Pourtant, surtout dans ces 30 dernières années, la composition du salariat s’est profondément transformée : la casse de la grande industrie a provoqué une baisse du nombre de ses ouvriers et, parallèlement, le développement du tertiaire a entraîné une forte féminisation. Aujourd’hui, 42 % des salariés sont des femmes et 80 % des femmes ont une activité salariée.
Plus les secteurs sont féminisés, moins il y a de syndiqués
A l’exception peut être de l’Éducation nationale.
Je le vis d’autant plus que j’appartiens à un secteur professionnel féminisé à 85 % (sanitaire et social) et syndiqué à moins de 5 %, tous syndicats confondus. C’est le secteur le moins syndiqué au regard du nombre moyen de syndiqués en France (environ 10 %). Si l’on regarde à l’intérieur du secteur sanitaire et social, en particulier le sanitaire, la masse des syndiqués, pendant très longtemps, a été les ouvriers de l’entretien. Le personnel soignant, à très grande majorité féminin, était très peu syndiqué.
Il serait intéressant d’ailleurs d’avoir des chiffres un peu plus précis sur la répartition des syndiqués hommes/femmes selon les secteurs. Les bilans sociaux donnent une idée de cette répartition dans les entreprises. Par contre, aucune statistique sur la syndicalisation globale n’existe. Les confédérations ne publient pas leurs chiffres par sexe. Ce constat doit nous interroger sur le type de syndicalisme qu’il faut construire pour le 3e millénaire. Dans quel sens devons-nous redéfinir ou refonder le syndicalisme pour qu’il reprenne toute sa place et redevienne l’outil dont ont besoin les salariés ? Et quand je dis les salariés, cela veut dire le salariat tel qu’il est composé aujourd’hui : un salariat mixte, comprenant des hommes et des femmes. Un syndicalisme où chacun puisse avoir sa place.
Le bilan des confédérations
Nous devons partir du bilan récent des confédérations et éviter de reproduire les mêmes erreurs. Dans les années 70, les confédérations ont été contraintes de prendre en charge et de se préoccuper des questions femmes sous la double pression des militantes féministes en leur sein et du mouvement des femmes à l’extérieur. L’oppression spécifique que subissent les femmes n’a jamais été intégrée à part entière dans leurs orientations, au même titre que l’exploitation capitaliste. Elle était et reste un supplément d’âme. Il y a deux raisons : une liée à l’oppression des femmes (le pouvoir des hommes, l’invisibilité aussi bien des revendications des femmes que de leur travail...) ; et une autre qui, de mon point de vue, constitue une divergence politique de fond.
Pour illustrer mon propos, la CGT a toujours mis au centre de la mission du syndicalisme la défense des revendications des salariés et l’élaboration d’un projet de société qui rompt avec l’exploitation capitaliste. Mais, pour elle, la fin de l’oppression des femmes n’est pas considérée comme une condition indispensable pour une société plus juste et plus humaine. Côté CFDT, de par ses origines (la CFTC et ses liens avec la doctrine sociale de l’Église) et par l’évolution de ses orientations, il n’y a plus d’alternative à l’économie de marché et la question de l’oppression des femmes se résume à des inégalités d’ordre culturel qu’il faut résoudre. Il faut « changer les mentalités », la remise en cause de la division sociale des tâches entre hommes et femmes n’est pas à l’ordre du jour. Quant à FO, elle a toujours été discrète sur ce terrain.
