Amílcar Lopes da Costa Cabral est né le 12 septembre 1924 dans la ville de Bafata en Guinée portugaise, coincée entre ce qui était alors la Guinée française et la colonie française du Sénégal, en Afrique de l’Ouest. Ses parents étaient originaires du Cap-Vert (Cabo Verde), un archipel d’îles déshéritées de l’Atlantique Nord, situé à quelque 450 km à l’ouest du continent africain.
Au temps de la domination portugaise, les Cap-Verdiens étaient considérés comme « civilisés » parce qu’ils parlaient le portugais, étaient de confession chrétienne et s’habillaient à l’occidentale. Ils étaient classés dans la catégorie des « assimilados », c’est-à-dire les personnes intermédiaires entre la société coloniale blanche et la population noire africaine, y compris au sein de l’administration coloniale en Guinée-Bissau.
Amicar Cabral au congrès de Cassacá en 1964.
Enfant, Amicar Cabral a accompagné sa famille au Cap-Vert ; sa scolarité s’est déroulée dans un contexte économique difficile. Contrairement à ce que laisse supposer leur nom, ces îles, loin d’être verdoyantes, sont semi-arides. Restées inhabitées jusqu’auXVe siècle, les Portugais se sont approprié ce territoire stratégiquement situé sur la route maritime transatlantique pour la traite des esclaves au Brésil et dans les Caraïbes, et plus tard pour la chasse à la baleine.
Ils ont installé des Blancs dans les zones habitables et ont fait venir des Africains de l’Ouest captifs pour travailler la terre. Au milieu du XXe siècle, 69 % de la population était considérée comme métisse. La destruction des ressources naturelles par la déforestation et le surpâturage a été accompagnée, pendant cinq siècles, de sécheresses périodiques suivies de famines dévastatrices, ce qui a déclenché des vagues d’émigration qui se sont étendues jusqu’à la Nouvelle-Angleterre.
Dans la jeunesse de Cabral, les sécheresses de 1941-43 et 1947-48 ont fait entre 30 000 et 45 000 morts ; il a personnellement vécu la première.
Il n’est donc pas surprenant qu’en 1945, lorsque Cabral a obtenu une bourse d’études à l’université de Lisbonne, dans la capitale impériale, il ait choisi d’étudier l’agronomie, avec un attrait particulier pour la connaissance des sols.
Le Portugal était soumis à un régime fasciste depuis 1926. L’espace démocratique y était restreint et la gauche menait ses activités dans la clandestinité. C’est à Lisbonne que Cabral rencontra des étudiants africains d’autres colonies portugaises et qu’il noua des liens politiques avec eux. Certains d’entre eux, comme Agostinho Neto et Mário de Andrade (Angola), Eduardo Mondlane et Marcelino dos Santos (Mozambique), deviendront les principaux animateurs du mouvement de libération dans leur pays.
Comment on devient anti-colonialiste, et plus encore
Dans leur cercle, ils étudiaient les écrits socialistes brésiliens, de même que des ouvrages portant sur la discrimination raciale et les inégalités vécues par les Afro-Américains aux États-Unis. Ils lisaient et discutaient également les thèses d’Aimé Césaire (de Martinique) sur la Négritude en Afrique francophone et de Léopold Senghor (du Sénégal), dont ils allaient plus tard se démarquer de manière critique. Ils étaient en contact avec le Parti communiste portugais illégal qui travaillait en secret à travers des organisations larges telles que l’aile jeune du Mouvement de l’unité démocratique (MUD-Juvenil).
Après avoir obtenu son diplôme, Cabral a intégré le Centre agronomique de Lisbonne et y a mené des recherches dans le sud du Portugal, une région marquée par une pauvreté extrême et, ce qui n’est pas une coïncidence, par une grande inégalité dans la propriété des terres. [1]
En 1952, il choisit de retourner en Guinée pour y prendre la direction du Centre agronomique de Bissau. L’année suivante, mettant à profit son rôle officiel, Cabral effectua la première enquête agricole pour la Guinée.
Il en profita pour en sillonner le territoire et se familiariser avec sa topographie, son économie, la diversité de ses peuples et de leurs pratiques et coutumes. Cette immersion dans la réalité de cette terre et de ses habitants constituera plus tard la base de son important texte politique, « Brève analyse de la structure sociale en Guinée ».
Ses activités attirèrent l’attention de l’administration coloniale, qui lui imposa une interdiction de séjour en Guinée. Ne pouvant plus ni travailler ni agir dans ce pays, il entra dans une société privée basée en Angola où il effectua des études sur la qualité des sols et la production agricole.
