Et si, malgré tout, la dissolution de l’Assemblée nationale avait bien été une clarification politique ? Pas celle à laquelle on pense immédiatement, bien sûr, avec une majorité établie et un gouvernement solide. Mais ce qui a été clarifié par la décision du chef de l’État, le 26 août, d’exclure tout gouvernement du Nouveau Front populaire (NFP) est bien plus vaste : c’est le cadre dans lequel la démocratie française est autorisée à fonctionner.
Le refus de nommer Lucie Castets, la candidate du NFP, à Matignon a beau se cacher sous les atours de la « stabilité institutionnelle », le premier ministre par intérim Gabriel Attal, par ailleurs chef du groupe présidentiel à l’Assemblée (un double rôle qui en dit long sur le respect de ce camp pour ces mêmes institutions), a précisé les conditions de ce refus : c’est évidemment le programme économique du NFP qui, selon lui, conduirait « à un effondrement économique de notre pays ». En cela, il partage l’idée avancée lundi par Marine Le Pen qu’un gouvernement NFP « mènerait une politique dangereuse pour les Français ».
À gauche, le président du Medef Patrick Martin. À droite, Emmanuel Macron. © Photomontage Mediapart avec AFP
Les limites à la démocratie
Hasard du calendrier, ce même 26 août, le président du mouvement des entreprises de France (Medef), Patrick Martin, a, dans le discours d’ouverture de son université d’été à l’hippodrome de Longchamp, confirmé ce même cadre en refusant le programme du NFP qui, selon lui, « se paiera cash » par « le déclassement » de la France.
D’ailleurs, Patrick Martin est allé plus loin en demandant la poursuite des « politiques pro-business » menées par les gouvernements depuis au moins 2017. Il a d’ailleurs salué chaleureusement son « cher ami » Bruno Le Maire, locataire démissionnaire de Bercy, pour avoir été un « artisan déterminant et déterminé » de ces politiques.
Et pour enfoncer le clou, le matin même sur France Inter, Patrick Martin a même prétendu que les élections législatives n’avaient pas « sanctionné la politique économique du gouvernement actuel ». Cette offensive du Medef est une clarification importante par son alignement sur la stratégie menée à l’Élysée. Elle confirme un fait trop souvent sous-estimé à gauche : la seule boussole qui détermine les choix d’Emmanuel Macron, c’est la préservation de l’ordre économique.
Depuis le 9 juin, tout tourne autour de cette obsession. Il faut trouver une formule politique qui ne remette pas en cause les politiques économiques menées à la demande et à la satisfaction du capital. La formation du gouvernement est donc soumise à d’autres forces que celles de la logique majoritaire ou constitutionnelle, elle est soumise à ce cadre rigide d’un autre gouvernement, celui du capital.
La preuve la plus éclatante de cette réalité est que le programme du NFP est lui-même issu d’un compromis. Il est, rappelons-le, particulièrement modéré en économie. Il propose une option keynésienne qui prend acte de l’échec des fameuses politiques pro-business et de leurs conséquences néfastes. Mais ce n’est pas un programme anticapitaliste : les entreprises restent le cœur de l’organisation économique.
Mais la situation du capital est telle que même cette modération est inacceptable pour lui. C’est bien ce message que Patrick Martin, décidément très bavard ces temps-ci, a confirmé dans un entretien au Figaro le 25 août : le programme du NFP serait « insupportable » pour le pays. Rien ne serait possible pour les entreprises : ni la hausse du smic, ni l’abolition de la réforme des retraites, ni l’indexation des salaires. Le Medef se présente même comme gardien du temple de la supposée « rationalité économique » pour éviter que « nos décideurs ne s’égarent ».
L’Élysée garde le temple économique
Le patron des patrons peut être rassuré : l’Élysée est parfaitement sur cette ligne et a donc fixé les règles du jeu. Désormais, pour être acceptable, tout prétendant à Matignon devra montrer patte blanche et faire allégeance à cette fameuse « rationalité économique ». Et cela inclut de ne pas toucher aux mesures engagées depuis 2017.
Le cadre d’acceptabilité de la politique économique s’est donc fortement restreint et c’est ce cadre qui détermine la possibilité de la construction gouvernementale. Pour ceux qui en doutait encore (ils étaient apparemment encore nombreux), la politique est soumise à une force plus impérieuse, celle de l’intérêt du capital. Et c’est de cette hiérarchie dont est garant le président de la République. Bien plus que de la stabilité institutionnelle.
