolu de la bourgeoisie et de la finance – une alternative supposant à la fois un train de mesures convainquant et une dynamique politique à vocation majoritaire. Mais l’extrême droite politique elle-même n’est bien sûr pas restée inactive, et a su adapter son discours et sa rhétorique de manière à se « dédiaboliser » – avec l’aide efficace des médias dont certains sont concentrés entre les mains de ses soutiens. L’électrochoc de son résultat aux européennes et de la possibilité réelle de son accession rapide au pouvoir suite à la dissolution a été décisif.
– L’aspiration unitaire croissante à gauche, dans les milieux les plus divers, qui a pris un certain élan avec l’unité syndicale réalisée lors du mouvement contre la réforme des retraites. Même si elle n’a pas fait céder Macron, elle a constitué une expérience de la puissance de l’unité pour des centaines de milliers de gens.
– Un certain rééquilibrage de la gauche depuis une dizaine d’années, au profit de ses secteurs les plus clairement anti-néolibéraux ou anticapitalistes : c’est le résultat le plus positif et aussi l’un des moteurs de la montée en puissance de LFI et de la place qu’elle a acquise à gauche, prenant en un sens le relais politique d’un altermondialisme qui commençait à s’essouffler.
– L’impasse avérée de la volonté dominatrice de cette même organisation, qui dans le même temps a fait avancer dans le débat public les thèmes les plus justement radicaux et accéléré à son corps défendant, parfois malgré elle voire contre elle, la volonté unitaire. L’un des effets de ce paradoxe est la combinaison de l’installation de certaines de ses propositions comme évidences publiques dans de larges secteurs de l’opinion et le renforcement, parmi les mêmes, d’un certain agacement de sa rhétorique et de son attitude générale à propos des autres forces de la gauche politique et sociale.
– La prise de conscience du mouvement social et d’un bon nombre de ses organisations qu’il avait un rôle politique à jouer en tant que tel, que la politique ne devait pas être la propriété privée (défense d’entrer) des seules organisations et partis politiques, et que le rôle de la « société civile » et des « corps intermédiaires » pouvait et devait être affirmé dans le débat et dans l’action politique.
Des enjeux historiques
Quand tout cela se coagule, les conditions sont remplies pour un nouveau Front Populaire qui peut s’affirmer et s’inscrire dans la durée. Il ne met bien évidemment pas le moins du monde fin aux débats ni même aux affrontements idéologiques à l’intérieur de la gauche, qui ne peuvent que se poursuivre, et même s’intensifier à mesure que le Front progressera : ce n’est ni son objet ni sa vocation. Il permet par contre à ces débats et affrontements de prendre une dimension stratégique nouvelle, en mettant un frein à ceux de ces affrontements qui s’exprimeraient comme des conflits de préséance ou des oppositions politiques en plus d’être idéologiques : il leur donne en somme le cadre qui leur manquait pour ne pas que leur nécessaire développement soit dans le même temps une entrave aux dynamiques politiques unitaires.
Depuis des années, l’absence en France d’une alternative crédible à gauche a été un verrou politique d’une solidité à toute épreuve. Avec le nouveau Front Populaire, à l’heure où elle est le plus nécessaire, avec les néo-fascistes aux portes du pouvoir, cette alternative crédible existe. Pour les gens de moins de soixante ans, c’est la première fois de leur vie que cela arrive.
Il est notable que c’est après avoir conclu leur accord de principe – dont la vocation première était de faire front contre la menace néo-fasciste – que les organisations politiques ont pu s’entendre, dans des délais très brefs et alors que montaient les encouragements de secteurs toujours plus nombreux du mouvement social et de l’opinion de gauche, sur un programme bonne de qualité, qui n’est ni la somme, ni le plus grand dénominateur commun des programmes de ses différentes composantes, et porte largement, dans ses dispositions économiques et sociales, l’empreinte de celui de LFI, c’est à dire de sa composante la plus radicale (étant observé que le NPA-L’Anticapitaliste n’a rejoint le rassemblement que le lendemain).
