Le 16 août 2024, le Parlement thaïlandais a élu Paetongtarn « Ing » Shinawatra au poste de première ministre. À 38 ans, Paetongtarn dirige depuis 2023 le parti Pheu Thai (Pour les Thaïlandais), le deuxième plus grand parti de Thaïlande. Elle est la fille de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, figure majeure et controversée de la politique thaïlandaise.
La nomination de Paetongtarn pourrait, à première vue, être perçue comme un « vent de fraîcheur » et un progrès vers plus de démocratie. Cette perception s’explique en partie par un changement institutionnel récent. Les sénateurs nommés en 2019 par le Conseil national pour la Paix et l’Ordre (CNPO) ont terminé leur mandat en juin 2024. Le CNPO était l’organe dirigeant de la junte militaire au pouvoir de 2014 à 2023, installé suite à un coup d’État. Selon la Constitution actuelle, les nouveaux sénateurs n’ont plus le droit de voter pour élire le premier ministre.
Pour autant, l’accession au pouvoir de Paetongtarn ne marque pas la fin des troubles politiques en Thaïlande. Le pays reste caractérisé par des turbulences chroniques depuis de nombreuses années.
De l’espoir à la désillusion : une année de turbulences politiques
Le 14 mai 2023 a marqué un tournant dans l’histoire politique thaïlandaise. Le parti réformateur Kao Klai (Aller de l’avant), né des cendres du parti Future Forward dissous trois ans auparavant, a créé la surprise en mobilisant plus de 14 millions d’électeurs lors des élections législatives, remportant ainsi une victoire significative. Ce résultat inattendu a ravivé l’espoir d’un véritable changement démocratique dans le pays et propulsé le très populaire leader du parti, Pita Limjaroenrat, comme potentiel premier ministre.
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Cependant, cet élan démocratique a rapidement été entravé par les structures de pouvoir en place. Malgré sa popularité, Kao Klai s’est heurté à l’opposition des partis conservateurs et des 250 sénateurs nommés en 2019 par la junte militaire, sous l’influence directe des généraux putschistes Prayut Chan-o-cha et Prawit Wongsuwan. Le parti n’a pas réussi à former une majorité au Parlement et a dû finalement se placer dans l’opposition, malgré sa victoire dans les urnes.
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Le 5 septembre 2023, Srettha Thavisin, un homme d’affaires membre du parti Pheu Thai, a été élu premier ministre par le Parlement. Son élection découle d’un accord entre le Pheu Thai et les factions pro-militaires et pro-monarchistes, en contradiction avec les engagements pris par le parti durant la campagne électorale.
Durant cette année de mandat, Pheu Thai a fait face à de nombreuses critiques, ce qui s’est traduit par une chute de sa popularité dans les sondages. Peu d’avancées politiques ont été réalisées, à l’exception notable de la légalisation du mariage pour tous en décembre 2023.
Le 7 août 2024, la Cour constitutionnelle thaïlandaise, dont l’indépendance est fréquemment remise en question, a prononcé la dissolution du parti Kao Klai. Cette décision fait suite à la campagne menée par le parti lors des élections législatives de 2023, qui appelait à la réforme de l’article 112 du code pénal, le crime de lèse-majesté.
La Cour a estimé que cette proposition de réforme constituait une menace pour le système politique thaïlandais, où le roi occupe officiellement la position de chef de l’État. En conséquence de ce jugement, le chef du parti, Pita Limjaroenrat, ainsi que plusieurs autres dirigeants, se voient interdits d’activité politique pour une durée de 10 ans.
Une semaine plus tard, le 14 août, c’est au tour du premier ministre Srettha Thavisin d’être destitué par la même Cour constitutionnelle. Cette fois-ci, la décision est motivée par des allégations de violations graves de l’éthique, notamment la nomination au sein de son cabinet d’un législateur précédemment emprisonné pour corruption.
Le marchandage politique pour le retour de la dynastie Shinawatra
L’élection de Paetongtarn consolide la présence au pouvoir de la famille Shinawatra, une dynastie politique qui a profondément marqué l’histoire récente de la Thaïlande. Son père, Thaksin Shinawatra, premier ministre de 2001 à 2006, fut renversé par un coup d’État militaire et a dû s’exiler jusqu’en 2023. Son oncle Somchai Wongsawat occupa brièvement le poste en 2008 avant d’être destitué par la Cour constitutionnelle pour fraude électorale. Sa tante, Yingluck Shinawatra, première ministre de 2011 à 2014, connut un sort similaire à Thaksin : évincée par un nouveau coup d’État, elle vit depuis en exil à Dubaï.
Le parcours des Shinawatra illustre les tensions qui traversent le pays. D’un côté, ils ont su s’attirer pendant longtemps le soutien des classes populaires, notamment dans les zones rurales, grâce à des politiques populistes. De l’autre, ils ont été accusés, entre autres, de corruption, de népotisme et de concentration excessive du pouvoir.
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Un grand marchandage politique semble avoir été amorcé par le retour d’exil de Thaksin Shinawatra en août 2023. Bien que condamné à huit ans de prison pour corruption et abus de pouvoir, sa peine a été rapidement commuée à un an par le roi de Thaïlande, quelques jours seulement après son retour d’exil.
