Chicago (Illinois, États-Unis).– « Eh les démocrates ! Vous ne pouvez pas vous cacher. Vous êtes coupables de génocide ! » Ce n’est pas tous les jours que les terrains de baseball d’Union Park, près du centre de Chicago, entendent retentir un tel slogan. Bienvenue à la « Marche sur la DNC » (convention nationale démocrate), la « plus grande mobilisation propalestinienne de l’histoire de la ville », selon son porte-parole, Hatem Abudayyeh. La marche coïncide avec l’ouverture, lundi 19 août, de la convention démocrate, un grand raout de quatre jours au cours duquel Kamala Harris acceptera l’investiture de son parti comme candidate à la Maison-Blanche.
Après s’être donné rendez-vous au parc, munis d’innombrables drapeaux palestiniens (et égyptiens ou libanais…), les deux mille marcheurs et marcheuses présent·es pour l’occasion – loin des dizaines de milliers annoncés – ont défilé jusqu’aux portes du site de la convention, quelques heures avant que celui qu’ils et elles appellent Genocide Joe (« Joe le génocidaire ») ne s’exprime. Leur objectif : obtenir un cessez-le-feu permanent et la fin de l’assistance militaire des États-Unis à Israël.
Un petit groupe de manifestant·es a bien tenté de pénétrer dans le périmètre de sécurité, mais il a été stoppé par l’imposant contingent de policiers et militaires déployés pour l’événement. « Nous espérons que les cadres démocrates entendront le message et arrêteront d’armer l’État hébreu. C’est dur pour nous de voir notre peuple se faire massacrer tous les jours à la télévision. Je n’en peux plus », explique Yusef. Originaire de Jérusalem-Est, il fait partie des 85 000 Palestiniens et Palestiniennes établi·es dans l’agglomération de Chicago. « Pour moi, les deux partis, démocrate comme républicain, ont perdu mon vote. Il n’y a rien de pire que de soutenir un génocide », poursuit-il.
Lors de la marche propalestinienne à Union Park, pendant la convention démocrate, à Chicago, le 19 août 2024. © Photo Alexandra Buxbaum / SPUS / Abaca
Outre des associations palestiniennes locales, la marche a rassemblé des dizaines de groupes d’horizons divers (féministes, anticapitalistes, groupes de défense des immigré·es, des personnes LGBTQIA+…), communiant autour d’un même rejet de toutes les formes d’oppression, symbolisées par le conflit à Gaza. Une seconde marche aura lieu jeudi 22 août, au dernier jour de la convention, quand Kamala Harris prendra la parole.
Pour les protestataires, le verdict est clair : le parti a abandonné Gaza. Et ce n’est pas la vice-présidente qui va les faire changer d’avis, même si elle est perçue comme plus sensible à la cause palestinienne que le président sortant. « L’abandon de Biden n’est pas suffisant, nous demandons la fin des massacres et des ventes d’armes. Nous ne l’obtiendrons pas si nous nous rangeons derrière Kamala », a lancé l’un des intervenants.
« Pas d’embargo sur les armes : pas de vote, a résumé Jeremy Dareluz, un jeune Américain qui descend de rescapé·es du génocide arménien de 1915. Cela vaut pour Kamala Harris comme pour les républicains. »
700 000 électeurs et électrices
Pour le moment, la candidate ne leur pas donné grand-chose à se mettre sous la dent. Lors d’un récent déplacement dans le Michigan, où vit une importante communauté arabe et musulmane, elle a confié à deux militant·es propalestinien·nes qu’elle était ouverte à poursuivre le dialogue sur un tel embargo, mais son conseiller à la sécurité nationale, Phil Gordon, a indiqué dans la foulée, sur le réseau social X, qu’il n’était pas question de reconsidérer l’aide militaire de plusieurs milliards de dollars octroyée tous les ans par Washington à Israël.
À l’issue d’une rencontre avec Benyamin Nétanyahou, en juillet, quelques jours après l’abandon de Joe Biden, la candidate a affirmé à la presse qu’elle ne resterait « pas silencieuse » face à la crise humanitaire à Gaza, mais aussi qu’elle continuerait à apporter un « soutien d’acier » à Israël. « Certes, elle a montré plus d’empathie et de sympathie que Joe Biden envers le peuple palestinien, mais nous devons maintenir la pression », raconte Lexis Zeidan, une militante propalestinienne de Detroit (Michigan).
Cette trentenaire chrétienne d’origine palestinienne fait partie du mouvement Uncommitted (« les non-engagés »), une campagne nationale née dans le Michigan qui a appelé les électeurs et électrices démocrates à voter blanc pendant les primaires du premier semestre. Leur but est de montrer le désaccord d’une partie de la base avec le soutien de Joe Biden à Israël et de le pousser à changer sa politique. Au total, l’initiative a conduit plus de 700 000 personnes dans différents États à opter pour ce vote contestataire.
