L’Haÿ-les-Roses, Chevilly-Larue, Fresnes, Rungis (Val-de-Marne).– Rachel Keke saisit le mégaphone et monte sur un banc improvisé en promontoire. Comme souvent, son discours s’imprègne de son combat, celui des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, dont elle fut l’une des figures. Vingt-deux mois de grève pour obtenir des revalorisations salariales et de meilleures conditions de travail de la part du groupe Accor. L’une des plus longues luttes syndicales récentes en France.
« J’ai touché 800 euros par mois quand j’étais femme de chambre et nous avons fini par gagner. Nous ferons la même chose à l’Assemblée ! Pour le Smic à 1 600 euros net, pour l’indexation des salaires sur l’inflation et pour le retour de la retraite à 60 ans. » Rassemblée au milieu d’un square du quartier des Tours Marrons de L’Haÿ-les-Roses, la centaine de personnes présentes pour ce porte-à-porte applaudit vigoureusement.
Ce mercredi, Rachel Keke, députée sortante La France insoumise (LFI) fait campagne sur le territoire de son adversaire. Arrivée en tête avec 43,65 % des suffrages dans la 7e circonscription du Val-de-Marne, elle est opposée au second tour au maire de L’Haÿ-les-Roses, Vincent Jeanbrun. L’inquiétude règne cependant chez les militant·es. Au-delà de ses 34,64 % du premier tour, le candidat Les Républicains (LR) pourrait bénéficier du report des 18,80 % du candidat du Rassemblement national (RN).
En campagne Rachel Keke, à L’Haÿ-les-Roses, et d’autres militants se rendent dans le quartier Vallée aux Renards, pour faire du porte à porte. © Valentina Camu pour Mediapart
« Le nombre de voix pour le Rassemblement national a quasiment triplé dans cette circonscription depuis 2022. Quand on voit comment Vincent Jeanbrun axe sa campagne sur l’insécurité et les violences en banlieue, ça ne laisse que peu de doute sur le report des voix RN au second tour », appréhende Sacha. Cette habitante de L’Haÿ-les-Roses vit avec émotion la percée du RN dans le département. Absent du second tour dans l’intégralité des circonscriptions en 2022, le parti d’extrême droite s’est qualifié au second tour dans quatre des onze circonscriptions cette fois-ci.
En prévision du second tour, Rachel Keke peut compter sur le soutien d’autres candidat·es du Nouveau Front populaire (NFP). Réélu au premier tour dans la septième circonscription des Bouches-du-Rhône, le populaire député marseillais Sébastien Delogu a fait le voyage depuis Marseille pour soutenir celle avec laquelle il partage l’hémicycle depuis 2022. Après son discours, Rachel Keke lui tend le mégaphone. Sébastien Delogu le refuse poliment, préfère s’exprimer sans : « L’extrême droite gagne du terrain, ils montrent du doigt des personnes comme vous, ne veulent pas unifier les peuples, mais les stigmatiser selon leur couleur de peau ou leur statut social. »
Mobilisation du Val-de-Marne
Le soutien est également local. Parmi les mobilisé·es pour cette session de porte-à-porte, nombreux sont celles et ceux venus depuis les circonscriptions limitrophes où les candidates NFP Clémence Guetté, Isabelle Santiago et Sophie Taillé-Polian l’ont emporté dès le premier tour. Cette dernière a d’ailleurs réalisé plusieurs tractages pour Rachel Keke. « La diversité de la gauche de cette circonscription, avec une mairie PS à Fresnes et une communiste à Chevilly-Larue, va à merveille avec le NFP. On a besoin de députés comme Rachel, qui représente quelque chose de fort par son combat syndical et porte la voix des travailleurs et travailleuses », confie Sophie Taillé-Polian.
Du côté de l’équipe de Rachel Keke, l’ambiance est au soulagement. « Rachel était très médiatisée lors de la campagne 2022 par son combat syndical. On avait peur que cet engouement retombe, que les gens ne reviennent pas, mais ils sont là. Chaque soir, plus de 100 personnes sont sur le terrain », se réjouit Sohir Belabbas. La collaboratrice en circonscription de la députée sortante est à la manœuvre ce mercredi. Elle dispatche les volontaires : une cinquantaine pour tracter au jardin parisien, une dizaine à la sortie de la station de métro de la ligne 14 et cinq groupes de douze pour les cinq tours marron.
Au fil des étages, Rachel Keke écoute les habitant·es raconter les difficultés de leur quotidien : le manque de personnel dans les écoles, la difficulté d’accès aux logements sociaux, la pollution et le bruit engendrés par l’A6. L’autoroute de 14 voies, l’une des plus fréquentées d’Europe, tranche la circonscription du nord au sud. « Le volume y dépasse les 80 décibels, alors qu’il y a à proximité une crèche, une résidence pour personnes âgées, des infrastructures sportives. Cette pollution concerne près de 12 000 personnes »,s’inquiète Rachel Keke.
