Antoine Larrache et Paul Martial - Peux-tu décrire ton travail à Inprecor ?
Anna Libera - J’ai participé à la création d’Inprecor au printemps 1974 à Bruxelles où se trouvait le centre de la IVe Internationale. Auparavant, j’avais travaillé à Rouge hebdo. Un centre, parce que la Quatrième Internationale s’était beaucoup renforcée grâce à Mai 68. Avant Mai 68, la Quatrième Internationale était un groupe assez restreint. Ses sections étaient assez faibles, à part en France chez les jeunes et aux États-Unis. À la suite de Mai 68, la JCR, devenue la LCR, s’est beaucoup développée et a inspiré beaucoup de jeunes, de groupes surtout parmi les jeunes générations en Europe. On avait des sections dans pratiquement toute l’Europe et beaucoup de contacts en Amérique latine.
Le besoin d’avoir un centre permanent a émergé. Il aurait normalement dû se trouver à Paris, vu l’importance prise par la LCR. Mais Mandel [1], Udry [2], Maitan [3] et d’autres étaient tous interdits de séjour en France après Mai 68. (Les interdictions ont été levées en 1981 par Mitterrand, c’est à ce moment qu’Inprecor est revenu à Paris.)
Donc ce centre a été créé à Bruxelles, où il y avait à la fois le centre de l’Internationale, qui discutait beaucoup stratégie et tactique. Cette direction installée à Bruxelles avait un petit côté hors-sol – à part Mandel, tous venaient d’autres pays, donc avec peu de connexions personnelles et militantes, à Bruxelles – et Inprecor contribuait à l’effacer et à ancrer l’activité, parce qu’on travaillait avec la section belge, notamment pour le fabriquer. Inprecor était vraiment l’organe du Secrétariat Unifié [4] de la Quatrième Internationale. À Rouge, le journal de la Ligue, on avait un comité de rédaction, on discutait, on se répartissait les articles, etc. On faisait plus de reportages qu’on ne pouvait en faire à Inprecor.
Concrètement, ça se passait comment ?
On avait ce grand bureau, qui était un grand appartement dans le centre de Bruxelles. Dans une partie, il y avait le secrétariat de l’Internationale qui travaillait avec comme permanents Udry, Michaloux [5], Gisela Mandel, la femme de Mandel. Et puis de l’autre côté, il y avait l’atelier où on fabriquait Inprecor en français et en anglais. J’étais donc là pour la partie française. Et puis il y avait des camarades américain·es, comme Joanna Misnik [6] qui était un pilier, et son copain d’alors, Jon Rothschild. Ils travaillaient sur la version anglaise.
Il n’y avait pas vraiment un comité de rédaction formalisé, nous étions plutôt un secrétariat de rédaction et les petites mains. On fabriquait le journal. Mais il y avait des réunions informelles, où on regardait ce qu’on avait comme articles : c’était vraiment l’organe de la Quatrième Internationale. La IV s’était beaucoup renforcée, mais avec des tas de gens qu’on ne connaissait pas vraiment. Les gens qui étaient arrivés, c’était toute une nouvelle génération et ils n’avaient pas énormément de formation. Dans chaque pays, il y avait bien quelques personnes qui appartenaient à la IV dans les années difficiles, mais dans l’ensemble c’était toutes des nouvelles organisations, des nouvelles générations, des nouvelles problématiques aussi.
Quelles étaient les préoccupations ? Le bloc de l’Est devait être une préoccupation importante, non ?
Avant 68, les centres d’intérêts c’était essentiellement la guerre d’Algérie et l’Amérique latine, où le 9e Congrès de la IV soutint la guérilla. Les centres d’intérêts portaient beaucoup sur le tiers monde, comme on disait à l’époque, et ensuite l’axe s’est déplacé sur l’Europe et sur les nouvelles générations.
