Beaucoup l’ont découverte avec sa candidature aux primaires démocrates en 2019. Un an plus tard, Joe Biden lui proposait de former avec lui un « ticket présidentiel ». Première femme à accéder à la vice-présidence des États-Unis, Kamala Harris reste pourtant une énigme.
Héritière d’un long combat pour les droits des Afro-Américaines, elle a montré qu’elle avait des convictions, du courage et du savoir-faire. Pour ses soutiens, son accession à la fonction suprême n’a toujours été qu’une question de temps.
Dans son livre Kamala Harris, l’héritière (éditions de l’Archipel), publié en 2023, Alexis Buisson, qui collabore pour Mediapart depuis les États-Unis, a retracé son bilan et se demande si elle sera à la hauteur des espoirs qu’elle suscite. Il a sondé proches, anciennes collaboratrices ou collaborateurs, mais aussi adversaires, pour composer son portrait. En voici les bonnes feuilles.
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Dès le début de son mandat, Kamala Harris s’emploie à renouveler le bureau de la vice-présidence. Elle s’entoure notamment d’une équipe de femmes de couleur, à l’image de la diversité du gouvernement. Les équipes de Joe Biden veulent la mettre en valeur. Elle est presque systématiquement présente au côté du président lors de ses premières interventions. La dénomination « Biden-Harris Administration » est préférée à « Biden Administration », comme le voudrait la coutume. « Joe Biden lui donne un accès similaire à celui dont il avait bénéficié avec Barack Obama, explique Noah Bierman [journaliste au Los Angeles Times – ndlr]. Il est entouré de collaborateurs qui travaillaient avec lui quand il était vice-président. Ils comprennent ce que cela signifie de voir le monde par les yeux d’un vice-président. La frustration est très forte dans ce rôle. Si Joe Biden prend une mauvaise décision, cela affectera aussi la popularité de son “VP”. Si le président commet une erreur, il aura très vite une occasion de se reprendre. Tel n’est pas le cas du vice-président. Il est comme un goal de football : on se souvient moins des tirs qu’il a arrêtés que de ceux qu’il a encaissés. »
Alors que l’afflux d’immigrés sans-papiers augmente à la frontière sud, Joe Biden charge sa vice-présidente, en mars 2021, de régler la question de l’immigration en provenance du « Triangle du Nord ». Une tâche décrite par beaucoup comme impossible, doublée d’un dossier très sensible sur le plan politique. En effet, la porosité de la frontière est un sujet toxique, que les républicains ont l’intention d’exploiter pour accuser le nouveau gouvernement d’être trop laxiste envers les clandestins et de jouer avec la sécurité des Américains. Ce dossier glissant permet néanmoins à la nouvelle vice-présidente de faire ses premiers pas sur la scène internationale. En juin, elle se rend au Mexique et au Guatemala pour rencontrer des représentants de la société civile et les présidents des deux pays. Elle se familiarise à cette occasion avec les pressions qu’impose sa fonction. Au Guatemala, elle, la fille d’immigrés, encourage les candidats au départ à rester dans leur pays – « Ne venez pas, ne venez pas » –, en dépit de la pauvreté et de la violence qui y règnent. La députée démocrate de New York Alexandria Ocasio-Cortez s’insurge contre ces déclarations qu’elle juge proches de celles de Donald Trump. « On ne peut pas contribuer à mettre le feu à la maison de quelqu’un et lui reprocher de s’enfuir », dit-elle. Les associations d’aide aux réfugiés ne décolèrent pas non plus. Au Mexique, la vice-présidente donne une interview maladroite à la chaîne américaine NBC pour répondre à ceux qui, y compris dans son propre camp, lui reprochent de ne pas se rendre à la frontière pour évaluer la situation. « Et je ne suis pas allée en Europe non plus ! », lance-t-elle, visiblement agacée. Elle finira par faire le déplacement fin juin, après que Donald Trump a fait savoir qu’il irait.
