Diffusée en direct à travers le monde sur TikTok avant de devenir rapidement virale sur plusieurs autres plateformes de médias sociaux, une vidéo partagée tôt le mardi 25 juin par un jeune internaute kenyan montre un groupe de membres de la police anti-émeute, grenade lacrymogène à la main et matraques sorties, encerclés par des centaines de citoyens manifestant pacifiquement, forçant les policiers à se replier vers leur véhicule et à s’éloigner à toute vitesse du carrefour du quartier central des affaires (Central Business District - CBD). Cette vidéo de près de deux minutes montre les manifestants scandant ensemble « nous sommes pacifiques » alors qu’ils se pressent vers le carrefour pour encercler les policiers, apaiser les tensions et empêcher une nouvelle répression violente. D’autres images qui témoignent de cette unité et de ce sens de l’action collective montrent des frères et sœurs se protégeant les uns les autres contre des arrestations illégales, des groupes de jeunes manifestant.e ;s qui s’entraident au milieu des nuages de gaz lacrymogènes, ainsi que des membres du personnel de la Cour suprême et des avocats qui distribuent de l’eau aux manifestant.e.s alors qu’ils.elles avancent vers leur objectif, qui est de s’emparer du Parlement et de l’occuper. Ces photos et vidéos illustrant le pouvoir collectif du peuple ne sont que quelques-unes des centaines, voire des milliers, d’images et de clips partagés par les manifestants kenyans en ce jour historique où ils sont descendus dans les rues de Nairobi, Kisumu, Mombasa, Kakamega, Nakuru et Kericho pour résister et contester l’approbation par le parlement de la loi de finances austéritaire du président William Ruto qui a mis en place des mesures fiscales et des prélèvements impopulaires qui vont encore augmenter un coût de la vie déjà très élevé pour la majorité des citoyen.ne.s.
Pour la première fois depuis l’indépendance du Kenya, un mouvement populaire spontané et autonome a envahi les rues en masse pour s’opposer aux dirigeants politiques et aux politiques d’austérité inspirées par le FMI.
L’indignation générale et les manifestations collectives contre le projet de loi de finances 2024 ont commencé la semaine précédente, lorsque le mardi 18 juin, des centaines de Kenyans, principalement de la génération Z, se sont rassemblés pour protester contre la nouvelle loi dans le quartier des affaires de Nairobi. Comme l ’explique Rasna Warah, c’était la première fois depuis l’indépendance du Kenya qu’un mouvement populaire spontané et autonome descendait en masse dans la rue pour s’opposer aux dirigeants politiques et aux politiques d’austérité inspirées par le FMI. Les manifestant.e.s ont été confrontés à la force brute de la police, ce qui a entraîné l’arrestation de près de 200 manifestant.e.s pacifiques, parmi lesquels Njeri Mwangi, membre du secrétariat du centre de justice sociale de Mathare, qui a été placée en détention.
Dans les heures et les jours qui ont suivi, de plus en plus de Kényans ont fait entendre leur voix contre ce projet de loi de finances punitif et contre la violation par le gouvernement du droit des citoyens, garanti par la Constitution, de se réunir et de manifester pacifiquement et sans armes. Mobilisé par le biais des médias sociaux sous les mots-dièse #OccupyParliament et #RejectFinanceBill2024, ce mouvement informel du point de vue politique mais néanmoins unifié s’est rapidement développé en s’amalgamant autour de certains sujets de préoccupation et de demandes de changement et non selon les lignes de partage ethniques historiquement cultivées et exploitées par la classe dirigeante à des fins de contrôle politique. Dans la matinée du 16 juin, des manifestations de masse ont éclaté dans tout le pays et, à la suite du meurtre de Rex Kanyike Masai par la police anti-émeute et de l’utilisation de balles réelles lors d’une manifestation pacifique dans l’après-midi du 20 juin, le mouvement a annoncé « 7 jours de colère » - une semaine d’actions de protestation planifiées, dont #OccupyStateHouse et #totalshutdown, entre autres, pour manifester sa détermination inébranlable à s’opposer au projet de loi de finances 2024 et à remettre en question le mode de gouvernement de Ruto qui refuse de rendre compte de ses actes.
Pour tous ceux et toutes celles qui ont combattu la dictature de la KANU soutenue par l’Occident pendant des décennies, comme Martha Karua, dirigeante du parti NARC, le défi lancé par la génération Z au régime oppressif de Kenya Kwanza s’inscrit dans la continuité de la lutte pour libérer le pays de l’influence étrangère et mettre fin au statu quo qui veut que les responsables politiques privilégient leurs propres intérêts. Il s’Un moment historique sans précédent.
