Le jour de l’anniversaire du poète ukrainien Taras Chevtchenko, le 9 mars, une grève générale éclate à Petrograd. Les organisations de travailleurs ukrainiens de l’USDRP étaient présentes dans les usines plus importantes. Par exemple, dans l’une des plus importantes, Poutilov, l’organisation du parti comptait environ 400 membres qui participent activement au soulèvement ouvrier.
Le régiment Volinskyi, composé principalement d’Ukrainiens, est un des premiers à rejoindre les manifestations. Les étudiants ukrainiens forment un comité révolutionnaire qui déclare le jour de l’abdication de Nicolas 2 « « Dans la lutte de libération de ces derniers jours, les manifestations ukrainiennes ont joué un grand rôle en la personne des soldats ukrainiens des régiments qui ont rejoint le soulèvement. Les citoyens russes se souviendront un jour avec gratitude que dans les rangs de l’armée qui ont combattu pour liberté ainsi que les larges masses démocratiques de Petrograd, [étaient] composées en grande partie des fils... de la nation ukrainienne [4] ».
Le 22 mars 1917, la section de Petrograd de l’Association progressiste ukrainienne (TUP) exige dans une déclaration l’autonomie nationale-territoriale de l’Ukraine. Trois jours plus tard, les Ukrainiens de la ville organisent une manifestation pour commémorer l’anniversaire de Chevtchenko, à laquelle participent 30 000 civils et soldats. Le centième anniversaire de Chevtchenko avait déjà été célébré en 1914 dans la capitale du tsar mais par un « anniversaire silencieux », anniversaire interdit en Ukraine. Le comité organisateur de la célébration était composé principalement de jeunes révolutionnaires ukrainiens. L’USDRP soutient l’initiative et, selon Mykhaïlo Avdienko, fait venir 12 000 soldats et ouvriers. Mais en ce 22 mars 1917, célébrer l’anniversaire de Chevtchenko prend un sens particulier en cette période révolutionnaire. On peut en finir avec l’oppression russe, les droits nationaux de l’Ukraine peuvent être reconnus. Petro Kovaliv, diplomate écrira depuis Genève 20 ans après les événements : « Plus de 20 000 soldats ukrainiens se sont rassemblés... De nombreux rubans jaunes et bleus. De nombreux détachements de soldats de différents régiments ont apporté des drapeaux jaunes et bleus. Lorsque cette masse s’est alignée sur la Perspective Nevski, le spectacle était extrêmement majestueux et émouvant ». Après la cérémonie commémorative en l’honneur de Taras Chevtchenko, une manifestation parcourt la Perspective Nevski jusqu’au palais Tauride, où siège traditionnellement le Parlement russe. Le journal Russkaya Volya en rend compte ainsi : « Sous l’ordre des organisateurs, toute une masse immense de manifestants, atteignant 20 000 personnes, sans se mêler aux spectateurs, entourés d’une forte chaîne [de jeunes], commence à affluer sur la Perspective Nevski. Sur d’immenses drapeaux, des inscriptions sont sur fond jaune-bleu : « Vive l’Ukraine libre ».... L’orchestre joue la marche de Khmelnitski ». Le journal Rech décrit aussi la manifestation : « Les manifestants ont chanté des chants ukrainiens, tristes, envoûtants. Des orchestres militaires ont joué un mélange de musiques ukrainiennes. Des cris incessants de « hourra » ont été entendus. Une foule de plusieurs milliers de personnes est entrée dans la cour du palais et s’est tenue ici en rangées. Le représentant du comité exécutif du Conseil des députés ouvriers et soldats [Mykola Sokolov] a salué les manifestants au nom du Conseil. » Pendant la marche, toute la Perspective Nevski était recouverte de drapeaux ukrainiens et un grand portrait de Chevtchenko était porté devant. Cinq jours plus tard, le 30 mars, puis le 3 avril 1917, des délégations d’Ukrainiens de Petrograd, qui avaient alors organisé un comité national ukrainien, rendent visite au prince Lvov, premier ministre et ministre de l’intérieur du moment du gouvernement provisoire nouvellement créé. Ils demandent la nomination d’Ukrainiens à tous les postes de direction en Ukraine, la création d’un commissaire aux affaires ukrainiennes au sein du gouvernement provisoire, la satisfaction des besoins culturels et éducatifs et l’introduction de la langue ukrainienne dans l’administration des églises, des tribunaux et des écoles d’Ukraine. La nécessité de libérer les milliers d’Ukrainiens de Galicie et de Bucovine arrêtés et déportés est également discutée. Le Premier ministre tergiverse. Les nouvelles de l’effondrement du régime tsariste sont parvenues à Kyiv le 13 mars 1917 et déclenchent l’enthousiasme. Le 17 mars, le nouvel organe de la souveraineté ukrainienne, la Rada, est formé. Cette effervescence nationale inquiète le tout nouveau gouvernement provisoire russe. L’empire est menacé par ces poussées nationalitaires. Fin mai 1917, la Rada reçoit le soutien du premier congrès militaire ukrainien.