Les polémiques la poursuivent à Washington. Certains donateurs se plaignent de ne plus avoir de ses nouvelles. Des élus de son parti ne sont pas contactés ou recontactés par son bureau. Les journalistes lui reprochent de ne pas se rendre plus disponible pour répondre à leurs questions. Pis : certains seraient même placés sur une liste noire. Leur tort serait de ne pas comprendre son « expérience de vie ». Ceux qui recourent à des qualificatifs qu’elle n’apprécie guère, comme « prudente », sont bannis. En outre, son début de mandat est marqué par des problèmes de personnel. Après son déplacement turbulent en Amérique centrale, deux employés de son staff chargés de l’organisation des voyages ont rendu leur tablier. Officiellement, leur départ était programmé depuis longtemps ; mais certaines sources confient à Politico.com qu’au moins l’un des deux a raccroché en raison de désaccords sur la gestion des équipes. Les critiques ne mettent pas directement en cause Kamala Harris, mais son ex-cheffe de cabinet, Hartina Flournoy. Cette ancienne de l’administration Clinton gérerait le personnel à la baguette. « À la différence de Joe Biden, elle n’a pas pu compter sur un cercle stable. Cela rend plus difficile la mise en œuvre de projets sur le long terme », estime Noah Bierman.
Les problèmes de ressources humaines, qui se poursuivront les mois suivants, plombent l’élue depuis le début de sa carrière politique en Californie. « Il y a deux genres de personnes : celles qui la suivront toute leur vie et celles qui se consument rapidement, explique Brian Brokaw, l’un de ses anciens collaborateurs. Comme beaucoup à ce niveau de responsabilités, elle a des attentes très élevées. Elle travaille très dur et attend que tout son entourage fasse de même. C’est trop demander pour certains. » Il se souvient de réunions subitement abrégées car la patronne estimait que « nous n’avions pas fait notre travail ». « Plutôt que de perdre son temps, elle nous disait : “On dirait que vous avez encore du boulot. Revenez vers moi quand vous aurez trouvé la solution”. »
Face à l’accumulation d’articles négatifs, en août 2021, plusieurs de ses amies organisent un dîner pour réfléchir à la meilleure manière de lui venir en aide. Elles perçoivent dans cette couverture médiatique le reflet d’un certain sexisme de la presse, qui n’est pas sans rappeler le traitement subi par Hillary Clinton durant la campagne de 2016. En novembre, CNN publie un article au vitriol sur de prétendues tensions entre les équipes de Kamala Harris et la Maison Blanche. Les premières seraient frustrées qu’elle ait été chargée du dossier migratoire, dont elle ne voulait pas s’occuper, et contrariées que la présidence ne vole pas davantage à son secours quand elle est la cible de critiques.
« [Son équipe] pense que Joe Biden ne la protège pas, donnant la priorité à ses propres objectifs. Certains s’en prennent à des membres spécifiques de la West Wing qui, assurent-ils, voudraient la voir échouer », écrivent les journalistes Edward-Isaac Dovere et Jasmine Wright. « D’autres encore craignent qu’elle se repose trop, comme elle l’a toujours fait dans sa vie politique, sur sa sœur Maya, son beau-frère Tony West et sa nièce Meena Harris » pour les décisions de recrutement. « Il a fallu tenir la famille encore plus à distance, mais peu de personnes s’attendent à ce que la situation en reste là, surtout avec une vice-présidente qui se sent isolée et qui est très regardante sur les personnes en qui elle peut avoir confiance. »
Elle se passerait volontiers de cette mauvaise presse. Car les républicains sont bien décidés à exploiter le moindre de ses faux pas pour tuer dans l’œuf sa candidature en 2024 ou 2028. Ils vont jusqu’à l’accuser, à tort, d’avoir parlé avec un accent français lors de sa visite à Paris en novembre 2021 et de s’être montrée insensible au sort des ménages les moins fortunés en achetant des ustensiles de cuisine pour 600 dollars dans un magasin de la capitale ! « Cette virée shopping intervient alors que les Américains souffrent de l’inflation la plus élevée en trente ans, mettant sous pression les consommateurs et les petits commerces. Le gouvernement Biden a insisté sur l’importance d’acheter américain, appelant toute son administration à soutenir la production dans notre pays », s’est enflammé le site conservateur Washington Free Beacon en révélant cette affaire.
