Il était un des économistes altermondialistes les plus réputés, mais peu cité en dehors des cercles universitaires et de recherche : il était un économiste marxiste. Professeur émérite à Paris Sorbonne Nord, membre du conseil scientifique d’Attac depuis sa création , ce pédagogue, décrit comme « brillant », « chaleureux », « drôle » a consacré l’essentiel de ses travaux aux devenirs de l’Amérique du Sud, entraînant à sa suite une génération de jeunes chercheurs dans ces chemins peu empruntés des pays émergents. Pierre Salama est mort à Paris le 9 août à 82 ans.
S’il fallait résumer en quelques mots ses travaux – exercice par nature périlleux – ce serait peut-être par cette phrase de Marx qu’il reprend à son compte : « Les hommes font librement leur histoire mais dans des conditions qui ne sont pas librement décidées par eux. » En d’autres termes, les concepts ne fixent rien en soi mais se déclinent en fonction d’une situation donnée. Entre l’idéalisme et le déterminisme, il y a des chemins possibles, des choix économiques et politiques qui peuvent faire bifurquer l’histoire.
Car pour Pierre Salama, l’économie est politique. Cette conviction a d’ailleurs été la matrice de sa carrière et de sa vie. Élève brillant, il se destine au départ à devenir ingénieur. Ses rencontres universitaires de l’époque en décideront autrement.
Pierre Salama en 2014 © Extrait de la chaîne YouTube d’Élise Vaillancourt
Militant contre la guerre en Algérie, il adhère vite à l’Unef, le puissant syndicat étudiant où tous les mouvements de gauche contestataires en ce début des années 1960 se retrouvent, discutent , s’écharpent. La guerre du Vietnam, les mouvements d’émancipation du tiers-monde , la remise en cause du capitalisme sont alors au cœur de toutes les discussions. Pierre Salama participe à tout et décide alors d’abandonner ses études d’ingénieur pour étudier l’économie. « Le choix de faire de l’économie, et de l’économie marxiste qui plus est, répond à une volonté militante », expliquera-t-il plus tard.
Devenu membre de la Ligue communiste révolutionnaire, Pierre Salama entame alors un chemin de défrichage ardu. Les études économiques en France sont alors un domaine poussiéreux, dominé par la pensée des économistes autrichiens. Le PCF de son côté a plongé la pensée marxiste dans le formol.
Dès ses débuts, Pierre Salama entreprend de réveiller tout cela. Afin de ne laisser aucune prise à ses détracteurs, il développe des modèles économétriques, pratique une rigueur scientifique dont il ne se départira jamais.
Dans sa thèse, Essai sur les limites de l’accumulation nationale du capital dans les économies semi-industrialisées, il donne déjà la direction de ses travaux futurs. Tout y est : les concepts revisités de production et de formation du capital dans les économies des pays émergents et surtout le rôle de l’État dans leur transformation économique. Un rôle sur lequel Karl Marx s’est peu penché, se concentrant surtout les forces antagonistes du capital et du travail. Sa thèse remporte un succès si vif qu’elle est traduite au Brésil. Un long dialogue avec les universitaires et les responsables des gauches sud-américaines s’engage. Il ne s’arrêtera plus.
Une réhabilitation de l’économie politique
Soucieux d’élargir la recherche sur les dynamiques du capitalisme, Pierre Salama crée avec Jean-Luc Dallemagne et Jacques Valier la revue Critiques de l’économie politique, sous l’égide de l’éditeur François Maspero. Point de rencontre des débats qui animent toutes les gauches de l’époque, la revue, parue pour la première fois en septembre 1970, durera sept ans. Il deviendra par la suite un des fondateurs et animateur de la revue Tiers-Monde.
En parallèle , Pierre Salama multiplie les publications sur la valeur, l’économie politique et surtout de ses travaux pionniers au sujet du tiers-monde avec des ouvrages comme la dollarisation de l’économie.
La montée en puissance du néolibéralisme à partir de la fin des années 1970 puis de la mondialisation l’oblige à élargir ses champs de recherche. C’est au travers du continent sud-américain dont il connaît remarquablement l’histoire, la structuration politique , économique et sociale de chaque pays, qu’il décrypte encore ces déferlantes.
L’évolution du continent sud-américain au cours des dernières décennies met en lumière les principes d’intrication entre les forces économiques et l’État, les bourgeoisies de chaque pays et les mouvement sociaux, qui sont au fondement de ses recherches.
Alors que l’Asie – la Chine en premier lieu – tire parti de la mondialisation grâce notamment à des politiques étatiques volontaristes, les pays d’Amérique du Sud, à partir de la crise de la dette des années 1980, renoncent à toute politique d’indépendance et de souveraineté. Ouvrant leur économie aux quatre vents, ils acceptent une désindustrialisation massive, pour ne plus miser que sur les richesses extractives ou agricoles, comme au Brésil, choisissant d’ignorer la dangerosité écologique et sociale de ces choix. La bourgeoisie argentine poussant le renoncement plus loin, en acceptant une dollarisation complète de son économie, de ses finances publiques et même de ses échanges intérieurs.
Le défi des inégalités>
Parce que le phénomène est bien plus enraciné qu’ailleurs , qu’il crée une violence sociale qui s’impose quotidiennement dans pratiquement tous les pays du continent, Pierre Salama étudie avec minutie les inégalités et ses conséquences. Dans son livre Le Défi des inégalités (éditions La découverte) qui fait suite à un précédent ouvrage écrit avec Jacques Valier, Pauvretés et inégalités dans le tiers-monde (éditions La découverte) , il insiste sur le caractère profondément dangereux du creusement des inégalités, créant des sociétés instables et excluantes. Un danger – volontairement ou non – ignoré par la majorité des économistes.
Reprenant la comparaison avec l’Asie, il souligne une nouvelle fois le rôle déterminant d’autres acteurs comme celui de l’intervention ou non de l’État, des politiques publiques, du degré d’ouverture des marchés dans le creusement ou non des inégalités. L’échec des gouvernements de gauche au Brésil, en Bolivie ou ailleurs dans les années 2010 est, selon lui, à lire à partir de cette grille. Certes, les politiques keynésiennes de relance, d’aides sociales et de redistribution sont nécessaires mais elles ne peuvent suffire en soi car elles ne modifient pas les défaillances structurelles qui nourrissent ces inégalités. La pandémie du Covid et les réponses apportées par les différents gouvernements sud-américains viendront consolider ses convictions.
Continuant à être un observateur assidu de l’Amérique du Sud, Pierre Salama s’inquiétait encore dernièrement de la puissance des mouvements évangélistes au Brésil , force motrice de l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Tout comme il prédisait à l’été 2023 la faillite économique inéluctable du gouvernement péroniste argentin d’Alberto Fernandez et l’arrivée de l’extrême droite avec Javier Milei et son traitement de choc. Pierre Salama voyait dans ces mouvements le désespoir des classes populaires qui se raccrochent à des pensées magiques, faute d’avoir su trouver une écoute et une traduction politique de leurs problèmes auprès de la gauche. L’analyse n’est peut-être pas réservée qu’aux gauches sud-américaines.
Martine Orange