Daria Saburova nous dit aussi, après l’émotion de plusieurs rencontres et récits, se sentir « incapable de trouver les mots », sauf de façon indirecte, « pour décrire la violence de l’occupation et de la guerre » (p. 33) – des documentaires ou la poésie peuvent mieux l’exprimer, ajoute-t-elle. C’est avec une impressionnante richesse et sensibilité « politique » au sens le plus complexe qu’elle nous fait découvrir des vécus, des perceptions du passé et des comportements populaires qui résistent aux normes (néolibérales ou linguistiques) que voudraient imposer les dominants – d’où qu’ils viennent. Le point de vue genré et de classe se combine à une approche contextualisée qui rejette les stéréotypes et visions linéaires de l’histoire. C’est un ouvrage précieux qui aide à voir l’inattendu et à penser.
Carence de l’État social : travail bénévole des femmes et exploitation accrue
Daria Saburova veut ancrer son étude à partir du point de vue des travailleuses bénévoles interrogées. Elle en révèle l’ambivalence entre « résistance populaire » (pour aider les hommes au front) et « travail gratuit » de femmes des classes populaires. L’analyse souligne sur ce plan les transformations produites par la guerre au cœur des mécanismes de la « reproduction sociale », quand l’invisibilité de l’espace privé des tâches habituellement « domestiques » des femmes devient « socialisation » via les solidarités auto-organisées, vers les combattants. Daria poursuit l’analyse du dit « travail bénévole » incorporant une hétérogénéité et des hiérarchies sociales insérées dans un système : les grandes organisations humanitaires captent des ressources spécifiques et rémunèrent quant à elle leurs « bénévoles » des classes moyennes – femmes et hommes occupant des fonctions spécifiques de responsabilité.
C’est ce que le deuxième chapitre explore. Daria Saburova y souligne comment, après des décennies de démantèlement de l’État social, s’insèrent les « lois du marché humanitaire global » (et de ses grandes ONG) qui affectent leurs règles et sous-traitance, en bout de chaîne, sur le terrain, vers le travail bénévole et gratuit des femmes populaires. Ce faisant, l’analyse et le concept contradictoire de « travail de résistance » éclaire à la fois les « capacités d’auto-organisation des classes populaires » dans les espaces de carence de l’État social – et l’aggravation de l’exploitation que cela couvre, au sein de la reproduction sociale genrée.
Deux modèles de capitalisme
Le troisième chapitre de l’ouvrage fournit alors des éclairages historiques sur les restructurations économiques et les luttes politiques sous-jacentes à ces mécanismes affectant l’Ukraine, « de l’indépendance à la guerre ». Daria Saburova explicite ici la problématique et la périodisation proposées par Denys Gorbach [1] analysant les tensions entre « deux modèles de capitalisme » – le « capitalisme paternaliste » porté par les « forces pro-russes » (prédominant à Krivih Rih) et le capitalisme néolibéral « porté par les élites national-libérales pro-occidentales ». L’enquête et les commentaires de Daria Saburova soulignent les vécus spécifiques (dans la région de Krivih Rih) des grandes crises et bifurcations de l’histoire de l’Ukraine indépendante – de 1991 à la « révolution de Maidan » ; le basculement de l’annexion de la Crimée et de la guerre hybride dans le Donbass de 2014 à 2022, puis l’invasion. Daria Saburova fait apparaître ce passé présent d’où émergent des identités différenciées, bousculées et revisitées par la guerre.
Des pratiques linguistiques mêlant russe et ukrainien
L’ouvrage se termine sur « le nouvel ordre symbolique » produit par les interactions de transformations profondes à diverses échelles spatiales et sociales. Comment la guerre – et les injonctions opposées d’appartenance ethnique et linguistiques – transforme-t-elle les comportements et choix des couches populaires étudiées dans cette région massivement « russophone » ? Et que veut dire – et « faire dire » selon certaines approches – un tel qualificatif ? Daria Saburova revient à ce propos sur les stéréotypes ethnicisant la politique. Et elle nous fait à nouveau découvrir les comportements et choix ambivalents populaires résistant sur plusieurs fronts dans cette région qui fut massivement « anti-Maidan ». Ces ambivalences se condensent dans la pratique linguistique du (voire des)sourjyk mêlant le russe et l’ukrainien. Comment l’invasion russe impacte-t-elle les rapports à la langue – russe et ukrainienne ? « La situation linguistique en Ukraine », nous dit Daria Saburova « n’est aujourd’hui réductible ni aux processus de “décolonisation” revendiquée par les élites ukrainiennes, ni à “l’oppression des russophones” brandie par la classe dominante russe pour justifier sa guerre d’agression ».
Travail de résistance
Ce refus des présentations binaires simplistes est profondément à l’œuvre dans l’ensemble de l’ouvrage, est au cœur du concept du « travail de résistance » qu’Étienne Balibar explore dans sa préface. Face aux discours normatifs, Daria analyse à quel point les mots eux-mêmes – comme « bénévolat » – sont ambivalents et bousculés par la guerre, recouvrant aussi des réalités sociales différenciées. Les nouveaux mots associés à la guerre font ainsi passer du « bénévolat » au « volonterstvo », notion plus englobante qui devient, nous dit Daria Saburova, « l’un des principaux régimes de mobilisation du travail en temps de guerre dans toutes les couches de la population ». Mais le concept de « travail de résistance » qu’invente Daria lui permet aussi – au-delà des dimensions féministes et de classe – d’établir un lien entre enjeux humanitaires et enjeux politiques, associés à la guerre. Il s’agit d’un de ces multiples terrains où « l’issue de la guerre déterminera les possibilités de reconfiguration des rapports de force » – une des questions ouvertes par cet émouvant et passionnant ouvrage. Il faut, tout simplement, le lire. Le livre est désormais disponible en librairie (faites-en la demande !) et sur le site de l’éditeur.
Catherine Samary
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