Congrès militaires panukrainiens
L’ukrainisation spontanée des unités militaires a effectivement commencé après la Révolution de Février, lorsque des conseils et comités de soldats ont commencé à apparaître en masse dans l’armée russe. Dans les régiments dominés par les Ukrainiens, ces derniers insistent pour faire reconnaître leurs unités comme ukrainiennes. Lorsque le 6e corps d’armée, commence à recevoir des quantités massives de recrues ukrainiennes, et que des officiers ukrainiens y ont été transférés à leur propre demande une vive résistance de la part des officiers russes s’y oppose. Ailleurs, l’ukrainisation a été menée avec des résultats variables [5]. Le 9 mars 1917, une réunion des militaires ukrainiens se tient à Kyiv, au cours de laquelle, en particulier, il est décidé de fonder un comité d’organisation militaire ukrainien dirigé par le colonel Glynsky, dont le but est de former des unités militaires ukrainiennes. Le 16 mars, lors d’une réunion des représentants de la garnison de Kyiv, le Club militaire ukrainien du nom de Pavlo Poloubotok est créé, et est dirigé par Mykola Mikhnovskyi [6]. Dans la charte du club, adoptée deux jours plus tard, il était indiqué qu’il « vise à unir et à se lier d’amitié dans une seule famille tous les soldats, médecins et responsables militaires du gouvernement de la nation ukrainienne sous le mot d’ordre : Russie fédérale - Ukraine autonome ». Des rassemblements similaires de représentants des Ukrainiens dans l’armée et de la marine ont également eu lieu en d’autres endroits. Le 6 mai, la session de la Rada accepte « la proposition du club militaire de convoquer un congrès des militaires ukrainiens représentant les unités, départements et organisations militaires ukrainiennes de l’arrière, du front et de la flotte ».
Le 1er Congrès militaire ukrainien se tient du 18 au 21 mai 1917 à Kyiv dans les locaux du Musée pédagogique. Environ 900 délégués de diverses unités militaires de tous les fronts, des flottes de la Baltique et de la mer Noire, ainsi que des garnisons d’Ukraine, représentant 1,5 million militaires ukrainiens, y participent. Le congrès est ouvert par le président de la Rada ukrainienne, Mykhaïlo Hrouchevsky, ensuite élu président d’honneur du congrès. Sont notamment discutées les questions suivantes : analyse des événements en cours, des positions du Gouvernement provisoire, des activités des Conseils des députés ouvriers et soldats, ainsi que de l’élaboration d’une stratégie d’action commune ; le problème de l’ukrainisation de l’armée et de la formation d’unités ukrainiennes. Parmi les autres questions traitées, celles de la terre et l’éducation tiennent une place importante. Dans la résolution concernant la première, il est déclaré que « le droit de propriété des terres et des ressources souterraines dans l’Ukraine autonome devrait appartenir exclusivement au peuple, et les conditions de répartition de ces terres entre les personnes qui y travaillent seront élaborées et déterminées » par la Rada ukrainienne, « sur la base de la justice et de l’égalité de toutes les personnes vivant sur le territoire de l’Ukraine ». Concernant le deuxième point, il est souligné que « l’éducation dans les écoles d’Ukraine » devrait être en langue ukrainienne et qu’elle devrait être assurée aux frais de l’État. Un Comité militaire général ukrainien, composé de 18 personnes et dirigé par Simon Petlioura est élu. Le comité doit coordonner ses actions avec l’état-major russe. En 1917, deux autres congrès similaires eurent lieu à Kyiv.