Emmanuel Macron a toujours défendu cette logique d’encastrement de la démocratie dans les intérêts économiques. Toute sa politique depuis 2017 le prouve. On se souviendra qu’aucune crise, ni les « gilets jaunes », ni la crise sanitaire, ni la guerre en Ukraine, ni l’accélération du désastre écologique ne lui ont fait remettre en cause ses réformes fiscales et notamment la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). On se souviendra que le rejet général de la réforme des retraites ne l’a pas freiné et que ladite réforme a été imposée au nom même de cette pseudo « rationalité » qui n’est qu’un paravent d’intérêts concrets.
Il y a de quoi sourire à voir le camp présidentiel sauter comme un cabri pour appeler à des « compromis » tout en défendant ce bilan présidentiel et en refusant de remettre en cause toute réforme d’importance des sept dernières années sur le plan économique. On veut bien accepter une taxation des « super rentes » que l’on peinera à définir et qui ne changera rien d’essentiel, mais pas davantage.
La réalité, c’est que les macronistes n’accepteront pas de compromis hors du cadre étroit défini par le Medef : la politique économique doit rester la même. C’est ici qu’agit la clarification présidentielle : l’économie est désormais exclue du champ démocratique. Emmanuel Macron entend rendre réel ce vieux rêve néolibéral, mais en le rendant encore plus contraignant car ce qu’il défend ce n’est pas seulement l’indépendance du politique et de l’économique, c’est la soumission du politique à l’économique.
Une République sous tutelle
La République si fière de sa laïcité est désormais soumise à une religion nouvelle : celle des forces économiques qui s’imposent à chacun de ses choix. Comme jadis les actes de la vieille République romaine étaient soumis à la validation des dieux par la consultation des augures, notre République moderne ne peut plus agir sans avoir reçu le blanc-seing des intérêts du capital. Ou bien la colère de la déesse économie se déchaînera sur le pays.
En d’autres termes : la République règne, mais ne gouverne pas. Celui qui gouverne, c’est le capital et il gouverne même en l’absence de gouvernement. D’ailleurs, la décision de Gabriel Attal de geler, c’est-à-dire de réduire, les crédits pour 2025 sans avoir de validation parlementaire n’est rien d’autre qu’une preuve de ce gouvernement du capital.
Pourtant, cette sacralisation des politiques économiques « pro-business » ne règle rien. Patrick Martin peut bien prétendre que la population est fort satisfaite des politiques économiques menées, les faits disent le contraire. La crise politique est la conséquence de cette politique. Le mécontentement est bien là. On peut mettre le couvercle dessus et regarder ailleurs comme le fait le patron du Medef. Mais cette réalité se rappellera immanquablement à nous.
Si les Français acceptent, de mauvaise grâce, le nouveau cadre démocratique restreint, leur mécontentement économique et social prendra inévitablement d’autres formes. Et c’est évidemment l’extrême droite qui en profitera en faisant de cette colère une nouvelle vague xénophobe. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Rassemblement national (RN) et ses alliés n’ont aucune raison de remettre en cause le cadre que vient de définir clairement le président de la République.
Derrière son discours lénifiant sur la stabilité, il n’y a que le fanatisme économique d’Emmanuel Macron. En excluant l’économique du champ démocratique, le président ouvre la porte à tous les excès au nom même de la « stabilité », c’est-à-dire au nom de la stabilité sociale.
En 121 avant notre ère, un réformateur modéré soucieux d’améliorer la situation économique de la plèbe romaine, Caïus Gracchus, fut violemment tué à Rome avec ses partisans par l’aristocratie sénatoriale dix ans après son frère. Cet acte fut validé par le Sénat au nom de la « sauvegarde de l’État », une sauvegarde qui passait donc par le refus de toute modification de l’ordre social. Peu après, le consul qui avait mis à mort Caïus, Lucius Opimius décida de reconstruire, sur le Forum, le temple de la Concorde. Une main inconnue vint écrire, selon Plutarque, une nuit, sur la base de ce nouveau temple, cette ligne : « Un travail de folle discorde a produit un temple à la Concorde. » Voilà à quoi ressemblent les leçons de stabilité de l’Élysée.
Romaric Godin