La vice-présidente états-unienne Kamala Harris le 10 juin 2022, en Caroline du Sud. © Photo Logan Cyrus/AFP
Ces attaques – objectivement exagérées – ne sont pas les plus violentes. Pendant la campagne de 2020, déjà, Donald Trump et ses partisans ont remis en question l’éligibilité de Kamala Harris, jetant le doute sur le statut migratoire de ses parents au moment de sa naissance. Comme Barack Obama, son nom est moqué pour mieux rappeler ses origines étrangères. « Kamala-mala-mala, peu importe… », a ainsi ironisé un candidat républicain lors du scrutin sénatorial de 2020 en Géorgie, suscitant une vive indignation dans le camp adverse. Avant la présidentielle, une étude avait démontré qu’elle était la femme de couleur la plus attaquée sur le web (78 % des posts), devant les députées Alexandria Ocasio-Cortez et Ilhan Omar, qui est musulmane. « Harris pourrait bien être l’élue la plus ciblée de l’Internet », a affirmé le Los Angeles Times. Elle trouve du réconfort dans ses conversations privées avec d’autres femmes de pouvoir, aussi bien Hillary Clinton ou Condoleezza Rice – l’ex-secrétaire d’État noire de George W. Bush – que l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel. « Elle incarne les trois aspects que les partisans trumpistes haïssent le plus : elle travaille sur le dossier de l’immigration alors qu’ils détestent les migrants, elle est une femme de pouvoir et, en plus, elle est noire et asiatique », résume Chet Whye, un consultant politique démocrate qui l’a aidée lors de sa campagne présidentielle.
Dans l’opinion publique aussi, elle est à la peine. Après son déplacement en Amérique centrale, la part des Américains qui ont d’elle une opinion défavorable est devenue majoritaire. En août 2021, elle était plus populaire que ne l’était son prédécesseur Mike Pence, mais beaucoup moins que les vice-présidents Joe Biden ou Dick Cheney. Ce n’est guère surprenant. Compte tenu de la polarisation croissante de la vie politique américaine, les « VP » ne sont plus considérés comme des personnalités fédératrices. Il n’empêche : si les sondages restent bas, cela pourrait aiguiser les appétits de potentiels rivaux pour les primaires de 2024 ou 2028. Les noms du jeune ministre des transports Pete Buttigieg et de la porte-drapeau des droits civiques Stacey Abrams circulent déjà. Tout comme celui de Gretchen Whitmer, ré-élue gouverneure du Michigan à l’issue des midterms de 2022. « Je ne serais pas étonné qu’émerge une autre personnalité qui marque davantage les esprits, un sénateur ou un gouverneur. Elle ne remplacera pas Joe Biden de manière automatique », avance Yann Coatanlem, président du think tank Praxis et auteur de l’ouvrage Le Capitalisme contre les inégalités.