En 1955 et 1956, alors qu’il se trouvait en Angola, Cabral a participé à la formation du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA). Cela souligne sa vision panafricaniste de la solidarité et de l’unité de même que son opposition intransigeante au colonialisme et à l’impérialisme où qu’ils se manifestent : au Congo, à Cuba, en Palestine, en Afrique du Sud, dans le sud de l’Arabie et au Viêt Nam.
Lors d’une visite clandestine à Bissau en 1956, Cabral et cinq autres personnes, dont son demi-frère Luís, ont fondé le 19 septembre ce qui est devenu le Parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Bien que ces premiers membres aient été d’origine cap-verdienne, leur objectif était également la libération de la Guinée-Bissau. D’autres organisations nationalistes existaient en Guinée-Bissau, généralement basées sur des personnalités et des ethnies particulières, et s’opposaient à l’union avec le Cap-Vert.
Repli sur les campagnes
Au départ, le parti clandestin a essayé de recruter parmi la minuscule classe ouvrière et les pauvres des villes de la Guinée continentale. Lorsque les dockers du quai Pidjiguiti à Bissau ont manifesté pacifiquement le 3 août 1959, le régime colonial les a brutalement réprimés, massacrant 50 personnes et en blessant plus de 100 en seulement 20 minutes.
Ébranlé par toutes ces pertes humaines et conscient de ses faiblesses, le PAIGC a commencé à déployer des actions de mobilisation dans les campagnes. À ce stade, les dirigeants étaient des intellectuels originaires des îles du Cap-Vert.
Ils ne connaissaient pas l’arrière-pays guinéen, loin des villes qu’ils connaissaient mieux. C’est là que l’étude de Cabral sur la société paysanne, notamment sur ses divisions ethniques et religieuses, et sur ses contradictions en matière de propriété foncière, de relations hommes-femmes et d’organisation sociopolitique, s’est révélée très précieuse.
Si, ainsi que Cabral et ses camarades en ont conclu, la classe ouvrière urbaine était trop insignifiante et n’était pas prête pour un changement révolutionnaire, cela signifiait-il que la paysannerie pouvait se substituer à elle ? Non. La paysannerie était la principale « force physique » du mouvement de libération, mais elle n’était pas « une force révolutionnaire »[2]. [Au contraire, en l’absence d’une classe capitaliste nationale, la petite bourgeoisie - située entre l’État colonial et les masses colonisées - est la plus susceptible d’exercer les fonctions du pouvoir d’État après la décolonisation.
Cette classe intermédiaire, dont sont issus de nombreux dirigeants de mouvements révolutionnaires au fil du temps à travers les différents espaces, a deux voies devant elle, expliquait Cabral. Elle peut céder à sa tendance naturelle à devenir bourgeoise en intégrant la bureaucratie de l’État, et en se faisant compradore au service du capital étranger dans les relations commerciales. Ou bien renaître en tant que « travailleur révolutionnaire complètement identifié aux aspirations les plus profondes du peuple ». Ces choix contradictoires constituent le dilemme de la petite bourgeoisie dans la lutte de libération nationale. Dans une phrase célèbre, Cabral l’a résumé ainsi : « Trahir la révolution ou se suicider en tant que classe ». [
Après quelques années de préparation, à l’aide de fonds, d’armes légères et d’un entraînement au combat fournis par l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie et la Chine, le PAIGC lança sa lutte armée le 23 janvier 1963[4].
Néanmoins, avant et pendant les campagnes militaires, Cabral a toujours clairement affirmé que la lutte politique était sa priorité : il fallait briser le « mur du silence » construit autour de l’asservissement des peuples africains par le Portugal[5]. [Il multipliait les voyages pour combattre l’idéologie du « lusotropicalisme », selon laquelle le colonialisme portugais s’adaptait aux besoins des peuples des tropiques et n’aurait été ni raciste ni exploiteur.