Le mécontentement de la population a atteint de nouveaux sommets le mardi 25 juin, lorsque de jeunes Kényans - dont beaucoup sont directement touchés par ces mesures financières - ont été rejoints par des membres d’autres communautés et des activistes dans le but de manifester ensemble dans les rues des villes de tout le pays leur mécontentement et leur désir de changement . Au fil de la journée, ce qui avait commencé comme une manifestation de masse contre un projet de loi fiscale s’est transformé en l’expression d’un mécontentement généralisé à l’égard du président Ruto - notamment en raison de son recours à des actes de violence dignes de l’époque coloniale contre des manifestants pacifiques, et de l’annonce de l’arrivée de 400 policiers kenyans en Haïti chargés de terroriser la population de l’île caribéenne au service de l’impérialisme américain.
Aux premières heures du 25 juin, dans la capitale, des milliers de manifestants opposés au projet de loi de finances ont encerclé le bâtiment du parlement afin de bloquer les procédures d’approbation des plans du gouvernement visant à collecter plus de 2,7 milliards de dollars américains de nouvelles recettes fiscales sur le dos des travailleurs et des pauvres des zones rurales, comme l’impose le nouvel accord financier conclu avec le FMI. Malgré les menaces de violence policière, les coupures d’Internet et les arrestations de centaines de contestataires les jours précédents - y compris l’enlèvement de nombreux blogueurs, activistes et influenceurs politiques connus sur les réseaux sociaux la nuit précédente - les protestataires ont refusé de se laisser intimider et ont courageusement, par l’action directe, pris d’assaut le parlement, exprimant ainsi plus fortement que jamais la conscience politique des jeunes et leurs revendications de changement social radical.
Dans un pays où les dirigeants autoritaires soutenus par l’Occident ont l’habitude de faire disparaître des étudiants et des travailleurs de gauche - notamment par l’intermédiaire des services spéciaux de l’ancien président Daniel Arap Moi - et où la mémoire des affrontements sanglants et de la mort de 75 manifestants lors des manifestations contre l’austérité organisées par les partis d’opposition l’année dernière est encore fraîche, les Kényans sont pleinement conscients des dangers qu’il y a à s’opposer à un pouvoir agressif et brutal et ils n’ont eu peur de rien.
La grande manifestation de mardi ne s’est pas terminée sans violence, sans victimes et sans dégâts matériels. De nombreux acteurs du mouvement ont rapporté que des hommes de main payés par le gouvernement ont perturbé les manifestations, incitant à la violence et au pillage - une tactique d’infiltration que de nombreux organisateurs et activistes ne connaissent que trop bien. Les messages sur les médias sociaux et les témoignages suggèrent qu’une fois de plus, le désordre, le chaos et la division sont ce que la classe dirigeante semble vouloir susciter lors des manifestations pacifiques qui remettent en cause le statu quo. Dans un témoignage transmis à Socialist Worker, un manifestant a déclaré : « Nous sommes les flammes qui brûlent le pays et nous ne nous arrêterons pas tant qu’on nous vole et qu’on nous appauvrit. »
Malgré les difficultés, la génération Z a été à l’origine d’un moment historique et fédérateur qui a surmonté toutes les différences ethniques, sociales et culturelles et a défié tous les obstacles structurels pour collectivement revendiquer la dignité et la justice.
Malgré les difficultés, la génération Z a été à l’origine d’un moment historique et fédérateur qui a surmonté toutes les différences ethniques, sociales et culturelles et a défié tous les obstacles structurels pour collectivement revendiquer la dignité et la justice.
Bien que les chiffres soient contestés, on a appris à la fin de la journée qu’au moins 14 manifestants avaient perdu la vie et que plus de 200 personnes étaient soignées pour des blessures par balle ou autres au Kenyatta National Hospital, un hôpital central de Nairobi. On estime que des milliers d’autres personnes ont été blessées dans tout le pays et que des centaines d’autres ont été arrêtées. Les violences dirigées par l’État se sont poursuivies dans la nuit, les forces de défense kenyanes ayant été déployées pour harceler et agresser les citoyens qui rentraient chez eux, et les habitants de Githurai ont subi une soirée de terreur policière qui a fait un nombre de morts non encore précisé. La journée s’est terminée avec le discours du président Ruto qui a qualifié les manifestants de traîtres et s’est engagé à réprimer ce qu’il a appelé « une grave menace pour la sécurité nationale ».