Interpellé par le bruit en bas de son immeuble, Simon-Pierre, 64 ans, résident au rez-de-chaussée, ouvre sa fenêtre pour échanger directement avec la députée sortante. « Le problème ici ? C’est l’emploi des jeunes. Ils n’en trouvent pas. Quand j’entends Emmanuel Macron dire qu’ils n’ont qu’à traverser la rue pour en trouver, je trouve cela très méprisant. » Hermann, ingénieur en informatique de 42 ans, met lui l’accent sur le manque d’équipements publics pour les enfants. « Il n’y a rien à L’Haÿ-les-Roses pour eux, ni infrastructures ni association. Je viens de déménager à Chevilly-Larue et, au moins, il y a des cours de chant gratuits. Là, le maire ne fait rien. »
Une campagne devenue personnelle
Au même moment, le maire en question, Vincent Jeanbrun (LR), a donné rendez-vous a ses soutiens au Moulin de la Bièvre pour une réunion publique. Deux cents personnes sont réunies dans cette salle parée de ballons gonflables aux couleurs du drapeau français. L’édile n’a pas choisi la date par hasard. Il y a un an jour pour jour, alors que des révoltes à la suite de la mort du jeune Nahel éclataient dans certains quartiers populaires d’Île-de-France, son domicile était percuté par une voiture en feu et son épouse hospitalisée.
Depuis, il est devenu l’un des visages de la droite des banlieues. Lors d’une marche de soutien organisée dès le lendemain de l’attaque, Vincent Jeanbrun, entouré de figures de LR, dont Valérie Pécresse et Gérard Larcher, avait prononcé un discours de défense de la République et de la démocratie au ton martial. « Plus de deux cents insurgés ont semé le chaos dans notre ville [...]. Nous aurons raison d’eux. » Le candidat LR n’a fait qu’accentuer ses propos depuis. Il mène une campagne structurée autour de l’insécurité et du « chaos » que représenterait LFI. Ils « encouragent la violence, appellent à la révolte et soutiennent les blocages », argue-t-il lors de la réunion publique.
Le QG de campagne de Rachel Keke se trouve sur la place du marché à L’Haÿ-les-Roses. © Valentina Camu pour Mediapart
Ce discours trouve écho dans une partie de la circonscription, notamment à Rungis où il est arrivé en tête avec 46,07 % des voix et où le candidat du RN Claude Ledion a rassemblé 24,29 % des suffrages. « Il faut remettre de l’ordre dans ce pays,estime Chantal, retraitée de 77 ans, rencontrée sur place. Il y a de l’insécurité partout. On peut se faire poignarder à tout moment, la police ne fait plus peur et le trafic de drogue est devenu plus fort que l’État. »
Si le candidat RN Claude Ledion n’a pas donné de consignes de vote, Hervé, qui a voté pour lui au premier tour, ne cache pas son intention de se tourner vers Vincent Jeanbrun au second tour. « Je pense que des deux candidats, il est plus à même de remettre de l’ordre dans la circonscription. On a des détenus de la prison de Fresnes qui organisent des épreuves en parodiant l’émission “Koh-Lanta” en prison, et LFI qui prend des positions antipolice. »
Dans une campagne où elle a été attaquée frontalement par son adversaire sur cette thématique – pour ses prises de position sur les violences policières en marge d’une marche pour Adama Traoré en 2022 –, Rachel Keke n’a pas souhaité débattre avec Vincent Jeanbrun. « Si nous échangeons sur nos idées, cela me convient. Mais ce n’est pas le cas, il mène une campagne personnelle. Je préfère me concentrer sur le terrain », confie-t-elle.
Désabusés par la politique
Le lendemain de la venue de Sébastien Delogu, Rachel Keke nous accueille à son QG de campagne, sur la place du marché de Chevilly-Larue. Une banderole surplombe l’entrée : « On ne peut pas mettre à genoux les gens qui tiennent la France debout. »
À l’intérieur, les militant·es échangent sur le discours à adopter devant les habitant·es. « Il faut dire que Vincent Jeanbrun est le candidat soutenu par Macron, qui a favorisé l’augmentation du passe Imagine R et Navigo », suggère l’un d’entre eux. Pendant que ce groupe s’active sur le marché de Chevilly-Larue, Rachel rejoint d’autres militants en voiture, devant l’école maternelle du quartier de la Vallée aux Renards.
En campagne à L’Haÿ-les-Roses, Rachel Keke et d’autres militants se rendent dans le quartier Vallée aux Renards. Ils sensibilisent les habitants en faisant du porte à porte. © Valentina Camu pour Mediapart
Dans les quatorze étages d’une tour, rue Léon-Blum, la moitié des portes restent fermées. Lorsqu’elles s’entrouvrent, les échanges sont succincts. Certains n’ont pas la nationalité française et ne votent pas. Ceux qui acceptent l’échange au pied de l’immeuble sont souvent désabusés par la politique.
« Si on en est là, c’est aussi à cause de la gauche », estime Ibrahim [1], qui se balade dans le quartier avec son fils. « Je bosse 10 heures par jour dans le bâtiment, je paye mes impôts en France et malgré tout, on reste marginalisés. Il y a l’arrivée du métro à 30 minutes de marche, mais on reste enclavés dans notre quartier, avec un vrai manque de services publics », renchérit Malik, rencontré à un arrêt de bus.
Après avoir expliqué à une mère de famille du quartier son rôle à l’Assemblée nationale, Rachel Keke est interpellée devant l’école maternelle par deux jeunes voulant un selfie. Après avoir accepté le cliché, elle s’éloigne, se retourne machinalement. « N’oubliez pas d’aller voter dimanche. »
Clément Le Foll