Thaksin n’a jamais passé une seule nuit en prison, ayant été transféré dans une chambre VIP d’un hôpital de police après s’être plaint de problèmes de santé. Le mystère entourant cette hospitalisation prolongée, sa libération anticipée en liberté conditionnelle après seulement un an, et la récente grâce royale qui raccourcit sa libération conditionnelle de deux semaines, suggère qu’un accord a été passé en coulisses avec l’establishment conservateur.
L’accession au pouvoir de Paetongtarn confirme l’alliance entre Pheu Thai et les partis conservateurs et pro-militaires. Mais on peut s’interroger sur la cohérence et la stabilité à long terme de cette coalition. Le risque que Paetongtarn subisse le même sort que les autres membres de sa famille ayant exercé le pouvoir n’est pas à négliger.
Les défis qui attendent le nouveau gouvernement
La nouvelle première ministre, qui n’a que peu d’expérience en politique, hérite d’une situation économique et politique complexe.
Elle doit faire face au ralentissement de l’économie thaïlandaise et aux critiques concernant certaines promesses de campagne. C’est notamment le cas de la politique phare de son prédécesseur, Srettha Thavisin : l’introduction d’un portefeuille numérique. À travers ce système, les Thaïlandais de 16 ans et plus recevraient un versement unique de 10 000 bahts (260 €) en monnaie digitale. Cependant, le gouvernement envisage de modifier sa politique dans les mois à venir, notamment pour protéger la nouvelle Première ministre des possibles répercussions juridiques. En effet, cette politique populiste est vivement contestée, notamment par la banque centrale, en raison de son poids pour les finances publiques. De plus, la Commission nationale de lutte contre la corruption a déjà émis un avertissement selon lequel le portefeuille numérique pourrait conduire à accroître la corruption et le gouvernement pourrait être tenu responsable de négligence, de la même manière que le programme Rice Pledge a été utilisé contre Yingluck.
Sur le plan politique, le nouveau gouvernement est confronté à un défi de taille : trouver un équilibre délicat entre les diverses factions composant la coalition au pouvoir. L’alliance inédite entre le parti Pheu Thai et ses anciens adversaires conservateurs et pro-militaires soulève des interrogations quant à la capacité du gouvernement à mettre en œuvre des réformes substantielles.
Malgré cette alliance, le soutien total de ces partis n’est pas acquis, pas plus que celui des électeurs conservateurs. Paetongtarn se trouve ainsi dans une position précaire. Elle risque de faire face à des critiques de toutes parts, ce qui pourrait compromettre sa capacité à gouverner efficacement.
Dans trois ans, de nouvelles élections législatives auront lieu. Actuellement, mécontentement populaire envers Pheu Thai ne présage par une victoire. Le parti devra se confronter aux autres partis conservateurs, dont Bhumjaithai (De la fierté thaïe), de plus en plus puissant dans le paysage politique thaïlandais. En témoignent les 150 sur 250 sénateurs proches de cette formation élus en juin 2024 via un système complexe auquel la population ne participe pas.
Si Pheu Thai et Bhumjaithai n’ont pas la faveur du peuple, ils peuvent s’appuyer sur les « baan yaai » (grandes maisons). Ces réseaux d’influence, constitués de familles riches et puissantes, dominent la politique régionale et provinciale à travers un système de patronage et de clientélisme. Ce système des « baan yaai » continue de jouer un rôle crucial en faveur des partis conservateurs.
Par ailleurs, le nouveau parti Prachachon (Parti du peuple), formé par les anciens membres de Kao Klai dissous, promet de constituer une opposition vigoureuse au sein du Parlement. Avec 143 députés, ce parti, dirigé par Natthaphong Ruengpanyawut, un entrepreneur de 37 ans, entend poursuivre l’agenda réformiste qui avait séduit une grande partie de l’électorat en 2023.
Un avenir incertain pour la démocratie thaïlandaise
L’élection de Paetongtarn, malgré un certain renouvellement générationnel, s’inscrit dans la continuité d’un système politique dominé par des familles influentes et l’establishment militaro-royaliste.
L’utilisation des institutions judiciaires et des organes de contrôle comme la Cour constitutionnelle et la Commission nationale anti-corruption pour écarter les voix réformatrices soulève de sérieuses questions sur l’indépendance de ces institutions et la stabilité de l’État de droit en Thaïlande. Le message est clair : les réformes profondes ne seront pas tolérées, et le vote populaire peut être contourné par le pouvoir institutionnel.
La résilience dont font preuve les partisans des réformes, symbolisée par les fameuses valeurs françaises « Liberté, Égalité, Fraternité » arborées sur le t-shirt du nouveau Parti du Peuple, montre la détermination de ses leaders à poursuivre le combat politique pour la démocratisation de la Thaïlande. Cependant, 44 parlementaires anciennement membres de Kao Klai, dont certains font aujourd’hui partie du nouveau Parti du Peuple, font l’objet d’enquêtes susceptibles d’aboutir à leur exclusion de la vie politique, le cycle infernal ne semblant jamais s’arrêter.
Malgré quelques signes d’espoir, l’avenir de la démocratie thaïlandaise reste incertain. Sans réformes des institutions politiques et judiciaires, le pays risque de rester dans un cycle de crises politiques et économiques.
Alexandra Colombier, Spécialiste des médias en Thaïlande, Université Le Havre Normandie
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