Les années 2022 et 2023 étaient déjà critiques, constatait début juin le docteur Sumba Tirima, représentant de l’organisation non gouvernementale (ONG) humanitaire Médecins sans frontières (MSF) au Nigeria, mais un tableau encore plus sombre se dessine pour 2024. Nous ne pouvons pas accepter de revivre ces scénarios catastrophiques année après année. Que faut-il pour espérer une mobilisation générale et des actions ? »
Dans les États du nord-ouest du pays, violentés et terrorisés par les meurtrières attaques de bandes armées, MSF précise que ses « hôpitaux ont enregistré au cours des dernières semaines une augmentation exceptionnelle du nombre d’enfants admis souffrant de malnutrition sévère avec des complications potentiellement mortelles ». « Dans l’État de Zamfara, au nord-ouest du pays, les centres hospitaliers de Shinkafi et Zurmi ont reçu en avril jusqu’à 30 % d’admissions de plus qu’au mois de mars. Les centres hospitaliers de MSF, dans des grandes villes comme Kano et Sokoto, signalent les mêmes tendances alarmantes, avec des admissions respectivement en hausse de 75 % et 100 %. Le centre nutritionnel thérapeutique de l’État de Kebbi a également enregistré une augmentation de plus de 20 % de patients entre mars et avril 2024. À Katsina, le nombre d’enfants hospitalisés a augmenté de 24 % au cours des mois d’avril et de mai par rapport à la même période l’année dernière », développe l’ONG.
L’insécurité qui affecte le nord de la fédération — grenier à céréales d’un pays qui produit 70 % de sa consommation alimentaire — participe à cette crise : elle a contraint 200 000 Nigérians à fuir leurs villages, et parmi eux les agriculteurs contraints d’abandonner leurs cultures. Les chocs externes, dont le réchauffement climatique et les problèmes d’approvisionnement en céréales provoqués par l’invasion russe de l’Ukraine, y contribuent également. La politique néolibérale menée par le gouvernement de Bola Tinubu — fin de la subvention des carburants qui a entrainé la multiplication par six de leurs tarifs, contrôle des devises ayant contribué à une dépréciation de 74 % du naira, la monnaie nationale, face au dollar entre janvier 2022 et mars 2024 — a déclenché une hausse vertigineuse du coût de la vie. Elle est en quelque sorte devenue le dernier clou dans le cercueil qui se referme sur les plus fragiles : avec 33,69 % d’inflation pour le mois d’avril, la flambée des prix rappelle désormais les sommets atteints sous la dictature de Sani Abacha à la fin des années 1990. Si les 24,9 millions de Nigérians confrontés à la pénurie alimentaire habitent majoritairement des États du nord de la fédération, la faim s’est aussi emparée du reste de ce pays de 220 millions d’habitants, dont 63 % de la population active est sans emploi formel.
Le coût de la préparation du riz jollof, le principal plat national, a ainsi presque doublé par rapport à 2023 avec la hausse de plus de 70 % du prix de la tomate et de 42 % de celui de l’oignon. Le sac de riz standard de 50 kilos, permettant de nourrir un ménage de huit à dix personnes pendant environ un mois, a lui pris 70 % pour atteindre les 77 000 nairas (environ 45 euros). Selon le dernier rapport de l’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) et ses partenaires [1],16 % des Nigérians « seront confrontés à une sévère insécurité alimentaire, ou à la famine, entre juin et juillet 2024 », c’est-à-dire durant la saison de soudure (de transition) entre deux récoltes. Cette crise, selon la dernière étude nationale menée par le gouvernement nigérian, risque de participer au développement « d’activités économiques illicites », à « l’effondrement des institutions publiques » et à la hausse de l’immigration forcée, surnommée japa (s’enfuir en yoruba). En 2022, selon un sondage mené par l’African Polling Institute, 70 % des Nigérians âgés de 18 à 35 ans envisageaient de quitter le pays si une opportunité se présentait, soient deux fois plus qu’en 2019, avant le précédent choc socioéconomique provoqué par le Covid.