L’Est était une préoccupation importante, mais on n’avait pas beaucoup de contacts. Par exemple, Maitan, dans son histoire de la IV, parle d’une section en Tchécoslovaquie mais, moi qui me suis occupé de ce pays pendant des années, je peux assurer qu’il n’y a jamais eu une section, même si on avait un très bon copain, Petr Uhl, qui était très influent parmi les dissidents [7]. On s’est beaucoup préoccupé des mouvements dissidents de l’Est à la fin des années 1970, mais à cette époque-là, même si c’était dans les préoccupations, c’était moindre par rapport à l’Europe occidentale.
On avait un travail régulier. Une fois par semaine, on avait une réunion. Il n’y avait pas de conception vraiment journalistique comme par exemple la recherche d’un équilibre entre les rubriques, que l’on avait à Rouge.
La fin de la guerre du Vietnam, c’était un gros, gros centre d’intérêt, et la révolution portugaise, qui commence quelques semaines avant qu’on lance Inprecor. Deux membres du secrétariat, Udry et Michaloux, ont été envoyés là-bas, avec un copain portugais qui avait été en exil à Bruxelles, et ils nous envoyaient régulièrement du matériel.
Notre objectif était donc de coordonner toutes ces nouvelles forces dans les différents pays, et de développer des analyses qui permettent de comprendre cette nouvelle phase de luttes qui avait été ouverte par 68. C’était vraiment l’organe de la Quatrième Internationale et pas un journal militant qui fait des reportages sur tout ce qui se passe autour de lui.
Quelle était l’articulation avec la revue Quatrième Internationale ?
Inprecor suivait plus l’actualité politique et Quatrième Internationale était plus théorique. Inprecor visait une coordination des luttes, de ce qui se passait alors dans le monde même si c’était évidemment en lien avec les analyses de la Quatrième Internationale. C’était aussi une volonté d’orienter toutes ces nouvelles forces. Les analyses étaient le fruit d’échanges avec elles. Par exemple il y avait beaucoup de réunions des responsables de la IV avec nos copains portugais, des rencontres avec beaucoup d’autres forces pour développer une analyse des nouveaux mouvements. Il n’y avait pas de rédacteur en chef, ni même un comité de rédaction formel, c’était vraiment le secrétariat de la IV qui déterminait les articles qu’on publiait, et à quelles sections on allait demander de nous envoyer un article.
On publiait du matériel produit par les sections locales. Ensuite, il y avait le travail de traduction : Jon traduisait en anglais et moi en français. Puis, la fabrique. Les dimanches après-midi, avec Joanna, on montait alternativement les maquettes de l’anglais et du français et lundi matin, on allait les porter à l’imprimerie de la section belge, où elle tirait son propre hebdo La Gauche [8]. Après, on l’expédiait aux abonnés et aux différentes sections. C’était ça, le côté pratique de la fabrication du journal.
Comment l’Internationale avait elle les moyens de sortir ces publications ?
On avait plein de nouvelles sections qui cotisaient, donc il y avait beaucoup plus d’argent pour faire ce genre de choses. De plus l’équipe était complètement sous-payée, Joanna, Jon et moi travaillions 7 jours sur 7, et on bénéficiait de l’imprimerie de La Gauche, qui nous faisait des prix. C’est comme ça qu’on y arrivait.
On envoyait dans beaucoup de pays, partout où on avait des sections. La version anglaise était distribuée dans plus de pays que la version française évidemment.
Par exemple en Afrique, vous envoyiez la version française j’imagine ?
Je ne suis pas certaine, je n’ai pas de souvenirs qu’on avait vraiment des contacts en Afrique. À cette époque-là, les contacts avec l’Algérie passaient surtout par Pablo parce que c’était lui qui avait organisé la solidarité au moment de la guerre de libération. Plus tard, dans les années quatre-vingt, Inprecor s’est plus intéressé à l’Afrique car on avait plusieurs camarades qui avaient des liens en Afrique francophone et en Afrique du Sud.
On envoyait Inprecor en Italie, en France, en Suisse. On envoyait les versions anglaises dans les pays plutôt anglophones. On l’envoyait aussi en Amérique latine. Les Allemands faisaient leur propre Inprekorr. Ils traduisaient en allemand depuis les versions française ou anglaise. Les Espagnols, qui étaient encore clandestins à l’époque, faisaient la même chose pour l’Espagne et l’Amérique latine. On couvrait à peu près la réalité de la Quatrième Internationale à l’époque, qui était un vrai réseau transcontinental avec beaucoup de voyages : comme le centre de l’Internationale était à Bruxelles, beaucoup de militant·es de pays lointains venaient de temps en temps, donc on pouvait les interviewer. On fonctionnait vraiment en symbiose totale avec le réseau de la Quatrième Internationale.