Ce bloc est représenté au sein de la convention par une trentaine d’élu·es Uncommitted, bien décidé·es à utiliser la présence des ténors démocrates et de centaines de journalistes pour se faire entendre et mettre la pression sur Kamala Harris.
Ce n’est pas facile. Certes, ils et elles ont obtenu la possibilité d’organiser une conférence sur les droits des Palestiniens et Palestiniennes, mais le groupe aimerait qu’une personnalité palestinienne-américaine puisse s’exprimer devant l’ensemble de la convention, le « gros lot » en termes de visibilité. Cette requête s’est heurtée jusqu’à présent à une fin de non-recevoir. Et le programme officiel du parti, adopté lundi 19 au soir soir par les délégué·es et rédigé avant le renoncement de Joe Biden, ne fait pas mention d’un cessez-le-feu ou de la fin de l’assistance militaire à Israël.
Délégué « non engagé » du Michigan, Abbas Alawieh veut surtout que Kamala Harris fasse preuve de clarté. « Nous voulons qu’elle nous dise comment elle compte soutenir une politique qui mettra un terme à l’envoi d’armes pour mettre les États-Unis en conformité avec les lois internationales de protection des civils. Sans cela, il sera difficile pour nous de convaincre les centaines de milliers d’électeurs qui ont voté blanc de la soutenir », dit-il.
Lui et les autres membres du mouvement font valoir qu’il sera plus difficile pour la démocrate de s’installer au Bureau ovale sans eux. Dans le Michigan, l’un des Swing States qui déterminera l’issue de la présidentielle, le vote Uncommitted a représenté plus de 100 000 personnes (en 2020, Joe Biden l’a remporté de 150 000 voix environ). « Nous voulons qu’elle nous aide à l’aider, mais elle doit annoncer clairement ses intentions », poursuit Abbas Alawieh.
Face à l’enthousiasme pour Kamala Harris
Ce militant d’origine palestinienne, devenu l’un des piliers du mouvement, s’exprimait lundi matin lors d’une conférence de presse aux côtés d’une dizaine d’autres délégué·es Uncommitted, arborant pour certain·es des keffiehs rouge et noir et des pin’s « Pas une bombe de plus ». Ils et elles tiendront d’autres conférences de presse dans les jours qui viennent en présence de leaders progressistes et d’humanitaires qui se sont rendu·es à Gaza.
Même si l’enthousiasme du parti pour Kamala Harris n’aide pas la petite délégation, celle-ci ne désespère pas de faire entendre sa voix. Yaz Kader, un délégué de l’État de Washington, indique qu’il a discuté depuis son arrivée à Chicago avec des homologues de tout le pays très réceptifs à l’idée d’un embargo sur les armes. « Le parti démocrate est, en réalité, très uni sur ce sujet. L’essentiel de la base y est favorable, affirme-t-il. Certes, on ressent la pression de se ranger derrière Kamala Harris au nom de l’unité face à Donald Trump et nous faisons parfois l’objet d’attaques racistes au sein de notre propre camp, mais quand nous parlons avec les délégués individuellement, l’humanité l’emporte. »
Lilian Jimenez, une députée de l’Illinois qui soutient le mouvement, pense que l’équipe de campagne de Kamala Harris et les instances dirigeantes du parti « sont à l’écoute », mais qu’il faut néanmoins « continuer à se battre ». « Si le parti ne change pas de position, nous ne pourrons pas mobiliser de nombreux électeurs, notamment les populations racisées, qui veulent un revirement. »
Mais il est difficile de voir comment la candidate pourrait changer de position à ce stade de l’élection. Portée par l’enthousiasme de la base et de bons sondages, elle ne veut pas risquer de se mettre à dos l’électorat juif ou centriste, qui voit dans certaines mobilisations propalestiniennes des foyers d’antisémitisme et de violence.
Ces dernières semaines, les candidat·es démocrates propalestinien·nes engagé·es dans les primaires pour le Congrès ont connu des résultats mitigés. Si la députée du Minnesota, Ilhan Omar, s’est maintenue, ce n’est pas le cas de deux autres stars progressistes, Jamaal Bowman (New York) et Cori Bush (Missouri), battu·es par des adversaires financés par l’influent lobby pro-israélien Aipac (American Israel Public Affairs Committee) à grands coups de millions de dollars.
Barney Stever, un manifestant rencontré à la marche de Chicago, ne se fait guère d’illusions. « Il n’est pas trop tard pour qu’elle change de position et qu’elle me convainque de voter pour elle, mais je n’y crois pas, dit-il. Je suis content que Joe Biden ait jeté l’éponge. Kamala Harris est plus jeune et parle mieux, mais les vents contraires sont trop forts. »
Alexis Buisson