Je me trouvais dans un pousse-pousse à batterie au carrefour de Green Road à Dacca. Une voix douce m’a demandé : « Puis-je faire un bout de chemin avec vous ? ». Je me suis retourné et j’ai vu un jeune visage avec un bandage sur l’œil droit. Un garçon frêle et sec tenait le drapeau rouge-vert (le drapeau national du Bangladesh) attaché à un bâton.
Il me dit qu’il se rendait au laboratoire de sciences de l’université, près de la route des éléphants. Je l’ai invité à monter. Dans les rues on voyait encore les traces du passage des centaines de personnes qui y avaient défilé à peine quelques heures plus tôt. J’ai regardé et lui ai demandé son nom.
Il s’appelait Shahed - Shahedul Islam - un jeune étudiant en économie inscrit dans une université privée.
Il participait au mouvement étudiant contre la discrimination depuis le 17 juillet et aux affrontements dans les rues. Il avait manifesté dans le quartier résidentiel de Bashundhara, à Badda et à Mirpur. Beaucoup de ses amis étaient à ses côtés.
Dans l’après-midi du 4 août, Shahed a été touché par une grenade assourdissante lancée par la police à Mirpur. Ses lunettes se sont brisées, le blessant à l’œil droit.
Je lui ai demandé d’où il venait. Il m’a répondu qu’il se rendait à Ganobhaban, la résidence officielle du Premier ministre. Il y avait assisté à des actes de vandalisme et de pillage. En avait-t-il rapporté quelque chose, lui ai-je demandé.
Avec un sourire timide, il a secoué la tête. Non, il n’avait pas pu. Il a déclaré : "J’aurais pu prendre des objets d’une valeur de 1 à 2 millions de Taka si j’avais voulu. Il y avait beaucoup de choses, des ordinateurs portables, et bien plus encore !
Après un silence, il a ajouté : « Je me sens très bien de n’avoir rien pris. »
Sur ce chemin faiblement éclairé, de petits groupes et des individus isolés marchaient en tous sens. Notre pousse-pousse à batterie roulait à vive allure.
Pourquoi Shahed était-il descendu dans la rue ? Il a expliqué que c’était pour protester contre la discrimination, l’injustice et l’oppression. La colère qui l’habitait ne lui permettait pas de rester chez lui.
À un moment donné, Shahed a demandé au conducteur du rickshaw s’il pouvait le déposer à Mirpur, après m’avoir déposé. Le chauffeur, un homme d’une quarantaine d’années, a accepté.
Shahed vivait près de son université à Bashundhara. Lorsqu’il a appris qu’il avait été inculpé par la police pour deux affaires, il s’est réfugié chez des amis à Mirpur.
Aujourd’hui, il s’y rend à nouveau. Il se récupère encore de sa blessure à l’œil et a l’air épuisé.
Ma maison était en vue. J’ai payé la totalité du prix de la course. Il a insisté pour payer sa part.
Son visage était fatigué, mais ses yeux étaient brillants, sans trace de peur. Son courage lui vient de sa soif de justice.
Je voulais le photographier. Quand je le lui ai proposé, il a accepté. Il est sorti du pousse-pousse et j’ai pris une photo avec mon téléphone.
Le matin du 6 août, je l’ai appelé et j’ai appris qu’il allait aller chez le médecin pour faire vérifier son œil. Il pensait ensuite se rendre chez sa mère à Feni, un district du sud-est, mais il avait entendu dire que des membres des minorités avaient été agressés et qu’il y avait eu encore d’autres actes de violence. Il avait alors décidé de ne pas y aller et de se joindre aux protestations et aux manifestations locales. Sa mère devra attendre son retour plus longtemps.
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J’avais également quelques clichés pris le matin du 5 août sur mon téléphone. Compte tenu des circonstances, ou par manque de courage, je n’ai pas pu les sauvegarder.
Vers 11h30, je suis sorti dans le quartier. Devant l’entrée d’un immeuble, j’ai vu un jeune homme en train de mettre un pansement sur la tête d’un autre, au milieu d’ungroupe de garçons et de filles.
Sa chemise était couverte de sang. Je l’ai pris en photo et j’ai enregistré ce qu’il m’a dit sur une vidéo. Il m’a raconté qu’il travaillait dans un magasin de vêtements à Mohammadpur. La veille, son fils avait été sauvagement battu par des personnes hostiles au mouvement.
