En 1952, dans le traité de Luxembourg, le chancelier Adenauer a garanti à Israël un soutien financier et militaire - explicitement à titre de « réparation ». Il s’agissait pour les puissances occidentales d’une condition préalable à la fin de l’occupation de l’Allemagne et à l’admission de la RFA dans la « communauté des nations ». Dans les décennies qui ont suivi, un autre mobile est apparu au premier plan : l’impérialisme allemand voulait être impliqué dans le contrôle du Proche-Orient afin de pouvoir en retirer le droit de participer à la sécurisation de l’approvisionnement en pétrole brut et des autres voies commerciales.
Il y avait un autre mobile, au moins aussi important, qui relevait de la politique intérieure : en apportant un soutien militaire et surtout politique inconditionnel au gouvernement israélien - aussi marqué à l’extrême droite et ouvertement raciste soit-il - les classes dominantes de ce pays pensent pouvoir, sinon compenser, du moins atténuer une partie de la culpabilité historique de l’Holocauste.
C’est la raison pour laquelle ce positionnement très particulier est considéré comme la « raison d’Etat allemande » et tou.te.s les détracteur.rice.s de cette relation spécifique sont poursuivi.e.s et criminalisé.e.s. Comme une grande partie de l’opinion publique (les grands médias en tête) obéit à la même impulsion et que cette propagande est diffusée sans relâche, la présomption d’antisémitisme atteint également de nombreuses personnes qui ne se sont pas du tout confrontées à cette question ou qui ne se sont pas préoccupées du contenu précis des déclarations critiques de telle ou telle personne.
C’est ainsi que l’on parvient à détourner l’attention de la responsabilité et de la culpabilité qui sont spécifiquement celles de la classe bourgeoise dans la remise du pouvoir à Hitler et sous le régime nazi. La thèse de la culpabilité collective indifférenciée vise à donner mauvaise conscience (et à suggérer indirectement une part de responsabilité) à celles et ceux qui n’étaient même pas encore né.e.s à l’époque.
Mais si l’on a accepté cette logique de la responsabilité collective de chaque Allemand.e (quel que soit son âge) et la « raison d’État allemande » qui en découle, il est alors logique d’accepter, dans le cadre du soutien inconditionnel à tout gouvernement israélien, que la vie des Palestinien.ne.s ne soit pas prise en compte.
Ce faisant, deux choses sont occultées : premièrement, la dimension des tueries massives par bombardements et autres moyens, y compris toutes les mesures de bouclage et les entraves à l’acheminement de l’aide (eau, nourriture, médicaments, etc.) ; deuxièmement, l’oppression structurelle de la population palestinienne depuis la Nakba.
On prend également bien soin de passer sous silence les victimes que la population palestinienne a dû déplorer lors des précédentes guerres contre Gaza : « Opération Plomb durci » en 2008-2009, opération « Colonne de nuages » en 2012, opération « Bordure protectrice » en 2014, opération « Gardien des murailles » en 2021, ou encore les raids aériens israéliens sur Gaza en mai 2023. L’assassinat de dizaines de Palestiniens lors de la « Marche du retour » en mars 2018 et mars 2019, lorsque des tireurs d’élite israéliens ont tiré sur des manifestant.e.s non armé.e.s, a également été dramatique. Les personnes blessées se comptent par centaines. Le simple fait de manifester et de demander la levée du blocus est, dans la logique de l’État d’apartheid d’Israël, une atteinte à son indépendance et fonde le droit à la « légitime défense » sans considération pour la vie des manifestant-e-s. Le gouvernement allemand ( ainsi que le gouvernement américain bien sûr) est resté muet sur toutes ces victimes.
On passe également soigneusement sous silence le fait que tous les Israéliens ne pensent pas que les Palestiniens doivent être traités comme des êtres humains de seconde classe (ou même comme des animaux).
On passe soigneusement sous silence (ou on minimise) le fait qu’aux Etats-Unis, des Juifs et des Juives manifestent en masse contre cette guerre et s’opposent à ce que la mémoire de l’Holocauste soit utilisée pour justifier la politique raciste du gouvernement israélien.
L’opinion de Mario Keßler [un historien de gauche respecté ndt] est représentative de celle de beaucoup d’autres : « Israël avait-il un autre choix que de réagir militairement ? Un général israélien dont la mission est de protéger son pays se doit d’en juger autrement qu’un critique extérieur. Cette guerre a été imposée à Israël et l’Etat juif mène une lutte défensive ». Mais « jusqu’où peut aller l’usage de la force contre les civils, même à Gaza ? », se demande l’historien israélien Omer Bartov.« (revue »Sozialismus" 12/2023).
