En dépit de l’offensive néo-libérale qui continue à ravager nos pays, les mouvements politiques et la gauche en Norvège ont connu quelques succès ces dernières années. Des alliances nouvelles et non-traditionnelles ont vu le jour. De nouvelles méthodes de travail ont été mises au point. Des victoires importantes ont été remportées. Nous avons même été capables de déplacer le parti social-démocrate vers la gauche dans certains secteurs clés.
En 2005, nous nous sommes débarrassés du gouvernement de droite le plus néo-libéral que nous ayons jamais eu pour le remplacer par un gouvernement de centre-gauche associant le Parti travailliste, le Parti centriste [1] et le Parti socialiste de gauche. Le programme politique de ce gouvernement de coalition est sans doute aujourd’hui le plus progressiste d’Europe [2].
Étant donné le déséquilibre du pouvoir dans la société, ceci représente de grandes avancées. Des confrères d’autres pays ont d’ailleurs manifesté beaucoup d’intérêt vis-à-vis des expériences norvégiennes dans ces domaines. Il peut donc être utile d’examiner de plus près ce qui s’est passé, ce qui a été réalisé et ce que nous pouvons apprendre de ces expériences concrètes, qu’elles soient positives ou négatives.
CONTEXTE POLITIQUE
Lorsque de nouvelles tendances ont commencé à voir le jour à gauche dans les années 1990, la situation politique de la Norvège était, comme ailleurs, caractérisée par une offensive néo-libérale continue. La privatisation et le recours à l’appel d’offres constituaient des priorités. Les services publics subissaient des attaques. Les organisations syndicales étaient sur la défensive. Face à la déréglementation et aux attaques tous azimuts subies par les syndicats et le droit du travail, on répondit par des reculs, notamment en négociant des compromis et en cédant des positions à la table des négociations. Le mouvement travailliste, relativement dépolitisé, déradicalisé et bureaucratisé, fut surpris par cette offensive néo-libérale et l’idéologie du pacte social ne put expliquer les nouvelles politiques de confrontation des forces capitalistes. Il en résulta une grande confusion idéologique et des réactions brutales.
Les leaders socio-démocrates « pragmatiques » suivirent les tendances politiques dominantes et adoptèrent de nombreuses idées néo-libérales. En Norvège, le sommet fut atteint lorsqu’un gouvernement travailliste mit en œuvre en 2000-2001 quelques-unes des réformes libérales les plus radicales de notre époque en privatisant partiellement les entreprises publiques de télécoms (Telenor) et pétrolière (Statoil) et en restructurant tout le secteur hospitalier pour le soumettre à la loi du marché. Parallèlement, le Parti Travailliste autorisa, au niveau municipal, le recours à l’appel d’offres pour les services publics.
RÉORIENTATION DU MOUVEMENT SYNDICA
L
Dans cette situation, certains syndicalistes commencèrent à réévaluer leurs politiques. Le Syndicat norvégien des employés municipaux et généraux et son président, Jan Davidsen, jouèrent un rôle décisif dans cette orientation, en plus d’un certain nombre de délégations syndicales locales. Ils prirent conscience du fait que le mouvement syndical était dans une position défensive, ce qui impulsa un débat de fond sur les moyens de faire face à l’offensive néo-libérale et de l’enrayer.
À des degrés de formulation plus ou moins clairs, ils identifièrent de nouveaux objectifs que l’on peut résumer ainsi :
– arrêt des politiques de privatisation
– sensibilisation de l’opinion publique
– déplacement de l’hégémonie politique vers la gauche
– déplacement du parti social-démocrate vers la gauche
– création d’une alliance majoritaire de centre gauche au parlement
– modification des rapports de pouvoir dans la société
En d’autres termes, il ne s’agissait plus seulement de luttes syndicales à visée limitée, mais d’un projet de changement de société plus global. Le déplacement vers la droite du parti social-démocrate obligeait notamment le mouvement syndical à assumer un rôle politique plus important. La situation nécessitait un renouveau complet, tant du point de vue organisationnel que politique.