À mi-mandat, elle reste néanmoins en position de force du fait de son avantage institutionnel et médiatique. En août 2022, un sondage réalisé auprès des électeurs démocrates la désigne comme la favorite dans le cadre d’hypothétiques primaires : 21 % la choisiraient, soit sept points de plus que le deuxième du classement, Pete Buttigieg. « Si Joe Biden décide de ne pas retourner au charbon, nous, démocrates, devrons être prêts à la soutenir avec la même ferveur que nous avions montrée en 2008 pour la candidature d’un sénateur noir inconnu de l’Illinois, Barack Obama, indique Chet Whye. Rien ne sera facile. Mais avec ses compétences et sa connaissance des dossiers, elle sera une candidate difficile à battre. Les démocrates savent qu’ils ne peuvent pas remporter la présidence sans le vote des femmes noires. Par conséquent, il sera difficile de la mettre sur la touche. Quiconque envisage de se présenter contre elle devra prendre ce facteur en compte. »
L’apprentissage de la vice-présidence
Malgré ces débuts difficiles, Kamala Harris prend ses marques au fil de ses missions. En novembre 2021, elle est envoyée en France pour restaurer de meilleures relations avec cet allié historique des États-Unis. Elles avaient été mises à mal par l’annonce surprise d’un partenariat stratégique entre Washington, le Royaume-Uni et l’Australie (Aukus) qui avait conduit à l’annulation d’un important contrat de livraisons de sous-marins par l’Hexagone à Canberra. À Paris, Kamala Harris soigne ses hôtes. « L’alliance entre les États-Unis et la France est la plus ancienne et figure parmi les plus fortes [pour notre pays] », dit-elle dans un communiqué. Elle profite de son déplacement pour annoncer de nouveaux partenariats entre les deux gouvernements dans le domaine de l’espace et de la cybersécurité. En visite à l’Institut Pasteur, où des chercheurs français et américains travaillent de concert sur la recherche contre le Covid-19, elle évoque sa mère, une ancienne spécialiste du cancer qui a collaboré de son vivant avec la célèbre institution française.
Quelques mois plus tard, elle retournera en Europe, mais dans des circonstances bien différentes. La guerre en Ukraine fait rage. Elle multiplie les rencontres avec les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Otan pour rechercher une solution à la crise et s’assurer que l’alliance fasse bloc face à Vladimir Poutine.
Au total, dans la première moitié de son mandat, elle a rencontré une centaine de dirigeants politiques de toute la planète – premiers ministres, présidents, monarques… Signe de la confiance que Joe Biden place en elle pour porter sa voix sur la scène internationale.
Sur le front migratoire, elle annonce en 2022 la levée de 3,2 milliards de dollars auprès d’entreprises et de fondations pour accroître les opportunités économiques en direction des populations d’Amérique centrale et encourager la contribution de grandes entreprises, telles Microsoft et Mastercard, à des programmes de soutien pour l’emploi des femmes. Cependant, les républicains ne manquent pas d’exploiter son manque de résultats : près de 2 millions d’interpellations ont lieu à la frontière entre octobre 2021 et septembre 2022, un record. En septembre, le gouverneur du Texas, Greg Abbott, a expédié des bus de migrants arrivés dans son État jusqu’aux portes de la résidence de la vice-présidente à Washington, après qu’elle eut déclaré, dans une interview, que la frontière avec le Mexique avait été « sécurisée ». « Le gouvernement Biden-Harris continue d’ignorer la crise historique dans le sud du territoire, qui a mis en danger les localités texanes depuis deux ans », affirme Abbott dans un communiqué.
D’autres dossiers s’empilent sur son bureau. Elle devient notamment la présidente du National Space Council, un organe chargé de soutenir les ambitions américaines dans le domaine de l’espace. Un portefeuille au croisement de la recherche, des nouvelles technologies, de l’industrie et du climat qu’elle utilise pour créer des passerelles entre les entreprises spatiales et les instituts de formation. Elle pilote également le plan du gouvernement Biden sur le développement de l’accès à l’Internet à haut débit, dont sont privés trente millions d’Américains pauvres ou vivant dans des zones rurales. Elle participe activement à la nomination de la juge Ketanji Brown Jackson, première Afro-Américaine à siéger à la Cour suprême, en passant des coups de fil aux sénateurs, chargés de valider les candidatures de juristes dans les tribunaux fédéraux.