Construire un syndicalisme mixte…
Si nous avons la prétention de redébattre des missions du syndicalisme, nous ne pouvons nous contenter de reprendre le débat tel que nous l’avons mené dans les confédérations. Si nous pensons que le syndicalisme doit être effectivement porteur d’un projet de société, il doit être porteur d’un projet qui dise : « il faut combattre l’exploitation capitaliste et en même temps l’oppression spécifique des femmes ». Dans cette salle, nous sommes des syndicalistes qui, pour une partie, construisent des organisations en partant de zéro. Dès le départ, nous devons avoir la volonté politique de mener une vraie bataille sur ce thème, parce qu’il y a et il y aura des syndiqués (hommes ou femmes) qui pensent ou penseront que soit l’oppression des femmes est liée à la différence biologique donc inéluctable ou est une invention des féministes..., soit que l’objet du syndicalisme n’est pas de s’occuper de cela, que c’est le boulot des féministes ou d’un mouvement autonome des femmes. C’est un vrai débat politique qui est d’autant plus difficile à clarifier qu’il se conjugue avec les obstacles liés au fondement même de l’oppression des femmes.
Mon propos, et celui des syndicalistes présent(e)s aujourd’hui, n’est pas de dire comment les femmes vont imposer autre chose au syndicalisme, même si je pense que les femmes sont les mieux placées et que la question du rapport de forces est déterminant sur cette question. Nous devons plutôt lister les points sur lesquels nos organisations syndicales doivent retravailler pour construire un syndicalisme réellement mixte où les préoccupations des femmes soient prises en compte, où elles aient leur place et puissent y être actives.
Le syndicalisme a deux rôles : faire en sorte que les salariés, hommes et femmes, de ce pays améliorent leur sort, et par rapport à l’exploitation capitaliste, et par rapport à l’oppression spécifique des femmes. Les gens qui y adhèrent n’ont pas, au premier abord, une conscience de classe. Ils adhèrent souvent sur des revendications immédiates. Le syndicalisme a pour objectif de défendre leurs intérêts immédiats, mais aussi de les faire avancer vers une conscience plus globale. Sur la question de l’oppression des femmes, c’est la même chose : le syndicalisme doit prendre en charge les revendications des femmes et les inégalités les plus criantes ; mais il a aussi à faire progresser l’ensemble des militant(e)s et adhérent(e)s vers une compréhension de l’oppression des femmes comme produit d’une construction sociale. Cela implique tout un travail de débats, de formation, de conviction, d’élaboration des revendications qui est différent de celui du mouvement des femmes.
…Et un mouvement autonome des femmes
Le syndicalisme ne peut pas, de par sa mixité, être le substitut d’un mouvement autonome des femmes non mixte. La fonction sociale du mouvement autonome des femmes n’est pas la même que celle du mouvement syndical. Même si le mouvement autonome aujourd’hui est très limité, je suis convaincue qu’il y aura de nouveau un mouvement massif des femmes. Participer à un tel mouvement nécessite une prise de conscience féministe, c’est-à-dire avoir conscience d’une oppression spécifique résultat d’une construction sociale. Cette construction sociale implique un rapport de force entre les hommes et les femmes qui justifie une organisation non mixte capable collectivement de peser sur la société et de faire avancer les choses.
Dans les revendications
On ne peut pas aborder le problème de la place des femmes dans le syndicalisme sans revenir sur la pratique syndicale, en particulier dans l’élaboration des revendications. N’y a-t-il pas eu dans le syndicalisme un effet pervers dans le fait de mettre en avant systématiquement des revendications globalisantes et de taxer de corporatisme tout ce qui portait sur les particularismes, y compris professionnels ?
Nous pensons, à SUD-CRC, que les organisations traditionnelles sont passées à côté de la grève des infirmières parce qu’elles ne se sont jamais occupées des questions d’ordre professionnel, du contenu des missions professionnelles, du salaire et du niveau de recrutement qui en découlent, etc. Ces préoccupations n’ont pas été reprises parce qu’elles risquaient d’entraîner des dérives corporatistes. Or, nous avions là une profession extrêmement féminine dont les missions reproduisent explicitement la division sexuelle des tâches : les femmes s’occupent des malades, des vieux, des enfants, travail privé et gratuit. Au niveau de la sphère publique, elles devenaient donc des salariées bénévoles, douces, gentilles, dépendantes et servantes des médecins. Cette profession est marquée par cette histoire. Les infirmières se mettent en grève en disant « écoutez, nous sommes de vraies techniciennes, nous avons acquis une compétence professionnelle, on nous demande une formation à Bac + 3, mais vous ne nous payez pas à la hauteur de ce que nous sommes ». Quand elles lancent le mot d’ordre « ni nonnes, ni bonnes, ni connes », c’est qu’elles sont conscientes d’être considérées ainsi par la société. Leur grève est une lutte pour la dignité, pour la reconnaissance de leur professionnalisme.