Différents courants et initiatives de gauche, dans le milieu syndical norvégien ainsi que dans des mouvements alliés, ont largement suivi cette voie, et rétrospectivement, on peut identifier quatre piliers principaux qui ont contribué aux résultats positifs que nous connaissons :
1. Centrage sur nos propres analyses (ce que nous comprenons des tendances en cours)
2. Mise en place de nouvelles alliances larges et non-traditionnelles
3. Développement d’alternatives concrètes à la privatisation et à la marchandisation
4. Développement de syndicats agissant de manière politiquement indépendante
Nous allons décrire ci-après chacun de ces quatre piliers et examiner les résultats de cette réorientation engagée par une partie (encore minoritaire) du mouvement syndical, ainsi que des forces et mouvements alliés.
NOTRE ANALYSE
L’analyse approfondie des relations économiques et sociales actuelles est décisive pour le développement de stratégies et d’alternatives. Nous avons donc élaboré une documentation riche en analyses et organisé de vastes projets éducatifs afin d’informer sur la nature exacte de l’offensive néo-libérale mondiale. Nous nous sommes centrés sur la question du pouvoir social et avons mis l’accent sur le fait que, derrière la notion apparemment neutre de mondialisation, se cache un énorme conflit d’intérêts. Dans la situation actuelle, ce conflit, par la déréglementation, la privatisation et la marchandisation, sape la démocratie et conduit à un important déséquilibre du pouvoir dans la société.
Bien entendu, ceci a donné lieu à des conflits idéologiques et politiques internes, tant dans les organisations syndicales que dans les partis de gauche. La justification néo-libérale de la mondialisation, considérée comme un processus nécessaire et inévitable, qui a trouvé sa plus forte expression dans la formule de Margaret Thatcher (TINA « il n’y a pas d’alternative »), s’est également imposée chez de nombreux syndicalistes ainsi qu’au sein de nombreux partis traditionnels de gauche. « La mondialisation est inévitable » est devenue une affirmation très répandue et le mouvement syndical devait l’accepter et s’y adapter. L’accroissement de la compétitivité est ainsi devenu le moyen essentiel pour le maintien de l’emploi. De même, les politiques de privatisation ont été interprétées comme la modernisation nécessaire d’un secteur public obsolète et bureaucratisé.
Cette attitude a été rejetée par le syndicat des ouvriers municipaux et par bien d’autres alliances et initiatives qui virent alors le jour. En distribuant des brochures, en organisant des conférences, en participant à d’innombrables réunions et évènements d’autres organisations, mais aussi par des débats publics, nous, membres de la Campagne pour l’État-providence, avons proposé un autre tableau, centré sur les questions du pouvoir dans la société, de la résistance et des alternatives.
VASTES ALLIANCES SOCIALES
Le changement général des rapports de pouvoir dans la société a également permis de prendre conscience de la nécessité de construire de nouvelles alliances, larges et puissantes, aussi bien au sein du mouvement syndical qu’entre organisations syndicales et autres organisations et mouvements. La Campagne pour l’État-providence [3] fut l’un des résultats de cette réorientation, lorsque six syndicats nationaux du secteur public, membres et non-membres de la Confédération syndicale norvégienne, ont uni leurs forces en 1999 pour lutter contre les attaques incessantes sur les services publics [4]. L’Union norvégienne des employés municipaux et généraux en fut l’initiateur, et les six syndicats furent bientôt suivis par neuf autres syndicats, dont la plupart du secteur privé, ainsi que par un syndicat d’agriculteurs, une association nationale de retraités, et des organisations de femmes, d’étudiants et de consommateurs. Au plus fort de son existence, cette alliance a réuni 29 organisations nationales qui représentaient plus d’un million de membres (ce qui est assez remarquable dans un pays qui compte environ 4,5 millions d’habitants).
Des alliances se sont également formées dans d’autres domaines. Lorsque la situation financière des municipalités est devenue de plus en plus tendue en raison d’une redistribution globale de la richesse du secteur public vers le secteur privé dans les années 1990 [5], le mécontentement s’est largement répandu parmi les élus locaux. Des pétitions signées par un nombre croissant de maires, ainsi que des réunions de protestation étaient régulièrement organisées contre les budgets annuels de l’Etat. La Campagne pour l’État-providence a alors considéré que le moment était venu de mieux organiser l’opposition. En 2002, avec des maires et des mouvements populaires locaux [6], nous avons donc pris l’initiative de créer le Mouvement populaire pour les services publics.