La « VP » demande aussi à s’investir dans le combat pour le droit de vote, un sujet qu’elle affectionne particulièrement. Cette lutte pourrait définir le mandat de Joe Biden, qui a fait de la défense de la démocratie américaine l’une de ses priorités après l’attaque du Capitole. Dans le sillage du « grand mensonge » de Donald Trump sur le « vol » de l’élection présidentielle par les démocrates, plusieurs États contrôlés par les républicains ont restreint l’accès aux urnes. But affiché : préserver le système électoral de la fraude. Les démocrates, eux, y voient surtout une manœuvre pour exclure leurs électeurs, notamment ceux de couleur, qui rencontraient déjà de nombreux obstacles (transports, papiers d’identité expirés, manque d’information…) sur le chemin de l’isoloir. La Géorgie et le Texas, deux États où les démocrates ont progressé ces dernières années, sont les fers de lance de ce mouvement.
Les pouvoirs du gouvernement Biden en la matière sont limités : dans le système fédéral américain, les conditions d’exercice du droit de vote sont déterminées par les États. Même si les démocrates sont majoritaires à la Chambre des représentants, leurs ambitions de mettre en place des garanties au niveau national butent sur une obscure règle du Sénat, le filibuster. Elle les contraint à obtenir au moins soixante voix sur cent, soit un minimum de dix soutiens républicains, pour faire adopter la plupart des textes de loi non budgétaires. Une mission quasi impossible dans le climat de polarisation extrême qui règne au Congrès, où les deux partis n’ont même pas pu se mettre d’accord sur des mesures pour remédier à la pénurie de lait pour nourrissons ! Du fait de cette réalité, les démocrates ont dû faire une croix sur le John Lewis Voting Rights Advancement Act, un texte majeur qui devait faciliter l’intervention de l’État fédéral pour résoudre d’éventuelles entraves au droit de vote.
Cette paralysie législative n’empêche pas la vice-présidente d’agir avec les leviers qui sont les siens. En juillet 2021, elle reçoit ainsi à la Maison Blanche les élus de l’Assemblée législative du Texas qui avaient décidé de quitter leur État avant l’adoption de nouvelles limitations électorales, afin de priver la chambre du quorum requis. Kamala Harris soigne aussi ses contacts avec les militants, participant à un entretien sur Instagram avec la fille de Martin Luther King Jr., Bernice, et multipliant les tables rondes pour bâtir des coalitions de groupes divers (politiques, religieux, pro-LGBT, handicapés, droits reproductifs…). « Rassemblons les activistes qui travaillent sur le mariage gay, sur le droit de vote et l’accès à l’avortement pour voir ce qu’ils ont en commun […] car aujourd’hui les libertés font l’objet d’une attaque frontale aux États-Unis », a-t-elle déclaré en juin 2022.
À la Maison Blanche, elle reçoit des personnalités issues de groupes peu représentés dans les couloirs du pouvoir (femmes de couleur, jeunes…) pour les écouter, les conseiller et recueillir leurs retours sur le « terrain ». « En raison de ses origines et de son genre, elle est plus en phase avec les communautés marginalisées », veut croire Deborah Scott, dynamique présidente de Georgia Stand Up, une association non partisane qui défend les droits économiques et civiques des populations défavorisées de Géorgie. Cette Afro-Américaine a participé à l’une de ces rencontres en présence d’une vingtaine d’autres femmes noires. « Ce travail de dialogue et de constitution de coalitions d’intérêts n’est pas très médiatique, mais il est essentiel », soutient-elle.
Cette volonté de se rapprocher des populations peu entendues se retrouve dans ses choix de déplacements en dehors de Washington. En effet, Kamala Harris multiplie les visites de localités qui n’ont pas l’habitude de voir débarquer des élus nationaux. Depuis le début de son mandat, elle s’est ainsi rendue à Greenville, une commune rurale de Caroline du Sud, pour s’exprimer sur des mesures de développement économique. Elle est aussi allée à Brandywine, une municipalité majoritairement noire du Maryland, pour promouvoir le développement de stations de chargement pour véhicules électriques. À Sunset (Louisiane), commune de trois mille âmes, elle a discuté de l’accès à l’Internet à haut débit hors des centres urbains, l’un des grands projets de Joe Biden.