Voilà pourquoi il était descendu dans la rue. Il y avait rencontré ces gars. Il avait été touché au front par un plomb.
L’un des jeunes a expliqué qu’ils se rendaient à Shahbagh, non loin de l’université de Dacca. La police les a bloqués à la hauteur du croisement de Labo de sciences. Ils ont tiré des grenades à grenaille, des balles en caoutchouc et des grenades incapacitantes. Le groupe s’est dispersé pour se mettre à l’abri.
Les propriétaires des appartements leur ont ouvert leurs portes et je les ai suivis à l’intérieur. J’ai compté environ 60 personnes. Soudain, huit à dix policiers sont entrés et ont ramassé tous ceux qu’ils pouvaient.
Voyant le téléphone que j’avais dans la main, ils me l’ont arraché de force. Après de longues discussions, je l’ai récupéré. Mais j’ai dû effacer toutes les photos de la matinée et vider la corbeille.
Plus tard, j’ai appris que la police avait relâché tout le monde. Certains avaient déjà trouvé refuge dans des maisons voisines. À midi, j’ai appris qu’ils se rendaient tous à Shahbagh pour manifester à nouveau.
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Le 5 août, vers 15 heures, je me suis dirigé vers mon lieu de travail, Prothom Alo, à Karwan Bazar (près de l’hôtel Sonargaon), dans un rickshaw alimenté par une batterie. Le conducteur, d’un certain âge, n’arrêtait pas de dire des choses comme « Hasina s’est enfuie », « elle a tué tellement de gamins », et ainsi de suite.
Sur Mirpur Road, j’ai vu un grand nombre de personnes se diriger vers le Laboratoire des sciences. La plupart d’entre eux étaient jeunes. Leurs vêtements et leur langage corporel étaient très variés. Mais la joie de briser les barrières, l’excitation, étaient palpables.
Au carrefour de Sonargaon, quelqu’un est venu me serrer la main et m’a dit : « Nous sommes libres ».
Sur Airport Road, une foule se dirigeait vers Farmgate. Je suis sorti du rickshaw et j’ai traversé le cortège. J’ai interrogé quelques personnes, qui m’ont toutes dit qu’elles se rendaient à Ganobhaban.
La foule semblait innombrable. Les slogans de toutes sortes se mêlaient et couvraient tout le reste.
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La révolte, la colère, la haine et la rébellion prennent naissance dans la tête des gens. Lorsqu’elles s’accumulent, peut-on espérer une quelconque discipline dans leur expression ? C’est ce qui me fait peur.
Le soir du 5 août, deux personnes âgées que j’ai rencontrées m’ont dit qu’elles se sentaient solidaires de la colère du peuple. Mais l’une d’entre elles appréhendait aussi la suite des événements.
L’autre a expliqué que le gouvernement déchu avait récolté ce qu’il avait semé au cours des quinze dernières années. Mais il a eu le cœur brisé lorsque la maison du 32, Dhanmondi Road (résidence et musée commémoratif de Bangabandhu), partie intégrante de l’histoire du Bangladesh, a été incendiée. Il a précisé qu’il avait participé à la guerre de libération du Bangladesh.
Ces derniers jours, je me suis promené partout où j’ai pu et j’ai parlé à autant de personnes que j’ai pu. Les sentiments les plus forts exprimés devant moi étaient la colère, la rage et la haine. Beaucoup ont parlé de la douleur, du chagrin et de la détresse qu’ils ressentaient.
J’ai la soixantaine. Je ressens un besoin intérieur de comprendre les jeunes qui sont engagées dans ce mouvement. D’après ce que j’ai compris, ils n’accepteront rien qui leur soit imposé.
Personnellement, je crains la frénésie, la violence, la coercition, l’oppression et le désir de vengeance. Je ne peux ni les accepter ni les tolérer.
J’ai parlé à quelques-uns des coordinateurs du mouvement étudiant anti-discrimination - à la fois dans les hôpitaux et dans la rue. J’ai également écouté leurs propos dans les journaux et à la télévision.
Leurs paroles me donnent confiance. Des paroles mûres, cohérentes, humaines. C’est là que je trouve l’espoir. C’est sur cela que je m’appuie.
Qurratul-Ain-Tahmina