Quand tu dis que c’était l’organe de la Quatrième Internationale, comment se passaient les discussions ? Prenons l’exemple de la révolution portugaise, comment avez-vous mené la discussion sur ce à quoi allait servir Inprecor dans ce cadre-là ?
C’était surtout des discussions politiques au niveau du secrétariat de la Quatrième Internationale, et il décidait ce qu’on publiait. Comme Udry et Michaloux étaient à Lisbonne, sur le Portugal on avait un flux très régulier, même si la dominante n’était pas l’information, mais plutôt le traitement des événements par le prisme analytique de la Quatrième Internationale.
En 1975, je me souviendrai toujours du numéro qu’on a fait sur la chute de Saigon, parce qu’on était dans nos bureaux situés dans le centre de Bruxelles et, pendant qu’on était en train de maquetter la une, est passée sous nos fenêtres une grande manif de joie des gens qui avaient soutenu le Vietnam. Alors on est descendu faire un petit bout de la manif, on se sentait partie prenante d’une certaine réalité politique malgré le contexte de ce Secrétariat Unifié séparé des grandes sections de la Quatrième Internationale.
Quand j’ai travaillé ensuite comme journaliste, j’ai dirigé la rubrique internationale du quotidien Rouge, tous les matins on avait une réunion – d’abord dans la rubrique internationale – où on discutait de ce qu’on allait couvrir, comment on allait s’organiser, et puis après on proposait à la réunion du secrétariat de rédaction. On allait vraiment chercher l’information, on pouvait décider d’envoyer un·e journaliste au Sahara occidental par exemple (et on l’a fait !). À Inprecor il n’y avait pas ce genre de discussions. On couvrait les événements comme la révolution portugaise, la fin de la guerre du Vietnam, ça c’était des incontournables, puis telle personne dans telle section nous disait « voilà ce qui se passe, on peut vous envoyer un article » et puis de temps en temps, le secrétariat produisait un texte d’orientation à publier.
L’interview de Mariana, qui a travaillé beaucoup plus tard, donne l’impression d’un organe de presse militant évidemment où on discute sur ce qu’on va publier. Mais nous, on nous donnait la ligne, puis des articles qui incarnaient la ligne. Je pense que ça jouait un rôle très important à l’époque. D’ailleurs quand tu réfléchis à l’histoire du premier Inprecor, celui de la Troisième Internationale, c’est aussi un peu la même fonction. La Troisième Internationale avait une envergure tout autre que nous évidemment, mais elle s’est retrouvée aussi avec toute une série de nouvelles forces après la révolution bolchévique, de nouveaux partis qui émergeaient. Pour la IV c’était pareil. Ces nouvelles organisations disaient « on veut faire comme vous, on est d’accord avec vous », mais on ne les connaissait pas et eux ne connaissaient pas toujours la Quatrième Internationale, sauf que c’était une organisation qui avait survécu, qu’elle était antistalinienne, qu’elle portait le drapeau disons tiers-mondiste – parce qu’il y a eu beaucoup de soutien à Hô Chi Minh puis à Cuba et la guérilla en Amérique latine, donc ça attirait des tas de gens. Mais il y avait souvent une connaissance superficielle de notre programme.
Maitan raconte très bien cette réalité dans son bouquin sur l’histoire de la Quatrième Internationale [9] – dans lequel il ne parle pas du tout d’Inprecor d’ailleurs. Et parfois il y avait des surprises, quand on se découvrait davantage, ce qui explique le nombre de scissions et de difficultés.