Keßler et beaucoup d’autres avec lui procèdent comme si dans le conflit israélo-palestinien, deux parties s’affrontaient sur un pied d’égalité. Il n’a pas grand-chose à dire sur l’oppression structurelle subie par la population palestinienne, en tout cas il ne lui reconnaît pas le droit de résister. Le fait que nous rejetions le Hamas et ses méthodes de lutte réactionnaires ne signifie pas que nous nous distancions de la lutte légitime des Palestiniens. Des initiatives telles que la Marche du retour méritent notre entière solidarité.
La logique inhérente à la politique raciste de l’État d’Israël
La ministre allemande des Affaires étrangères Baerbock [Grünen ndt] et d’autres exigent - purement verbalement - le respect des « principes humanitaires » (sans exercer de pression réelle, bien sûr ; au contraire : en rejetant la plainte du Nicaragua, en s’opposant au mandat d’arrêt délivré par le procureur en chef de La Haye à l’encontre de Nétanyahou, etc). Certain.e.s sont désormais un peu déstabilisé.e.s et espèrent que le gouvernement israélien va modérer ses actions. Mais il se trouve que la logique de la raison d’Etat israélienne, de facto raciste, rend extrêmement difficile l’acceptation ne serait-ce que d’un cessez-le-feu. Depuis la création de l’État et la Nakba, la politique de l’État israélien est axée sur l’épuration ethnique. Tout gouvernement israélien qui adhère à la raison d’État israélienne telle qu’elle se manifeste dans les faits peut difficilement se permettre, sur le plan politique, de ne pas saisir l’occasion créée par le 7 octobre et de ne pas faire passer la politique de nettoyage ethnique à un stade supérieur.
Mais plus la guerre tourne au génocide, plus les défenseurs de la raison d’Etat allemande se retrouvent en porte-à-faux ou s’empêtrent dans des contradictions (combien de temps ils tiendront, c’est une autre question). Car entre-temps, la doctrine Dahiya a franchi une nouvelle étape
La doctrine Dahiya
« Sur le plan militaire, l’armée israélienne a fait ce qu’elle sait faire : elle a appliqué la doctrine du général Gadi Eizenkot, élaborée à la suite de la guerre contre le Liban de 2006. Dite « doctrine Dahiya », du nom d’un quartier du sud de Beyrouth où étaient situés les bureaux du Hezbollah, celle-ci prône une riposte disproportionnée et des « représailles » contre les zones civiles pouvant servir de base à l’ennemi. Aucune autre armée dans le monde n’a osé formuler ouvertement une telle « doctrine terroriste » — même si, bien évidemment, nombre d’entre elles n’hésitent pas à la mettre en œuvre, que ce soit les Américains en Irak ou les Russes en Tchétchénie », écrivait Alain Gesh dans Le Monde diplomatique de juin 2021. Ce n’est pas sans raison que la République d’Afrique du Sud a déjà engagé une action en justice il y a plusieurs mois.
Le soutien criminel de l’Allemagne à cette politique
La RFA est, après les Etats-Unis, le principal fournisseur d’armes d’Israël. En 2023, selon les chiffres de l’agence de recherche Forensis, la République fédérale était même à l’origine de 47 % de toutes les importations d’armes israéliennes, juste derrière les Etats-Unis avec 53 %. C’est ce que révèlent les données de l’Institut de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Ce chiffre inclut la livraison de deux navires de guerre de la classe Sa’ar-6 ainsi que de missiles et de moteurs de chars. Sur une période plus longue, cinq annnées entre 2019 et 2023, - les livraisons en provenance d’Allemagne représentaient tout de même 30 % de toutes les importations d’armes, tandis que 69 % provenaient des États-Unis. Ces armes sont utilisées, du moins en partie, à Gaza, de même que les munitions qui ont servi à l’attaque du camp de réfugiés de Rafah sont, selon le NYT et CNN, de fabrication américaine.
En outre, la RFA est le soutien idéologique le plus fiable du régime sioniste. Face à la CIJ, la RFA se présente comme une tierce partie aux côtés d’Israël pour réfuter l’accusation de génocide contre les Palestiniens. Volker Beck (président de la Société germano-israélienne) commente dans le même sens que le gouvernement la décision de la Cour internationale de justice, selon laquelle Israël doit cesser immédiatement « toute offensive militaire et toute autre action dans le gouvernorat de Rafah qui pourrait imposer au peuple palestinien de Gaza des conditions de vie susceptibles d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle » : « Cette décision de la Cour laisse à Israël une marge de manœuvre pour son action militaire à Gaza et ne délégitime pas son droit d’autodéfense ». C’est précisément en ces termes que Netanyahou a également justifié le « tir tragique » sur le camp de réfugié.e.s de Rafah.
