Ce renversement ne peut pas se comprendre sans voir la mobilisation massive ces dernières semaines des forces militantes du mouvement ouvrier et démocratique face à l’extrême-droite, amenant d’abord à la constitution de ce Nouveau Front populaire – avec La France insoumise, Europe Ecologie Les Verts (EELV), le Parti socialiste, le Parti communiste et d’autres dont le NPA-anticapitaliste –, puis à une mobilisation importante dans les urnes et à un vote de rejet du RN très largement suivi.
Après que, dans la foulée de son résultat de 31,34% aux élections européennes du 9 juin, le Rassemblement national a obtenu plus de 33% des voix lors du 1er tour des élections le 30 juin, tout portait à croire qu’il obtiendrait un très grand nombre de député·e·s lors du deuxième tour, tous les sondages lui donnant largement plus de 200 députés, pouvant même obtenir la majorité absolue de 289 sièges.
L’élection des député·e·s, en France, se fait dans un système uninominal à deux tours dans les 577 circonscriptions du pays. En gros, si aucun candidat n’a obtenu au 1er tour 50% des votes exprimés, il y a un second tour le dimanche suivant pour lequel peuvent se maintenir les candidat·e·s ayant obtenu, au 1er tour, les voix de plus de 12,5% des électeurs inscrits. Les candidats peuvent aussi spontanément se désister dans les deux jours suivants le 1er tour. 76 député·e·s avaient été élus dès le 1er tour. Sur les 501 circonscriptions restantes, seulement 191 connaissaient automatiquement des duels, les autres candidats étant passés sous la barre des 12,5%. Mais trois ou même quatre candidats restaient en lice dans 310 autres circonscriptions. Le RN et ses alliés issus des Républicains – autour d’Eric Ciotti, président des LR – avaient obtenu 39 sièges au 1e tour et étaient en tête dans 260 circonscriptions restantes. Il y avait donc une grande chance, en cas de triangulaires, que le RN emporte une grande majorité de ces sièges.
Dès le dimanche soir, d’une seule voix, le Nouveau Front populaire annonça qu’il retirait ses candidat·e·s partout où il était en troisième position, pour empêcher l’élection des candidats d’extrême droite. Toute la soirée du dimanche et le lundi, le camp macroniste tergiversa, refusant explicitement d’appeler à un barrage contre le Rassemblement national. Plusieurs voix, comme celle de l’ancien premier ministre Edouard Philippe ou celle de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun Pivet, maintenait un rejet parallèle du RN et de La France insoumise (LFI). Finalement, le mardi soir, sous la pression, 81 candidat·e·s d’Ensemble, sur 95 arrivés troisième, se retireront, portant à 221 le nombre total de retraits face au RN.
On a surtout assisté clairement dans les jours qui ont suivi le 1er tour à un sursaut des forces militantes, des syndicats et des associations du mouvement ouvrier et démocratique, pour faire barrage au Rassemblement national, l’empêcher d’arriver au gouvernement. Cela s’est manifesté par des appels, des manifestations et, notamment sur les réseaux sociaux, par une dénonciation spectaculaire de ce qu’est la réalité du Rassemblement national, force d’extrême-droite issue des courants fascistes français et développant, comme ses correspondants européens du groupe « Identité et Démocratie » [1], une politique raciste, de remise en cause des droits sociaux et démocratiques.
Les militants et responsables du RN se lâchant un peu trop vite entre les deux tours, sûrs de leur victoire, le vernis de respectabilité brossé depuis des mois dans les médias, a commencé à se fendiller. Les propos et agressions racistes se sont multipliés dans les villes et les quartiers, et le RN a affirmé qu’il engagerait une première bataille contre les citoyens français binationaux, disant que ceux-ci ne pouvaient prétendre à des responsabilités. Par exemple, l’ancienne ministre de l’Education nationale de François Hollande, Najat Vallot-Belkacem n’aurait jamais dû, selon eux, étant franco-marocaine, exercer cette fonction. De même, les réseaux sociaux et des médias indépendants ont révélé la réalité de dizaines de candidats du RN, s’affichant avec des symboles nazis, responsables d’actions violentes ou tenant des propos ouvertement racistes.
Gabriel Attal, le Premier ministre sortant, a dû en quelques jours amorcer un virage à près de 180°. Après avoir stigmatisé le NFP, criminalisé La France insoumise, « antisémites refusant de traiter le Hamas de terroristes », après avoir appelé à refuser « les extrêmes », il a dû clairement appeler à faire échec partout aux candidats du RN et à la « menace de l’extrême-droite ».