Cabral était un homme d’action, mais aussi un penseur critique et créatif. Comme nous l’a rappelé son ami Basil Davidson, « la pensée et l’action, il n’a jamais dissocié cette combinaison, de même qu’il n’en a jamais changé l’ordre ». [
Retour sur notre propre histoire
Ce n’est pas le colonialisme qui a fait entrer les colonisé.e.s dans l’histoire, contrairement à ce qui a été soutenu. Le colonialisme a en fait constitué une coupure dans l’histoire des peuples. « En prenant les armes pour nous libérer, rappelait Cabral à ses auditeurs, nous voulons revenir à notre propre histoire, sur nos propres pieds, par nos propres moyens et grâce à nos propres sacrifices »[7]. [
Au contraire, il soutenait que c’est le « niveau de développement des forces productives ... [qui] est la véritable et permanente force motrice de l’histoire »[9]. [
En outre, Cabral a dû se confronter au caractère complexe et délicat de la lutte armée, où ceux qui portent les armes peuvent devenir des oppresseurs de ceux au nom desquels ils prétendent se battre. Lors du premier congrès du parti à Cassacá en février 1964, les unités de guérilla qui opéraient de manière autonome ont été intégrées dans une armée populaire, sous le contrôle de la direction politique.
Il rappelait aux dirigeants du parti aussi bien qu’aux cadres que « nous sommes des militants armés et non des militaristes » (c’est l’auteur qui souligne). Il les mettait en garde : « Ne cachez rien aux masses de notre peuple. Ne dites pas de mensonges. Dénoncer les mensonges chaque fois qu’ils sont proférés. Ne dissimulez pas les difficultés, les erreurs, les échecs. Ne revendiquez aucune victoire facile. ... » [
Le congrès de Cassacá a également marqué un tournant important dans la mise en place d’une démarche anticipatrice. Le PAIGC a commencé à créer des institutions pour les habitants des zones libérées, leur donnant ainsi un aperçu de ce que l’indépendance et la liberté devraient signifier : des écoles, des centres de santé, des tribunaux élus, des magasins populaires où les produits pouvaient être troqués. L’agriculture vivrière pour la subsistance, la production artisanale pour le travail qualifié et le développement de petites industries furent soutenus.
Dans les zones libérées, des comités de base sont formés par élection au suffrage universel parmi les membres d’une liste établie par le parti. Cinq membres sont élus, deux places étant réservées aux femmes, et chacun se voit attribuer un domaine de responsabilité [11]. [Cette structuration s’est faite dans des conditions loin d’être idéales, en temps de guerre et non de paix, et en l’absence de compétition politique. Néanmoins, il s’agissait là d’une première expérience et d’un premier apprentissage de la démocratie participative.
Dans l’une de ses recommandations permanentes adressées aux cadres pour les orienter politiquement, il les exhortait à « garder toujours à l’esprit que le peuple ne se bat pas pour des idées, pour des choses qui n’existent que dans la tête de certaines personnes. Le peuple se bat et accepte les sacrifices nécessaires pour obtenir des avantages matériels, pour vivre mieux et en paix, pour connaître le progrès et pour garantir l’avenir de ses enfants ».
Les slogans et les revendications, aussi bons et importants soient-ils, sont « des mots vides et sans signification pour le peuple s’ils ne se traduisent pas par une amélioration réelle de ses conditions de vie »]. [
En tant que théoricien et stratège de la libération nationale, Cabral insistait sur le fait que « ceux qui dirigent la lutte ne doivent jamais confondre ce qu’ils ont dans la tête [...] avec la réalité effective du pays ». Quelles que soient les idées que nous nous faisons à partir de ce que nous lisons ou de ce que d’autres nous rapportent de leur propre expérience, il soulignait que « nos pieds sont plantés dans le sol de notre terre ». [
Les conseillers militaires étrangers ont souvent cherché à transposer leurs propres méthodes de combat à la guerre contre les Portugais en Guiné, mais Cabral y était opposé, formulant des « réserves quant à la systématisation des phénomènes »[14].
Lors de la première conférence tricontinentale à La Havane en 1966, il a souligné que même si les situations se ressemblent et que l’ennemi est semblable, « la libération nationale et la révolution sociale ne sont pas des marchandises exportables. Elles sont [...] un produit local, national - plus ou moins influencé par des facteurs extérieurs (favorables et défavorables), mais fondamentalement déterminé et conditionné par la réalité historique de chaque peuple ». [
La culture comme moyen de résistance
Pour Cabral, la culture est l’autre front de la résistance et de la lutte. Elle est à la fois bouclier et épée. « La culture est à la fois le fruit de l’histoire d’un peuple et un déterminant de l’histoire. » [1] Il la voit comme l’expression dynamique des relations sociales, principalement de celles qui se tissent entre les êtres humains et la nature, et entre les êtres humains en tant qu’individus, groupes d’individus, strates et classes.
Cependant, pour lui, la culture n’est jamais essentialiste ni statique.
Elle contient à la fois des éléments positifs et négatifs. Elle doit être forgée par le mouvement de libération nationale et ne pas seulement lui servir d’aliment. Il prenait soin de différencier ce qu’il entendait par culture de ce à quoi l’élite coloniale indigène était attachée ou de ce qui était imaginé et inventé par les diasporas coloniales.