Tous les regards se tournent vers le Kenya
Mercredi 26 juin, le président Ruto a soudainement fait volte-face en annonçant son intention de retirer le projet de loi de finances controversé. Dans une déclaration à la presse, le président a déclaré que le peuple kenyan avait exprimé haut et fort son opposition au projet de loi. Cependant, selon l’article 115 (1) de la Constitution du Kenya, le président n’a pas le pouvoir de retirer un projet de loi et ne peut que l’approuver ou le renvoyer au parlement avec des recommandations. En fait, en vertu de l’article 115 (6), même si le président refuse de signer le projet de loi, celui-ci entre automatiquement en vigueur au bout de 14 jours. À l’instar des promesses creuses faites lors de sa campagne présidentielle de 2022, qui assuraient aux électeurs que son programme visait à alléger les difficultés économiques des pauvres et de la classe ouvrière, M. Ruto semble n’avoir rien fait d’autre que d’offrir aux Kényans et à la communauté internationale une mise en scène de théâtre politique.
Exprimée de la manière la plus simple, la loi fiscale 2024 du gouvernement augmentera considérablement le coût des denrées alimentaires et des autres besoins de base. Cette augmentation des taxes a été suggérée par le FMI comme moyen d’accroître les recettes de l’État, de compenser le déficit budgétaire et de réduire la dette publique. Il n’est pas question de taxes sur les riches ou sur la richesse des grands patrons, mais bien de taxes sur les produits de base du quotidien, tels que le pain et le lait, ainsi que sur le carburant et les produits hygiéniques et menstruels. L’opposition massive à ces mesures est le fait de ceux qui en supporteront le plus grand poids, les pauvres et la classe ouvrière du Kenya, qui sont ceux qui en consomment le plus par tête d’habitant.
Le FMI conditionne les politiques économiques du Kenya depuis les années 1990, mais depuis son élection en septembre 2022, Ruto s’est montré un serviteur enthousiaste des exigences du capital financier international. Conséquence de son obéissance aux pressions occidentales, les exigences de changement des travailleurs pauvres vont bien au-delà du projet de loi de finances et s’étendent au refus de la privatisation du secteur public, de la réduction des prestations sociales et du démantèlement des systèmes nationaux de santé et d’éducation. Cette loyauté a de manière visible profité à l’élite dirigeante et à la classe politique, ce qui a contribué à la grande popularité et au soutien de l’actuel mouvement de masse impulsé par les jeunes.
Le soulèvement populaire au Kenya a ébranlé le gouvernement et la classe dirigeante. Il a suscité des craintes dans d’autres capitales africaines et dans les cabinets occidentaux où se traitent les capitaux de la finance internationale. Aujourd’hui 27 juin, les Kényans descendent à nouveau pacifiquement dans la rue pour demander des comptes et rappeler à Ruto et à son gouvernement que c’est le peuple, majoritaire, qui détient le véritable pouvoir dans leur démocratie. En mobilisant les gens grâce aux mots-clics #RejectFianceBill2024 et #ZakayoStopKillingUs, la coalition des organisateurs appelle la génération X, les milléniaux, la génération Z et tous les autres citoyens kényans à se joindre à la marche d’un million de personnes vers le State House et le Parlement.
Si l’on peut se demander si ce mouvement conduit par les jeunes peut susciter un mouvement social national plus large et plus diversifié, capable de mobiliser les différentes composantes de la classe ouvrière tout en évitant les phénomènes de cooptation et de dépolitisation qui accompagnent souvent le soutien offert par les ONG internationales et les organisations de la société civile, il est certain que les actions menées jusqu’à présent ont entraîné un réveil politique à l’échelle du pays. Ce que les jeunes ont décidé par eux-mêmes, c’est qu’ils ne resteront pas les bras croisés comme des pions aux mains des multinationales et des organisations occidentales, et qu’ils feront entendre leur voix pour assurer l’avenir qu’ils souhaitent - en se débarrassant de leur peur et en exerçant leur pouvoir collectif pour forger un Kenya qui soit égal et juste. Nous, dans le Nord, à la « Review of African Political Economy »et dans toute l’Afrique, sommes pleinement solidaires de ces revendications émancipatrices et de tous les Kényans qui s’opposent à la répression des droits démocratiques. Le monde observera le Kenya aujourd’hui et nous applaudirons le peuple dans sa lutte pour la libération.
Zachary Patterson
Crédit photo : Brian Inganga. L’image montre Tafari Davis du Social Justice Traveling Theatre le 25 juin 2024.