S’est imposée la réalité du Rassemblement national, une force qui représente un danger, non seulement pour les droits et la sécurité des classes populaires racisées, mais aussi pour les droits et la sécurité des femmes, des LGBTQ+, les libertés démocratiques et l’ensemble des droits sociaux. La profonde nature antisémite et antisociale du Rassemblement national a été dénoncée avec force, rompant avec un climat de résignation et de bienveillance distillé notamment par les médias d’information en continu aux mains de quelques milliardaires français.
Si Macron et ses candidats étaient apparus comme la seule alternative au RN, cette vague de fond n’aurait jamais eu lieu. D’ailleurs, Macron se positionnait déjà en président « héroïque » tenant tête à un gouvernement du RN après avoir lui-même créé la possibilité de cette accession. La dynamique de rejet a été permise par l’existence du NFP qui est apparu comme une alternative face au RN. La consolidation du NFP a été elle-même rendue possible par la dynamique du mouvement social et notamment de la CGT. Dès le soir de l’annonce des élections législatives anticipées, Sophie Binet, Secrétaire de la CGT, appelait à la création d’un front populaire face à l’extrême-droite. A témoigné de cette mobilisation sociale un appel unitaire intersyndical CGT, CFDT, FSU, Solidaires, UNSA appelant à faire barrage dans les urnes à l’extrême droite.
Le mouvement de vote contre les candidats RN est allé, le 7 juillet, au-delà de tous les pronostics et sondages, les désistements n’amenant en rien à une baisse de la participation et les reports de voix se faisant très largement au détriment du RN. L’extrême droite est toujours rejetée massivement dans le pays et une majorité des votants n’était pas prête à les laisser accéder au pouvoir politique.
Mais, même ramené à 143 député·e·s, le bloc autour du RN représente néanmoins pour ce parti une très importante progression, de plus de 50 députées ce qui est en dessous de son poids électoral, n’ayant que 25% des sièges après avoir obtenu 33% des voix.
Le Nouveau Front populaire est donc le premier groupe à l’Assemblée nationale, et représente avec les divers gauche autour de 190 sièges. Rien n’est réglé pour autant.
Le NFP revendique légitimement le poste de Premier ministre, le président de la République devant, selon les usages institutionnels existant depuis 1958, désigner à ce poste un représentant du groupe sorti en tête des élections législatives. Cela ne devrait pas souffrir de contestation mais, comme toujours, Macron ne veut pas reconnaître ses échecs politiques, arguant du fait que le NFP ne dispose pas de la majorité absolue à l’Assemblée, la gauche n’ayant que 190 sièges. Lui-même a pourtant gouverné depuis juin 2022 avec une majorité relative de 250 sièges, imposant sa politique à coups de décrets, d’articles 49-3 qui évite le vote de l’Assemblée.
Les macronistes voudraient donc faire obstacle au NFP en faisant comme s’ils étaient eux-mêmes majoritaires, en cherchant à construire, ex nihilo, de bric et de broc, une nouvelle coalition fictive, à géométrie variable selon différentes hypothèses émises par des responsables d’Ensemble : une alliance d’Ensemble (163 sièges) avec le petit groupe des LR (Les Républicains, 66 sièges), ou aussi l’hypothèse d’un front du centre droit et de la gauche sans LFI, avec des socialistes, des écologistes, alliés aux macronistes.
A l’évidence, il y a aujourd’hui à l’Assemblée nationale un blocage de Macron, mais aussi un grippage général, dû au fonctionnement institutionnel de la Ve République française, créée pour éviter les coalitions parlementaires et pour souder des camps majoritaires autour du président, appuyés sur le scrutin uninominal. Depuis 1958, le système gaulliste rejetait les alliances parlementaires avec lesquelles fonctionnait la IVe République, imposant des majorités construites autour du parti présidentiel. Ensuite, à partir de 1986, le système a dû évoluer, acceptant des « cohabitations » entre un président de gauche ou de droite et des majorités parlementaires opposées. Mais le système n’a jamais permis des coalitions faites par plusieurs partis négociés autour d’un programme de gouvernement, reléguant le président de la République à un rôle secondaire. D’ailleurs, Macron imagine, encore aujourd’hui, organiser une pseudo-majorité dont il resterait le chef d’orchestre. Il a d’ailleurs reconduit lundi matin Gabriel Attal comme Premier ministre. Ayant perdu près de 100 sièges – perte qui aurait été bien plus lourde sans les reports de voix venant de la gauche au second tour –, Macron voudrait apparaître comme le vainqueur de ces élections sans reconnaître sa propre défaite. On verra ce que va donner ce bras de fer dans les jours qui viennent.