Le drapeau bleu-jaune flotte sur le Kremlin
Deux jours après la cérémonie commémorative de Chevtchenko, le Club militaire ukrainien de Moscou est créé « où les militaires ukrainiens doivent se réunir, comme dans leur maison natale, pour échanger des opinions, développer des tactiques, soutenir les revendications de leur peuple avec leur autorité et leurs forces armées ». Bientôt, un délégué du Club sera envoyé au Congrès national ukrainien, qui se tient à Kyiv du 6 au 8 avril 1917. Le Club envoie également ses félicitations à ce congrès :
« Nous, Ukrainiens – enseignants, soldats et officiers de la garnison de Moscou – saluons le Congrès ukrainien. Nous souhaitons entendre dans ses résolutions la volonté inébranlable du peuple ukrainien... Nous osons vous assurer que les Ukrainiens de la garnison de Moscou répondront sans crainte aux attaques de l’ennemi... Vive l’Ukraine libre. Combattez et vous gagnerez »
Lorsque la révolution atteint Moscou, les Ukrainiens locaux organisèrent « une immense manifestation avec le drapeau ukrainien près du monument de Gogol sur le boulevard qui porte son nom » (près de l’Arbat) et mènent « un travail parmi les Ukrainiens » notamment parmi les soldats stationnés dans les casernes de Moscou. Lors d’une des réunions, il est décidé de ne porter qu’un seul drapeau rouge... L’idée de « porter deux drapeaux - rouge et jaune-bleu » a été rejetée, car la majorité des socialistes « n’ont pas voulu entendre parler du drapeau national de l’Ukraine ». Plus tard, ils rejoindront les bolcheviks. Ce n’est que le jour même de la manifestation qu’« une partie de la jeunesse socialiste la plus orientée vers le nationalisme », a attaché des rubans jaunes et bleus au drapeau rouge. « Laissons, Moscou voir manifester les fils de l’Ukraine nouvellement ressuscitée » argument les jeunes révolutionnaires. Et les étudiants ukrainiens de brandir fièrement des symboles nationaux, dont l’usage était interdit sous le régime tsariste. De juillet à fin octobre 1917, « des unités ukrainiennes montaient la garde dans la garnison, et principalement au Kremlin », se souvient Smovsky. Et plus loin, il ajoute : « Puis sur la tour du Kremlin, à la place du drapeau du tsar à trois couleurs (noir-jaune-blanc), le drapeau ukrainien bleu-jaune a flotté jusqu’au moment où les bolcheviks ont pris Moscou ». Autrement dit, au lieu du drapeau de la famille Romanov, qui a abdiqué le trône, flottait sur le Kremlin le drapeau national ukrainien [7].
La Rada à Petrograd
À la fin mai 1917, la Rada décide de se rendre à Petrograd présenter ses revendications aux nouvelles autorités russes. Sa délégation de dix personnes, dirigée par Volodymyr Vynnytchenko [8], est accueillie à la gare par des représentants militaires ukrainiens de la garnison de Petrograd, accompagnés comme il se doit d’un orchestre militaire. Deux unités de soldats ukrainiens forment un garde d’honneur aux représentants ukrainiens. La délégation est porteuse de neuf revendications dont la reconnaissance du principe de l’autonomie de l’Ukraine et la participation de représentants ukrainiens aux négociations de paix, notamment en ce qui concerne la question des territoires ukrainiens en Galicie. La formation d’unités distinctes de l’armée ukrainienne à l’arrière et, dans la mesure du possible, au front est également exigée. Les délégués au congrès exigent que le gouvernement provisoire déclare immédiatement l’autonomie nationale et territoriale de l’Ukraine et soutienne à l’unanimité la Rada ukrainienne « le seul organe compétent, appelé à résoudre toutes les questions concernant l’ensemble de l’Ukraine [9] ».
« La délégation ukrainienne découvre rapidement que le principe de la « préservation de l’unité de l’État russe » guide les décisions non seulement des Cadets, mais aussi de la nouvelle direction russe en général. Il a fallu trois jours à la délégation pour organiser une réunion avec le comité exécutif du Soviet. Lorsqu’ils se rencontrèrent enfin, le Soviet évita de prendre position sur la question ukrainienne et renvoya la délégation au gouvernement provisoire. La délégation ukrainienne était particulièrement frustrée par le fait que « pas un seul » journal de la « démocratie révolutionnaire » russe (c’est-à-dire des socialistes) ne publia le mémorandum de la Rada. Les membres du gouvernement provisoire ont écouté poliment les demandes et les explications de la délégation, et ont ensuite transmis l’ensemble du problème à une commission d’experts judiciaires chargée d’examiner les aspects juridiques du problème". Cette commission mit en doute la validité juridique de pratiquement toutes les demandes ukrainiennes et, après quelques réunions, la délégation quitte Petrograd les mains vides » déplore Wolodymyr Stojko [10].
La chute du gouvernement provisoire quelques mois plus tard, avec la prise du pouvoir par le parti bolchevique n’ouvrira pas de meilleures perspectives à l’Ukraine. Il est vrai que dans ce parti le texte de référence sur la question nationale était signé... par un certain Joseph Staline [11].
Patrick Le Tréhondat
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