Cet aspect-là est apparu comme très corporatiste et décrié comme tel. Au CRC, nous nous sommes interrogés, nous avons eu des débats très durs, et nous nous sommes aperçus que, derrière le « corpo », il y avait autre chose. C’est pourquoi je pense que nous devons mener une réflexion sur l’élaboration de la revendication. La recherche de l’universalité et de la revendication unifiante n’est pas toujours préférable à toute autre revendication, tant pour construire une mobilisation que pour faire progresser la conscience des salariés. Par exemple, sur la revendication des 35h, nous devons dire précisément ce que nous voulons par rapport au temps partiel. Pour les femmes qui travaillent à temps partiel à 90 % (35 h), l’application de la réduction du temps de travail doit être le retour au temps plein.
Dans les luttes
L’autre aspect qui nécessite une réflexion est celui autour de la démocratie dans les luttes, les formes d’action et la nécessité d’une prise en charge plus collective. Les mobilisations des années précédentes ont montré combien il est plus difficile pour les femmes d’y participer, d’y être actives et d’y prendre des responsabilité. La pression exercée sur elles est bien plus importante que pour les hommes : pression du mari ou du compagnon, des enfants (maman, t’es jamais là, quand est-ce que tu reviens ; comment j’vais faire, j’suis tout seul avec les gamins ?...).
L’organisation syndicale doit en parler, trouver des solutions au lieu de laisser chacune se débrouiller dans son coin. Pour que cela marche, pour éviter les prises de pouvoir des hommes, surtout dans les luttes à majorité féminine, il faut qu’il y ait une prise en charge collective. Autrement, les femmes ne peuvent pas participer. Quand on est à la tête d’un mouvement qui dure longtemps, on ne peut allier facilement vie privée (double journée), luttes et vie syndicale s’il n’y a pas un relais (par exemple, plusieurs porte-parole). Cette dimension est particulièrement importante dans les luttes de femmes.
Dans le fonctionnement
L’objectif de la rénovation syndicale doit être de syndiquer les femmes, de leur donner les possibilités de militer et de prendre leur place et des responsabilités. Le fonctionnement interne est donc un problème important.
Ce sujet a fait l’objet de nombreux débats. Les résistances de nos camarades hommes existent bien et la nécessité de commissions femmes qui soient capables de faire pression sur l’organisation me paraissent déterminantes. Doivent-elles être mixtes ou non mixtes pour l’élaboration des revendications ? Faut-il par moments des structures non mixtes pour collectiviser les difficultés à vivre dans l’organisation ? Le débat est ouvert, je crois, dans chacune de nos organisations et nous avons des pratiques différentes. Il faut aussi mener des discussions sur la politique des directions et quelle relève ? C’est évidemment un élément important du fonctionnement interne.
Dans les confédérations, nous étions des militantes féministes minoritaires qui menaient des batailles contre des appareils syndicaux. Maintenant, nous construisons des organisations, nous les dirigeons, nous y impulsons des débats et pesons sur l’orientation politique. Je suis responsable de SUD-CRC, Annick de Sud PTT. Les copines de la CFDT « Tous ensemble » sont des dirigeantes de fédérations syndicales, celles de la FSU également. Nous avons donc plus de responsabilités, mais aussi sans doute plus de possibilités pour faire avancer le syndicalisme sur cette question.