En un sens, le Parti socialiste, pour ne parler que de lui, est allé à Canossa et a dû dans l’urgence se résigner au moins pour un temps au rapport des forces réels à l’intérieur de la gauche – comme en 1935-1936 l’aile droite du Parti radical avait dû se résigner pour un temps à l’alliance avec les communistes. On peut bien, sûr trouver que telle mesure n’est pas à la hauteur, ou que telle formulation est inadéquate. L’importance en est mineure. L’existence du programme n’interdit pas à chacune et chacun – qu’il s’agisse des partis signataires ou des organisations politiques ou du mouvement social décidées à contribuer à la dynamique – de lutter pour ses propres objectifs. Le Front Populaire des années 1930 lui-même n’avait à son programme ni les congés payés, ni la semaine de quarante heures, ni presque aucune des mesures dont on garde la mémoire, et qui ont été imposées par les luttes.
Tel qu’il est, ce programme fixe des axes enthousiasmants et justifie amplement le soutien au nouveau Front Populaire, son extension, son élargissement, l’adhésion de plus en plus nombreuse d’organisations, associations, collectifs divers qui forment le tissu de la société civile, et l’action déterminée du plus grand nombre pour le faire triompher, en sachant que ce sont les luttes populaires qui feront avancer concrètement les choses, aujourd’hui, demain, et après-demain.
Avec le nouveau Front Populaire, c’est aussi le retour de la bipolarisation de la vie politique française. Cette bipolarisation est comme inscrite dans le fonctionnement même de la Ve République. Elle a connu, après des décennies d’opposition « gauche / droite », une brève parenthèse à partir de 2017, et l’intervention de « nouveaux venus » après la destruction de la gauche par François Hollande : l’extrême centre, personnalisé par Macron, mais qui cheminait bien avant lui, et l’extrême droite qui traçait son sillon depuis des années également, si bien qu’elle a brièvement fait place à un genre de tripolarisation : mais celle-ci ne pouvait demeurer stable dans le cadre de ces institutions.
Elle était la simple manifestation des turbulences liées au passage d’une bipolarisation à une autre, et tout l’enjeu de la période était de savoir quel pôle viendrait à devenir marginal ; cela aurait pu être la gauche, comme en Italie, mais l’effet des luttes idéologiques, sociales et politiques de la dernière période a produit un autre résultat. La nouvelle bipolarisation est désormais, comme le prédisait Jean-Luc Mélenchon dès 2012, celle qui oppose la gauche et l’extrême droite. Une situation politique autrement plus instable que la précédente, comme une guerre civile encore désarmée. Une situation de tous les dangers, mais aussi des plus riches de perspectives si les forces de la gauche politique et sociale savent conserver leur unité dans l’action – et si ses courants radicaux savent ne pas y perdre leur influence dirigeante.
L’enjeu de ces élections est donc, une fois n’est pas coutume, proprement historique, puisque l’extrême-droite pourrait être en position d’exercer le pouvoir. Cela peut aussi, et ça dépend de sa campagne et de son unité, être la gauche : une gauche à l’intérieur de laquelle les rapports de force ont changé, et où les courants les plus radicaux ont beaucoup gagné en influence depuis la fin du triste mandat Hollande. Il se peut aussi qu’on en arrive à une situation ingouvernable, c’est à dire où le président de la République ne puisse pas constituer de gouvernement qui soit à l’abri d’une motion de censure, la somme des deux blocs dominants, gauche et extrême droite, dépassant largement celle du petit marais qui les sépare, qui devra donc s’allier, s’il ne parvient pas à briser l’union, avec l’un des deux. Peu de doute que Macron choisisse alors l’extrême droite : la presse aime à dire que « les extrêmes » se rejoignent, et c’est le cas de l’extrême droite et de l’extrême centre.
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Le nouveau Front Populaire n’est sans doute pas un remake du précédent, mais comme lui, il ouvre à tous les possibles. On peut dire que par sa nature et par la dynamique qu’il peut soulever, il porte bien son nom. Si cette vieille formule a pu ressortir sans prêter à sourire, c’est qu’elle n’est pas la reprise nostalgique d’un mot d’ordre oublié : elle est une catégorie politique vivante.
Laurent Lévy