Il y avait aussi une idée de coordonner ces nouvelles sections. Ce n’était pas simplement informer et former ces nouvelles générations qui avaient rejoint la Quatrième Internationale. Mais cette vision de coordonner les mouvements. On était un peu « mégalo », avec un petit secrétariat à Bruxelles, de chercher à coordonner des mouvements sociaux qui se développaient tout autour de la planète, mais enfin c’était le sens même de l’Internationale à l’époque.
Tu dirais que tout ça c’était le produit d’un objectif conscient dans le congrès, dans le Comité International ?
Ça été décidé au congrès après 68, le dixième. Cette idée de renforcer un centre permanent de la Quatrième Internationale et de publier un organe dans un certain sens de centralisation, c’était totalement conscient. Aider, coordonner les mouvements qui émergeaient après 68, former ces nouvelles générations à une vision révolutionnaire, c’était une décision de la Quatrième Internationale.
Et l’idée de publier des articles qui ne viennent pas de la Quatrième Internationale comme on le fait aujourd’hui ?
À l’époque ce n’était pas du tout la conception. La conception c’était vraiment d’avoir un organe qui permette de mettre ensemble du point de vue intellectuel et politique toutes ces nouvelles forces qui avaient rejoint la Quatrième Internationale.
Est-ce que tu te souviens de retours des différents pays ?
C’était très bien pris, je pense que ça a été utile. Moi j’étais très internationaliste, très Quatrième Internationale, même si je trouvais qu’il y avait un petit côté mégalo de vouloir tout contrôler à partir d’un tout petit centre. Heureusement, comme on avait des sections qui étaient très ancrées dans le réel de la lutte, ça compensait, ça ne se sentait pas trop. Je pense que ça a été très utile : quand tu relis il y avait des analyses de mouvements révolutionnaires qui se développaient et qui étaient produites dans le feu de l’action – tout ce qui était écrit sur le Vietnam et sur l’Europe.
Sur la base des écrits de Jon Rostschild qui travaillait aussi avec nous, qui parlait l’arabe et s’intéressait beaucoup au conflit israélo-palestinien, il y avait pas mal d’articles sur cette question. On était juste après la guerre du Kippour en 1973. Il y avait le mouvement palestinien et 50 ans plus tard on n’est pas plus avancés, on a même reculé dramatiquement. Il y avait beaucoup de choses sur le Moyen-Orient.
On voulait produire des analyses solides dans le feu de l’action, ce n’est pas toujours facile et je pense qu’il n’y a pas à rougir de ce qui a été fait. Je pense que ça a été utile parce que moi qui voyageais énormément en Europe, je rencontrais des gens qui étaient autour de la IV, connaissaient Inprecor, lisaient Inprecor et trouvaient que c’était utile. C’était un journal qui apportait beaucoup de nourriture intellectuelle et politique au vu de l’actualité dans le monde. Il y avait aussi beaucoup de presse locale des sections qui pouvaient reprendre ou adapter des articles, c’était aussi un peu la fonction d’Inprecor.
Et ton bilan personnel ?
On fonctionnait tous ensemble, on était une très bonne équipe avec notre sur-optimisme révolutionnaire et, comme on n’avait pas beaucoup de copains à Bruxelles, on socialisait ensemble. C’était une très bonne période et on avait l’impression qu’on faisait quelque chose d’utile, de concret. Tu avais quelque chose entre les mains à la fin de ta semaine, au lieu de l’avoir passée à des grandes discussions politiques tirant des plans sur la comète révolutionnaire. Ton journal partait dans plein de pays européens et les gens le lisaient. Les articles étaient repris, on était même cité par la presse. C’était une période très riche et enrichissante, notamment parce que des luttes gagnaient. Ce n’est pas comme maintenant, on participe à plein de luttes… mais elles perdent.
Il y avait une autre ambiance, un fondement pour un certain optimisme révolutionnaire. On travaillait dur, 7 jours sur 7, et puis si à minuit on n’avait pas fini, on restait jusqu’à 2h du matin parce qu’à huit heures il fallait apporter le journal le lundi matin à l’imprimerie, donc tu ne pouvais pas leur dire « on va se coucher, on finira ça demain ».
On travaillait dur, mais dans la joie.
Le 21 mai 2024
Propos recueillis par Antoine Larrache et Paul Martial.