Le Nouveau Front populaire résiste
Jusqu’à aujourd’hui, les partis du NFP ont résisté aux forces centrifuges qui ont amené à l’éclatement de la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) il y a un an. C’est le résultat de la pression du mouvement social et de la menace du RN. Malgré tous les efforts des médias dévoués au pouvoir macronien, les représentants des quatre partis formant l’ossature de la coalition parlent depuis quinze jours d’une même voix et évitent les initiatives discordantes. A l’évidence, dans les jours qui viennent, la pression va être maximale sur les dirigeants du PS, d’EELV ou même du PCF, sur des personnalités venues de LFI comme François Ruffin pour essayer de rompre ce front.
Jusqu’à aujourd’hui les dirigeants du PS comme ceux d’EELV ont compris que céder aux sirènes du social-libéralisme ou d’un accord douteux avec Macron serait retomber dans les ornières qui ont fait prospérer l’extrême-droite et ont conduit à la crise de certains partis verts à l’échelle européenne.
La présence de François Hollande [président de la République de mai 2012 à mai 2017] comme député du NFP en Corrèze n’en a pas changé la nature. Sans être un programme de rupture avec le capitalisme, le programme du NFP met au centre des exigences sociales sur les retraites, les salaires, les prix, les services publics, notamment, qui sont le prolongement des mobilisations des dernières années et correspondent aux exigences du mouvement social et aux besoins des classes populaires face aux dégâts du capitalisme néolibéral. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris l’immense majorité des composantes de ce mouvement social et syndical, même dans ses composantes les plus radicales. C’est aussi le sens qu’a donné le NPA Anticapitalistes à sa participation au NFP, avec la candidature de Philippe Poutou dans l’Aude. Pour des raisons identitaires, des groupes comme Lutte ouvrière, le POID (Parti ouvrier indépendant démocratique), Révolution permanente ou le NPAR se sont mis en marge du mouvement des dernières semaines, mais cela ne correspondait pas à une posture répandue dans les milieux militants, même les milieux radicaux qui comprenaient l’urgence et ne mélangeaient pas les étapes. Il en a été ainsi, par exemple, de la position de l’Union communiste libertaire.
Le NFP a affirmé que s’il pouvait former un gouvernement, ses premières décisions seraient le passage du salaire minimum (le SMIC) de 1400 à 1600 euros net, l’augmentation de 10% des salaires des fonctionnaires, l’indexation des salaires sur les prix, l’abrogation de la réforme des retraites et le passage de l’âge de départ à 64 ans imposés par Macron il y a un an, l’instauration d’un blocage des prix de première nécessité, la revalorisation de 10% des aides au logement. Cela serait évidemment une mesure positive.
Nul ne peut présager de ce que seront les semaines à venir en termes de gouvernement ou de nouvelles péripéties.
Par contre, certains points sont importants, à commencer par le maintien du Nouveau Front populaire comme coalition politique unifiée autour d’un projet politique et d’un programme de rupture, même si ce programme est limité dans ses propositions de remise en cause du système (rien, entre autres, sur l’appropriation publique des secteurs clefs de l’économie). De même, il n’y aura pas d’avancées sociales et de résistances à tous les blocages qui vont être mis en place par les forces néolibérales si le NFP ne s’étend pas au-delà du cadre électoral à un rassemblement, un front politique dans les villes et les quartiers, en particulier là où le RN a réussi à tromper les classes populaires en se prétendant le défenseur de leurs conditions de vie.
Il va aussi falloir que le mouvement social continue à être un acteur politique direct et puisse aider à construire un front commun des forces politiques et sociales à même de contrecarrer la progression du RN. Car, évidemment, celle-ci a été stoppée à l’Assemblée mais le poids du RN dans la société n’en a pas reculé pour autant. L’action antifasciste, la mobilisation antiraciste, la dénonciation du caractère réel du RN sont primordiales dans les mois qui viennent, mais déraciner le RN de son implantation populaire exigera qu’un projet politique et social fondé sur les besoins sociaux se construise, se fasse entendre et s’organise pour combattre les idées du capitalisme néolibéral, des politiques libérales sécuritaires et racistes sur lesquelles prospère l’extrême-droite en France et en Europe. Si une alternative antilibérale et anticapitaliste ne se fait pas entendre parmi les classes populaires, il n’y aura pas de barrage durable au Rassemblement national.
9 juillet 2024
Léon Crémieux