Cabral a été tué le 20 janvier 1973, à l’âge de 48 ans, à Conakry, capitale de la République de Guinée, qui partage une frontière terrestre avec la Guinée-Bissau. C’est de là que les dirigeants du PAIGC opéraient en exil. Son assassin était quelqu’un qu’il connaissait, un compagnon de lutte. [
Toutefois, comme Cabral l’avait lui-même prédit, conscient qu’il faisait l’objet de complots d’inspiration impérialiste depuis plus d’une décennie, sa mort n’a pas entravé la marche vers l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, qui a finalement été déclarée le 24 septembre 1973[18]. [À cette date, les deux tiers de la Guinée-Bissau étaient sous le contrôle du PAIGC.
De plus, la campagne politico-militaire qu’il a conduite en Guinée-Bissau, ainsi que celles des mouvements de libération en Angola et au Mozambique, ont directement contribué au renversement au Portugal de « l’État fasciste qui a connu la plus grande longévité de l’histoire [...] et à la fin du plus vieil empire colonial du monde. » [
Quatorze années de guerres anticoloniales en Afrique portugaise ont provoqué la « révolution des œillets », qui a commencé par le renversement de la dictature par le Mouvement des forces armées (MFA) à Lisbonne le 25 avril 1974. Le nouveau régime a rapidement entrepris de transférer le pouvoir aux mouvements de libération dans les colonies africaines.
Qu’entend-on par « libération du peuple » ? Instruit par l’expérience du néocolonialisme qui a suivi l’« indépendance » et par la vénalité et la tyrannie de l’élite postcoloniale qui a pris le pouvoir, Cabral a insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas seulement d’expulser les colonialistes, de hisser un drapeau national et d’entonner un hymne national :
« Il s’agit de la libération des forces productives de notre pays, de la liquidation de toutes les formes de domination impérialiste ou coloniale dans notre pays et de la mise en place de toutes les mesures nécessaires pour éviter que notre peuple ne subisse de nouvelles formes d’exploitation. Nous ne confondons pas l’exploitation avec la couleur de la peau. Nous voulons l’égalité, la justice sociale et la liberté ». [
Pourquoi revenons-nous à Cabral à une époque différente de la sienne ? Récemment, Ochieng Okoth l’a évoqué, parmi d’autres, pour préconiser « un nouveau type de politique anti-impérialiste » en combinant quatre manières de procéder[21]. [Celles-ci peuvent être adaptées comme suit.
Premièrement, renouer avec trouver la promesse d’un monde post-impérialiste ancrée dans la libération nationale ou le marxisme anticolonial, à partir d’une lecture critique de ce qu’il a été. La lutte pour la liberté ne peut s’arrêter avec l’expulsion des colonialistes et des impérialistes, mais doit se prolonger par une offensive contre les mécanismes sociaux et économiques mis en place par l’impérialisme.
Ensuite, il est nécessaire de s’engager dans la critique de l’économie politique. Sans une mise à nu des relations et des processus de domination, nous ne pouvons pas expliquer la subordination au sein du système international et des États.
Troisièmement, en nous appuyant sur le matérialisme historique pour comprendre le mouvement et la dynamique du changement social, ainsi que le développement de la hiérarchie et de des différences dans les sociétés de classes. Pour changer le monde, nous avons besoin d’une théorie et d’une méthode pour l’interpréter.
Enfin, raviver l’internationalisme par la solidarité anti-impérialiste entre les mouvements, qu’ils soient du Nord global ou du Sud global. Nous devons considérer nos luttes comme interconnectées, tout en respectant leurs spécificités.
Pour tout cela et plus encore, la vie et l’œuvre d’Amílcar Cabral sont exemplaires.
B. Shanthakumar
Notes de bas de page
[1] Le terrible quotidien des journaliers de l’Alentejo duXXe siècle, auquel Cabral a consacré sa thèse, a fait l’objet d’un magnifique roman de José Saramago (lui-même fils de paysans sans terre) dans Levantado do chão, 1980 publié en français sous le titre Relevé de terre, traduit par Geneviève Leibrich, Paris, Le Seuil, 2012 p. 360 p.
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Trans. et Ed. Richard Handyside (New York et Londres : Monthly Review Press, 1969), p. 61.
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L’union entre la Guinée-Bissau et le Cap-Vert se brisa le 14 novembre 1980, fissurée par les tensions non résolues au sein du PAIGC.
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