Le 24 juin 2022, alors qu’elle est en route pour l’Illinois à bord de l’avion officiel Air Force 2, la vice-présidente apprend que la Cour suprême des États-Unis, dominée par des juges conservateurs, a révoqué l’arrêt Roe vs Wade, qui avait fait de l’accès à l’avortement un droit constitutionnel en 1973. Conséquence : il revient désormais aux États fédérés de fixer leur propre politique en matière d’interruption volontaire de grossesse. Treize d’entre eux mettent en application des interdictions quasi totales de la pratique, souvent sans exception pour les victimes de viol ou d’inceste. Une régression historique. Jamais la haute cour, dont les jugements s’imposent à tout le pays sans possibilité de recours, n’était revenue ainsi sur un droit enraciné depuis des décennies.
Kamala Harris sonne la charge. Femme politique la plus puissante du pays, elle est dans une position unique pour s’exprimer sur ce sujet. Ancienne procureure, sénatrice de Californie puis candidate aux primaires de la présidentielle, elle avait fait de la santé maternelle l’un de ses chevaux de bataille. En 2019, elle avait notamment travaillé sur le Black Maternal Health Momnibus, une série de mesures destinées à lutter contre la mortalité des mères noires, lesquelles ont 3,5 fois plus de risque de succomber de complications après l’accouchement que les blanches, résultat de disparités d’accès aux soins et d’une prise en charge inadéquate par les médecins. Dans l’Amérique post-Roe, les femmes noires seraient donc les plus fragilisées. D’autant qu’elles recourent plus que tout autre groupe racial à l’IVG.
Les démocrates – et les républicains modérés – sont vent debout contre ce retour en arrière. La protection de l’accès à l’avortement est soudainement propulsée parmi les principaux enjeux des élections de mi-mandat, au cours desquelles l’intégralité de la Chambre des représentants (435 sièges) et environ un tiers du Sénat (35) seront renouvelés. Discours, tables rondes, déplacements, rencontre avec des élus pro-avortement dans des États conservateurs et des praticiens… Kamala Harris se jette de tout son poids dans la bataille. À la grande satisfaction de ses partisans, qui voient enfin pour leur championne une occasion de briller. Elle ne ménage pas sa peine. Partout où elle va, elle critique le « militantisme » de la Cour suprême et dénonce l’extrémisme des élus républicains qui veulent interdire l’IVG (interruption volontaire de grossesse). Entre février et novembre, elle rencontre les leaders politiques d’une quarantaine d’États américains. Elle multiplie les interventions sur les campus universitaires et les participations à des vidéos avec des « influenceurs » sur les réseaux Instagram et TikTok, très prisés des adolescents, pour mobiliser la jeunesse.
Ses efforts paient. À l’issue des midterms, les démocrates parviennent, contre toute attente, à conserver leur majorité au Sénat et à limiter leurs pertes de sièges à la Chambre des représentants. La forte participation de la Génération Z, née autour des années 2000, a contribué à ces bons résultats. « Si le gouvernement veut encourager les populations vulnérables à voter, il doit leur faire comprendre ce qui va changer pour elles. Kamala Harris est capable de créer des liens avec ces populations. Elles se reconnaissent en elle », poursuit Deborah Scott.
« Joe »
La marge de manœuvre de tout vice-président dépend en grande partie du chef de l’État. Le cas d’école en la matière est Nelson Rockefeller. Cantonné à un rôle purement cérémonial par le président Gerald Ford (1974-1977), il avait laissé transparaître sa frustration en expliquant son travail de la façon suivante : « J’assiste à des funérailles, je me rends sur des tremblements de terre. » À l’inverse, Dick Cheney avait perfidement exploité le manque d’intérêt de George W. Bush (2001-2009) pour les détails et les rouages de la bureaucratie, afin d’accroître les pouvoirs de l’exécutif et façonner la réponse américaine aux attentats du 11 Septembre. Son influence lui valut le surnom de « président de l’ombre ».