Dans ce contexte — où même les membres de la petite classe moyenne, en particulier le corps enseignant, renouent avec un second travail pour joindre les deux bouts — la grève générale illimitée lancée par les deux principales centrales syndicales, lundi 3 juin, est d’ordre existentiel pour près de 30 millions de Nigérians. Le Congrès du travail du Nigeria (NLC) et le Congrès des syndicats (TUC) réclament une augmentation du salaire minimum de 30 000 à 500 000 nairas. Momentanément stoppé, le blocage du pays est suspendu aux tractations avec le gouvernement qui ne propose pour l’heure que 60 000 nairas… Sauf à ce qu’un consensus soit trouvé — le chiffre de 100 000 nairas serait en discussion — le risque est de voir, comme en février dernier, les manifestations contre la vie chère s’emparer des rues.
La situation extrême du Nigeria n’est qu’un reflet de la crise alimentaire qui sévit en Afrique de l’Ouest et centrale. Toujours selon le dernier rapport de l’IRC [2], 52 millions de personnes risquent d’être affectées dans les deux mois à venir, soit environ 12 % de la population de ces deux sous-régions. Rien que dans le centre du Sahel (Burkina Faso, Mali et Niger), 7,7 millions de personnes seraient concernées par la pénurie alimentaire. Elles avaient été estimées à 5.4 millions en 2023. Dans l’ensemble des régions subsahariennes, 149 millions d’Africains font désormais face à une tenace et durable insécurité alimentaire, soit 12 millions de plus que l’année dernière. Ils vivent à 82 % dans des pays en conflit, où la malnutrition, déjà dramatique, n’a cessé de grimper.
Lire aussi Gérard Prunier, « Soudan, de la transition à la dislocation », Le Monde diplomatique, mars 2024. Au Soudan, particulièrement au Darfour, à Khartoum et au Kordofan, 18 millions de personnes étaient confrontées à une insécurité alimentaire aigüe au mois de mars. Au Soudan du Sud, la crise touche 7 millions de personnes (71 % de la population). Dans la Corne de l’Afrique, en Éthiopie, qui peine à sortir de quatre années de sécheresse et de deux années de guerre au Tigré, ils sont 20,1 millions. L’inquiétude est aussi palpable en Afrique australe. En raison des faibles pluies liées au phénomène El Niño, le Zimbabwe est le troisième pays de la sous-région, après le Malawi et la Zambie à avoir décrété, début avril, l’état de catastrophe nationale. La moitié des 15 millions de Zimbabwéens avaient besoin en mai d’une aide humanitaire « vitale » selon les autorités du pays. Au Malawi, 15 % de la population subissaient le même sort, soit 3 millions de personnes. En Zambie, la sécheresse a détruit plus d’un million d’hectares de cultures, plongeant 6,6 millions d’habitants-sur les 17,4 du pays-en situation d’urgence alimentaire.
Partout l’argent manque. En décembre, malgré la contribution de 48,5 millions d’euros de l’Union européenne, l’agence onusienne du Programme alimentaire mondial (PAM), notait avoir besoin de 976,6 millions de dollars « dans un contexte où les besoins ne cessent d’augmenter ( …) pour assurer la continuité de ses opérations au cours des six prochains mois dans les régions de l’Afrique de l’Ouest et centrale. Ce montant comprend 743 millions de dollars requis de toute urgence pour la réponse à la crise ».
Au Nigeria, à Kano, métropole du nord et plaque tournante du commerce sahélien, les habitants des quartiers les plus défavorisés sont aujourd’hui poussés à se tourner vers l’afafata, les grains de riz normalement rejetés par les moulins après transformation ou vendus aux pisciculteurs pour nourrir leurs élevages. Afafata signifie « combattre » en haoussa, dans la mesure où il faut littéralement livrer bataille pour cuisiner ces grains en raison de leur dureté. Un petit signe, parmi d’autres, de la grande détresse en cours.
Jean-Christophe Servant
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