Dès 2012, début du mandat de Dima Roussef, j’avais été frappé par la haine de l’élite conservatrice pour le gouvernement du PT au pouvoir depuis 2003. Mais le contexte économique très favorable permettait au président Lula de satisfaire et l’élite et le peuple. Ainsi, une importante « classe moyenne » émergea, celle-là même qui, touchée par la crise, voyant un abîme s’ouvrir sous ses pieds, sera au cœur de la base sociale de Bolsonaro. C’est bien de haine qu’il s’agissait, d’autant plus incongrue que, au fur et à mesure que la crise économique atteignait le pays, la politique de Dilma devenait de plus en plus néolibérale.
Pourquoi l’élite conservatrice ne pouvait-elle ne serait-ce que tolérer une politique peu ou prou social-démocrate ? Pourquoi ce profond conservatisme a-t-il réussi à conquérir une base de masse hétéroclite permettant l’élection d’un aventurier d’extrême droite ? Pour comprendre, il faut revenir loin en arrière.
Le 7 septembre 1822, l’indépendance du Brésil fit exploser l’empire portugais. Elle eut un caractère unique : c’est l’État portugais lui-même, réfugié à Rio depuis 1807 quand les armées napoléoniennes envahirent le Portugal, qui refusa de rentrer – il l’aurait pu dès 1811. Existe-t-il un autre cas au monde où le souverain choisit de rester en sa colonie alors même qu’il peut rentrer dans sa métropole ?
L’indépendance tint plus d’une révolte fiscale que d’une libération nationale. Il s’agissait d’une indépendance sans décolonisation. Ce sont les colons qui prirent le pouvoir et créèrent une colonie autocentrée : le fait que le pays soit indépendant ne signifie pas qu’il ne soit plus une colonie. Quand les colons rhodésiens ont refusé, en 1965, l’indépendance noire prévue par Londres et ont déclaré une indépendance blanche, la Rhodésie est évidemment restée une colonie. Les indépendances d’Amérique ont toutes été des indépendances sans décolonisation, elles ont créé des États coloniaux. On confond trop souvent indépendance et décolonisation. Mais le cas brésilien est extrême puisque l’indépendance fut proclamée par l’héritier du trône du pays colonisateur.
Cet Império brasílico devint lentement brésilien. On peut dater l’achèvement du processus à 1889 après qu’un coup d’État conservateur eut chassé la princesse Isabel qui avait aboli l’esclavage l’année précédente, et eut proclamé une République parfaitement coloniale. Contrairement à ce qui se passa aux États-Unis avec la guerre de Sécession, ce n’était pas un secteur industriel de la bourgeoisie brésilienne qui avait le pouvoir mais bien l’élite des planteurs coloniaux. C’est elle qui va lentement, sans rupture, passer à la plantation moderne par la marginalisation de la main-d’œuvre noire et l’importation de millions d’Européens. Cela s’est produit ailleurs en Amérique mais on a ici deux caractéristiques combinées. D’une part, les « indigènes » (Indiens) n’étaient plus qu’une toute petite minorité de la population, en raison des épidémies, des massacres et du métissage – ils sont aujourd’hui entre 0,4 et 0,6% de la population, d’où la faiblesse des luttes anticoloniales. D’autre part, les Noirs formaient la grande majorité de la population (ils sont environ 52% aujourd’hui), d’où une « peur structurelle » dans cette élite blanche terrorisée par l’exemple de Haïti.
Depuis, le Brésil a changé. Mais l’élite n’a jamais connu une révolution décoloniale, elle est lentement devenue une bourgeoisie capitaliste surtout latifundiaire et peu industrielle, sans jamais cesser d’être une élite coloniale. Le rapport de cette élite au peuple n’est pas seulement celui du capitaliste au prolétaire, mais encore largement celui du maître à l’esclave, celui de la Casa Grande à la Senzala. Une mesure qui provoqua de la haine envers Dilma Rousseff fut, en 2013, la loi garantissant aux servantes de vrais droits sociaux : dimanche férié, contrat de travail, cotisations sociales, 44 heures hebdomadaires, paiement d’heures supplémentaires. Cette loi fut un outrage au paternalisme autoritaire de la Maîtresse et du Maître : la servante était une prolétaire autonome. Cela rompait le rapport de la Casa Grande à la Senzala pour lui substituer le rapport patron-employé. C’était intolérable.
Il est insupportable à cette élite extrêmement blanche alors que le peuple est profondément métissé, d’accepter ne serait-ce que de timides réformes sociales. Elle se tait quand elle ne peut faire autrement – popularité de Lula, économie florissante – mais dès que la situation empire, elle exige de reprendre l’entièreté de ses privilèges, capitalistes et coloniaux.
J’insiste sur « ... et coloniaux ». Ce n’est pas un hasard si la conquête coloniale va reprendre. Bolsonaro et les siens ne méprisent pas seulement les indigènes comme un grand propriétaire peut mépriser des paysans pauvres, ils les méprisent comme un colon méprise une race inférieure et conquise. Bolsonaro dit vouloir forcer les indigènes à « s’intégrer », c’est-à-dire à disparaître comme nations et sociétés distinctes. Il a fait passer la délimitation des terres indigènes et des quilombos sous la compétence du ministère de l’Agriculture, le ministère des grands propriétaires ruraux.
Les Indiens ne sont plus qu’une infime minorité mais ils gênent en occupant des espaces parfois très réduits dans le Sud et a fortiori, étendus dans le Nord. Ce qui est intolérable pour les planteurs n’est pas tant la superficie mais qu’elle ne soit pas cultivée et exploitée de manière productiviste : les Indigènes sont, selon le classique mépris du colon pour le colonisé, naturellement incapables et faignants, ce qui ne relève pas seulement d’un mépris de classe patronal. Cette élite non moderne refuse la moindre remise en cause de son habitus. Elle est conforme à la colonialité de l’espace brésilien.
Je crois qu’il y a beaucoup de cela dans l’élection de Jair Bolsonaro, en sus de la crise économique, de la corruption imputée seulement au PT, des fakes news, des néopentecôtistes, des problèmes de sécurité, des secteurs militaires d’extrême-droite, du racisme, de l’homophobie… Si ces caractéristiques contemporaines ont pris corps, c’est bien parce que l’élite capitaliste-coloniale blanche est, structurellement, mentalement, incapable de consentir à quelque mesure sociale que ce soit. La contradiction, qui peut se révéler explosive au sein des partisans du régime est que, historiquement, l’armée brésilienne a été plutôt modernisatrice (ce qui ne veut pas dire démocratique) alors que cette élite profondément conservatrice reste façonnée par sa peur face au peuple noir majoritaire. Elle s’exprime ainsi par le BBB – balle, bœuf, bible...
Bien qu’ultra minoritaire, l’élite capitaliste-coloniale blanche a réussi à construire temporairement une hégémonie politique embrassant de vastes secteurs du peuple. Nombre d’autres facteurs d’explication existaient déjà précédemment. Mais sa radicalisation à droite a été, je crois, le « plus » qui a permis au reste de prendre corps, face à un PT tétanisé par l’emprisonnement de Lula et ayant perdu toute capacité de mobilisation populaire.
Michel Cahen