La RFA est, avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, le principal soutien politique d’Israël en Occident et le chef de file de la répression des protestations propalestiniennes, si l’on fait abstraction des condamnations sévères prononcées en France pour soutien allégué à des organisations terroristes. Cela ne se traduit pas seulement par des mesures concrètes comme l’interdiction du congrès pour la Palestine à Berlin, mais aussi par la présentation médiatique unilatérale de la guerre de Gaza et la tentative de mise au pas du monde de la culture, où les voix critiques sont muselées et menacées de disparition au moyen d’expulsions, de la privation de salles de réunion, du retrait de prix culturels, etc. pour cause d’antisémitisme supposé.
Qui donc obéit à la « raison d’État allemande » ?
Par malheur, il existe également un front unique syndical pro-israélien (à l’exception de quelques organisations et du syndicat des journalistes DJU pour ce qui est de la liberté de la presse). Le DGB et ses différents syndicats n’ont pas bougé depuis leur prise de position pro-israélienne début octobre 2023 et ont mis de côté leur position de principe traditionnellement pacifiste, contrairement aux syndicats des pays susmentionnés et de bien d’autres. Le DGB ne rend même pas publiques les résolutions des fédérations syndicales internationales sur ce sujet, comme le dénonce la lettre ouverte de la VKG (réseau pour des syndicats combatifs) au DGB du 13 juin.
La gauche réformiste, comme DIE LINKE et la plupart des organisations de la société civile comme le DFG/VK (Deutsche-Friedensgesellschaft-Vereinigte KriegsdienstgegnerInnen, association allemande pour la paix- opposants à la guerre) se rangent derrière la position du gouvernement ou gardent le silence la plupart du temps. Il faut mettre à part le Bündnis Sarah Wagenknecht, qui demande l’arrêt des livraisons d’armes et dénonce les crimes de guerre en les qualifiant comme tels.
Le summum est tristement atteint par la « gauche postcoloniale ou postautonome », dont l’aile dite « anti-allemande » en arrive à condamner les actions de protestation et à exprimer de manière hallucinée ses fantasmes d’extermination de la Palestine dans le slogan « Faire de Gaza un Garzweiler » [mine de lignite à ciel ouvert emblématique de la destruction de l’environnement et du déplacement des populations pour y aboutir ndt].
Même parmi dans les rangs de la gauche radicale, toute mise en contexte historique du 7 octobre est considérée comme une relativisation à connotation antisémite - nous-mêmes nous sommes habitués à légitimer à notre droit à nous exprimer sur cette question en commençant par prendre nos distances avec le Hamas.
C’est pourquoi nous avons le devoir, en tant que gauche anti-impérialiste et comme syndicalistes, de faire connaître les informations et les faits qui sont passés sous silence, de montrer comment la solidarité est pratiquée dans d’autres pays, y compris par les syndicats, et d’accompagner les mouvements de protestation qui se sont développés récemment dans la jeunesse étudiante. Il y a là un potentiel de radicalisation considérable, car les jeunes sont inévitablement diamétralement opposés à cette politique motivée par la « raison d’État », et, contrairement à ce qu’il en est pour la FFF, ils ne risquent pas de se faire récupérer dans quelque variante que ce soit de l’intégration sociale et de la canalisation vers les moulins des partis politiques en place. À l’inverse, ce mouvement se discrédite complètement quand il se soumet à la raison d’État et procède à la minable ostracisation de sa figure de proue, Greta Thunberg.
Étant donné que lors des actions de protestation contre la « raison d’État » obligatoire, c’est le plus souvent la demande de divulgation des relations entretenues avec les institutions israéliennes et de l’état de la collaboration avec les entreprises d’armement qui alimentent cette guerre qui est formulée, il est évident que l’engagement dans la campagne BDS doit être soutenu.
Les raisons qui poussent les différents acteurs à se conformer à la raison d’État de l’Allemagne tiennent, à des degrés à chaque fois différents, à leur allégeance à l’État et à leur peur du conflit, voire à leur couardise. Lorsqu’ils se retrouvent impliqués dans un débat de fond, ils brillent le plus souvent par leur perception sélective de la situation et par le recours à la qualification d’antisémitisme pour disqualifier toute critique envers Israël.
En raison du feu roulant de la propagande des médias de masse, il faut un certain courage aux personnes qui se trouvent sur le devant de la scène pour dénoncer expressément le caractère raciste et génocidaire de cette politique. Il en va autrement pour les personnes (jeunes pour la plupart) qui, en raison du caractère monstrueux de ce qui se passe dans la bande de Gaza, commencent à s’exprimer politiquement sans œillères ni muselière. Ils sont avant tout animés par des motifs humanistes. Et plus le décalage entre les faits avérés et le positionnement totalement déformant (dans le sens de la banalisation) du gouvernement fédéral est grand, plus la politisation de ces jeunes gens progresse. Il s’agit souvent (mais pas uniquement) de personnes issues de l’immigration. Ils se sentent confortés aussi bien par la plainte de la République d’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice que par les manifestations de masse dans les universités américaines.