Un comité de coordination, comprenant des représentants de tous les groupes concernés, a été mis sur pied. En un an, 90 des 430 municipalités norvégiennes ont rejoint notre action. C’était la première fois que des municipalités se regroupaient en dehors des structures formelles (elles sont regroupées au sein de l’Association norvégienne des autorités locales et régionales), ce qui a fortement contribué à accroître la pression sur le gouvernement et le Parlement.
Quelque temps avant la cinquième Conférence ministérielle de l’OMC à Hong Kong en décembre 2005, la Campagne pour l’État-providence a pris une nouvelle initiative en formant une large alliance d’organisations totalisant plus de 800 000 membres, pour déposer une déclaration exigeant un arrêt des politiques commerciales néo-libérales. Les syndicats ainsi que les organisations d’agriculteurs menaient la marche. Ceci a été suivi par la création du réseau norvégien de la Campagne sur le commerce. Beaucoup de ces organisations clés avaient quelques années plus tôt participé à la création du Forum social norvégien (groupe norvégien du mouvement mondial pour la justice et la solidarité dans le monde et contre le néolibéralisme et la guerre). Ces alliances ont donc favorisé des processus qui ont induit une radicalisation des participants.
C’est aussi vers cette époque qu’a été créée l’alliance parlementaire entre le Parti travailliste, le Parti centriste et le Parti socialiste de gauche. Moins d’un an avant les élections législatives de 2005, la direction du Parti travailliste excluait toute possibilité de former un gouvernement de coalition avec le Parti socialiste de gauche. C’est le mouvement syndical qui a fait en sorte que ce projet soit réalisé, et surtout parce que la confédération nationale des syndicats y a aussi engagé, avec le temps, toutes ses forces. En 2001, lors du congrès des organisations syndicales, une majorité avait décidé de soutenir financièrement non seulement le Parti travailliste, mais aussi pour la première fois dans notre histoire, le Parti socialiste de gauche, et ce, contre la recommandation du Conseil exécutif. Lors du congrès suivant, quatre ans plus tard, même la direction avait changé sa position sur la question, et le premier secrétaire du Parti socialiste de gauche fut invité à s’exprimer au congrès. Le syndicat des travailleurs municipaux commença à établir des contacts à la fois avec le Parti socialiste de gauche et avec le Parti centriste, en plus du Parti travailliste, ce qui, combiné à de meilleurs scores pour le Parti socialiste de gauche dans les sondages d’opinion, exerça une forte pression sur la direction du Parti travailliste.
A Oslo, une autre alliance demandant une nouvelle orientation politique a été créée quelque temps avant les élections législatives de 2005 [7]. Elle regroupait une grande variété d’organisations : le Conseil syndical local, Attac Norvège, la Campagne pour l’État-providence, le Conseil norvégien pour l’Afrique, le Comité pour la solidarité avec l’Amérique latine, l’organisation Save the Children et quelques autres syndicats locaux. Sous l’appellation « Oslo 2005 », ces organisations ont uni leurs forces pour exiger l’arrêt des politiques néo libérales menées par les différents gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, des 20-25 dernières années. Aucun parti politique n’était visé en particulier, mais plutôt la nécessité d’un tournant politique.
NOS ALTERNATIVES
Lorsque les attaques sur les services publics ont commencé dans les années 1980, les néo-libéraux ont exploité le mécontentement que la population ressentait déjà vis-à-vis des services publics existants, pour des raisons de bureaucratisation, de faible qualité ou d’accessibilité limitée. Pour ceux d’entre nous qui voulaient défendre les nombreux avantages acquis grâce à l’État-providence, il était important d’admettre ces faiblesses, de se battre pour une amélioration des services, sans toutefois laisser le champ libre à des réformes néo-libérales.