À première vue, le tandem que la Californienne forme avec le vétéran de Washington peut paraître déséquilibré. Contrairement à son patron, qui a passé trente ans sur les bancs du Sénat, elle n’a pas tissé de relations durables avec les sénateurs de l’opposition, au premier rang desquels leur chef tout-puissant, Mitch McConnell, malgré quatre années passées à le côtoyer dans la chambre haute. Elle n’a pas non plus établi de liens avec certains piliers démocrates. C’est ainsi qu’en décembre 2021, après avoir dû courtiser le sénateur centriste de Virginie-Occidentale, Joe Manchin, dont la voix était nécessaire au passage d’une importante réforme sociale et environnementale, Joe Biden a simplement demandé à la « VP » de passer saluer l’invité dans le Bureau ovale, sans assister aux discussions.
« C’est la première fois dans l’histoire récente qu’un président s’entoure d’un vice-président qui a moins d’expérience de Washington que lui », rappelle Noah Bierman, du Los Angeles Times. Ce dernier a observé que les déjeuners entre les deux têtes de l’exécutif étaient relativement rares. Alors que Joe Biden et Barack Obama, lors de leur première année de mandat, se voyaient environ deux fois par mois autour d’un repas d’une heure à la Maison Blanche, le duo Biden-Harris ne s’est retrouvé qu’à deux reprises pour déjeuner au cours du premier semestre 2022. Conséquence du Covid et d’un calendrier de déplacements chargé, selon leur entourage. Cela ne les empêche pas de se retrouver en tête à tête dans d’autres circonstances, notamment à l’occasion des visites surprises du président dans le bureau de sa « VP ».
Officiellement, le binôme s’entend à merveille. Après ses trente minutes matinales de vélo elliptique, Kamala Harris participe, avec Joe Biden, aux briefings top secret sur la sécurité nationale à la Maison Blanche. Lui semble avoir tenu sa promesse de campagne : sa vice-présidente doit être la dernière personne dont il recueille l’avis avant de prendre une décision majeure. De fait, elle assure avoir bien été « la dernière voix dans la salle » quand il a décidé de maintenir le calendrier du retrait militaire américain d’Afghanistan. En septembre 2022 dans l’émission politique « Meet The Press », elle a évoqué son « amitié réelle » pour « Joe ». Celle qui se voit comme sa « partenaire » en a profité pour indiquer qu’elle serait « fière » d’être de nouveau sa colistière en 2024, s’il décidait de se représenter.
Le président l’a également félicitée publiquement pour son rôle dans la mise en œuvre, en novembre 2021, d’un plan historique de modernisation des infrastructures. En plus d’avoir fait le tour du pays pour promouvoir cette initiative à 1 100 milliards de dollars, elle a tenu cent cinquante rencontres avec des parlementaires en vue de son adoption. « C’est ce que ses soutiens appellent “la diplomatie silencieuse du Congrès” », selon la chaîne d’information CNN. Un art qu’elle apprend à maîtriser. En juin 2021, elle avait organisé un dîner en présence de toutes les sénatrices (seize démocrates et huit républicaines) dans ses appartements privés, préparant même des cookies pour ses invitées. « Du fait de son profil, elle parle de certains sujets avec une expérience de vie différente de celle de Joe Biden. Elle peut toucher des publics qui n’écouteraient pas le président. C’est là que se situe sa valeur ajoutée, plus que dans ses contacts avec les parlementaires, relativise Joel Goldstein. Au côté de Biden, l’un des hommes politiques américains les plus expérimentés, elle apprend à voir le monde depuis la Maison Blanche. En nouant des contacts sur la scène internationale, elle montre au monde entier qu’elle fait partie des cercles de décision. Avant les élections de mi-mandat, elle a sillonné le pays pour soutenir les candidats démocrates. Elle se fait de nouveaux amis et pourra se tourner vers eux le moment venu. Elle a déjà été candidate à la présidentielle, il est évident qu’elle veut l’être à nouveau. »
La rédaction de Mediapart
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