Quels sont les axes de débat politique que nous, marxistes révolutionnaires, devons promouvoir dans ce contexte (et dans la situation politique actuelle ici dans ce pays) ? En complément des mobilisations en cours localement, il s’agit d’initier ou d’enrichir des discussions (par exemple lors de manifestations) sur les points suivants :
Il doit être bien clair que le plus urgent est d’imposer un cessez-le-feu et de permettre l’acheminement de l’aide sans restriction. Pour cela, il faut mettre en avant la responsabilité du gouvernement fédéral (fidèle à la seule phrase juste prononcée par l’anticommuniste Willy Brandt : « La paix n’est pas tout, mais sans la paix, tout n’est rien »). Autrement dit, nous ne devons pas nous laisser détourner de la revendication la plus urgente sous prétexte de la complexité de la situation ou de la stratégie incorrecte du Hamas réactionnaire.
Nous devons mettre en évidence le contexte du conflit (l’oppression structurelle des Palestiniens depuis la Nakba) et utiliser pour cela les excellents travaux des chercheurs israéliens critiques (de Shlomo Sand à Moshe Zuckermann et Ilan Pappé).
Parallèlement, il convient de faire comprendre le contexte géopolitique.
Et nous devons expliquer qu’un cessez-le-feu ne suffit pas à résoudre le conflit. Lorsque l’on ébauche une solution viable, il ne faut pas vanter la solution des deux États, car l’État tronqué de Palestine (les 22 pour cent de l’ancienne Palestine ne sont pas viables économiquement) resterait sous perfusion d’Israël et du soutien international, sans même parler des 700 000 colons israéliens qui vivent déjà en Cisjordanie. Une solution réellement viable (y compris avec l’application du droit au retour des réfugié.e.s) n’est pas envisageable sans un bouleversement radical des conditions économiques, politiques et sociales. La solution du conflit - la concrétisation des mêmes droits pour tous les habitants d’Israël-Palestine - est une question de classe. C’est cela aussi qu’il faut faire comprendre et ne pas entretenir une illusion.
Dernier point, mais non des moindres, il est nécessaire de dévoiler les dessous de la soi-disant « raison d’État de l’Allemagne ».
En raison de l’énorme contradiction entre les objectifs en présence et les intérêts en jeu en Israël et en Palestine, il ne faut pas s’attendre à une fin prochaine de la guerre. Au mieux, un cessez-le-feu pourrait être conclu sous la pression du gouvernement américain. Mais le blocus assassin des livraisons d’aide continuera, quel que soit le vainqueur des élections aux Etats-Unis. Les mobilisations de masse dans le monde entier, y compris en Allemagne, sont d’autant plus importantes.
Jakob Schäfer / Michael Weis
Le renforcement de l’État sous l’absolutisme a donné naissance à la raison d’État, formulée dans un premier temps par Machiavel. Elle stipule que tout le reste doit être subordonné à l’intérêt de l’État. Par conséquent, les droits de l’homme ne jouent plus aucun rôle, ils deviennent tout au moins secondaires. Pour l’Allemagne, ce concept d’obéissance à l’autorité a été reformulé pour la première fois par l’ancien ambassadeur à Tel Aviv, Rudolf Dreßler (dans son essai « Gesicherte Existenz Israels - Teil der deutschen Staatsräson » (Assurer l’existence d’Israël - une partie de la raison d’État de l’Allemagne) : il écrivait : « Assurer l’existence d’Israël est dans l’intérêt national de l’Allemagne, c’est donc une partie de notre raison d’État ». La chancelière Merkel l’a repris dans son discours à la Knesset (2008) et depuis, ce principe est devenu bien plus qu’une justification politique du soutien militaire et politique du gouvernement allemand à Israël. Depuis, il sert également d’instrument pour criminaliser les critiques indésirables ou pour faire dépendre la naturalisation de l’adhésion à cette doctrine autoritariste.
Le fait que ce concept n’ait pas grand-chose à voir avec les principes d’une constitution démocratique a été exprimé comme suit par le service scientifique du Bundestag dans un rapport de 23 pages : « Dans la littérature scientifique actuelle, l’utilité et la valeur analytique du concept de raison d’État sont controversées. [...] Dans la tradition de pensée libérale et du droit naturel, l’idée de raison d’État s’oppose en outre à l’idée de droit et d’État de droit. [...] Dans la Loi fondamentale [Grundgesetz, constitution de la république fédérale ndt), la notion de raison d’État n’a pas sa place en tant qu’elle est un concept dépourvu de valeur, axé sur la conservation et l’extension du pouvoir ».