Pour résoudre ce problème, nous avons adopté une position de principe contre la privatisation et le recours à l’appel d’offres, tout en approuvant la réorganisation et le développement des services publics selon nos propres principes, et au sein du secteur public. Étant donné le climat politique de l’époque, cette position n’était pas des plus faciles. L’économie de marché était devenue la norme dans le secteur public et les procédures d’appels d’offres soumis à concurrence étaient là pour de bon, nous entendions nous dire. En tant que syndicat, nous devions plutôt nous concentrer dans ce système d’appel d’offres sur les salaires et les conditions de travail, ainsi que sur les droits syndicaux. Voilà les conseils que nous recevions, notamment de courants majoritaires au sein de la direction syndicale et du Parti travailliste. Nous avons rejeté cette position car nous pensions que c’était de la déréglementation et de la privatisation elles-mêmes que venait la menace, ce qui exerçait une pression sur les conditions de travail. Cette forte déclaration de principe fit que notre syndicat et son président furent systématiquement et longtemps malmenés dans les éditoriaux des grands journaux.
Notre syndicat ne s’est cependant pas limité à la défensive. Il s’est aussi montré offensif en lançant notamment le Projet des municipalités-pilotes. Nous avons établi des accords triennaux avec un certain nombre de municipalités disposant d’une majorité acquise à notre cause. Le but était de mobiliser les employés pour développer et améliorer la qualité des services publics, tout en obéissant à trois conditions : pas de privatisation, pas de recours à l’appel d’offres, pas de licenciement.
Ce projet était basé sur une planification de la base au sommet : l’expérience, les compétences et les qualifications des employés formaient la base du projet, ainsi que l’expérience et les besoins des usagers des services. Deux instituts de recherche indépendants effectuèrent un suivi de la première municipalité-pilote et arrivèrent aux conclusions suivantes : hausse de la satisfaction des usagers, amélioration des conditions de travail pour les employés et amélioration de la situation financière pour la municipalité. Une situation « gagnant-gagnant » [8]. Et surtout, nous avons pu prouver que le but premier des politiques de privatisation n’était pas d’améliorer les services publics, mais qu’il s’agissait d’une bataille politique et idéologique pour transformer la société dans l’intérêt des forces du marché.
Le nouveau gouvernement de centre-gauche, qui a accédé au pouvoir en 2005, a adopté le Programme des municipalités-pilotes en lançant à l’automne 2006 le Programme Municipalités Qualité. Ce programme représente en fait une version modifiée du Programme des municipalités-pilotes, mais l’objectif est ici d’accroître la qualité des services publics locaux et de renforcer la démocratie locale, sans privatisation et sans recours à appel d’offres. Ceci représenta une victoire importante pour la lutte contre la privatisation.
UN MOUVEMENT SYNDICAL POLITIQUEMENT PLUS INDÉPENDANT
Voici enfin l’exemple de Trondheim, qui nous a beaucoup inspiré dans notre lutte contre le néolibéralisme en Norvège. Quelque temps avant les élections locales de 2003, le conseil syndical de Trondheim, ainsi que ses partenaires alliés, a rompu une vieille tradition syndicale. Normalement, le rôle des syndicats lors d’une campagne électorale est de soutenir les partis politiques de gauche (généralement le Parti travailliste) et les programmes politiques pour lesquels ils font campagne.
Avant les élections de 2003, le conseil syndical local a joué un rôle politique important. Par un large processus démocratique, 19 demandes concrètes ont été formulées sur la façon dont Trondheim devait être gouvernée pour les quatre années à venir. Ces exigences ont été adressées à tous les partis politiques, avec le message suivant : nous soutiendrons les partis qui soutiennent nos exigences. Ceci eut un impact très fort sur un certain nombre de partis politiques, entre autres le Parti travailliste qui ne pouvait se permettre de perdre le soutien du mouvement syndical.
L’initiative de Trondheim reçut des réponses favorables du Parti travailliste, du Parti socialiste de gauche, de l’Alliance électorale rouge, des Verts, du Parti des retraités et d’une liste locale. Le Parti centriste soutint environ la moitié des demandes et fut considéré comme un parti de soutien. En conséquence, l’alliance syndicale encouragea ses membres ainsi que les électeurs à voter pour l’un de ces partis, tout en continuant à faire campagne pour son propre programme politique (les 19 exigences). Le soutien financier que le conseil syndical accordait traditionnellement au Parti travailliste fut annulé cette année-là puisque ses ressources furent utilisées pour sa propre campagne.
Un mouvement syndical davantage politisé a ainsi été décisif pour révéler les vraies contradictions politiques de la société et pousser le Parti travailliste et d’autres petits partis vers la gauche. Le Parti conservateur, qui tenait cette ville, la troisième de Norvège, depuis 14 ans, fut le principal perdant de cette élection. L’alliance politique initiée par les syndicats remporta une nette victoire, avec plus de 60% des suffrages. Les trois partis liés au mouvement travailliste (Parti travailliste, Parti socialiste de gauche et Alliance électorale rouge) ont à eux seuls atteint la majorité (51%). Ces trois partis, avec les Verts, et avec un nombre important de représentants du mouvement syndical, ont mis au point un programme politique commun pour la nouvelle majorité. Ils ont ensuite été rejoints par le Parti centriste sur un programme qui intégrait la plupart des 19 exigences de l’alliance syndicale.
Le programme politique de la nouvelle majorité ne consistait pas seulement à supprimer les politiques de privatisation, mais aussi à remettre dans le secteur public les services qui avaient déjà été privatisés. Pour l’instant, deux crêches et la moitié des services de collecte des déchets de Trondheim qui avaient été privatisés sous la majorité conservatrice sont de nouveau passés dans le secteur public. Il en a été de même pour la maintenance des bâtiments publics. Les prestations sociales ont été augmentées, les frais de transport public ont été réduits et l’on a introduit un vaste programme de maintenance et de construction d’écoles publiques. Dans le cadre d’un accord avec les syndicats de travailleurs municipaux, Trondheim a par ailleurs rejoint le nombre grandissant des municipalités-pilotes.
Avant les élections législatives de 2005, la Confédération norvégienne des syndicats (LO en est l’abréviation en norvégien) a partiellement suivi ce programme. Un projet global intitulé « Vous décidez, LO est à vos côtés » a été mis au point afin de recueillir les exigences et les priorités des membres. 155 000 propositions provenant de 44 000 membres ont été reçues. 54 exigences concrètes ont été identifiées et adressées à tous les partis politiques. Leurs réponses furent recueillies et envoyées à tous les 800 000 membres pendant que LO, durant la longue campagne électorale [9] se mobilisait en faveur d’une nouvelle orientation politique, notamment pour une majorité destinée à former un gouvernement de coalition regroupant les trois partis (Parti travailliste, Parti socialiste de gauche et Parti centriste), qui ont d’ailleurs obtenu la majorité.
QUELS RESULTATS ?
La formation d’alliances, l’apparition de nouveaux mouvements sociaux et une politisation accrue des syndicats constituent les nouveaux développements qui ont le plus contribué à des changements majeurs à gauche en Norvège ces dernières années et qui nous ont permis de remporter d’importantes victoires politiques. Nous avons pu changer l’opinion publique, favorable à envrion 50% à la privatisation vers le milieu des années 1990, puis se prononçant contre à 70% dans les sondages d’opinion quelque temps avant les élections de 2005. Ceci a fortement contribué dans la même période à faire passer le Parti travailliste d’un programme pro-privatisation à un programme anti-privatisation.
Peu à peu, nous avons pu mettre en évidence les contradictions réelles existant dans la société et favoriser le débat politique et idéologique, à tel point que le Parti conservateur identifia comme son principal adversaire aux élections locales de 2003 le Syndicat norvégien des employés municipaux et généraux, qui ne participait bien évidemment pas aux élections mais que le Parti conservateur considérait à juste titre comme l’obstacle principal à l’offensive néo-libérale. Ce fut bien sûr une situation idéale pour le syndicat, qui put ainsi poser, comme jamais auparavant, les prémices du débat politique.
C’est dans l’exemple de Trondheim et lors des élections législatives de 2005 que la polarisation droite-gauche s’est avérée plus marquée que d’habitude. Ces expériences ont confirmé que c’est lorsque les alternatives politiques sont clairement opposées l’une à l’autre, lorsque les vraies contradictions dans la société sont mises en lumière, que la gauche peut se mobiliser avec succès. L’idée simpliste selon laquelle le déplacement des électeurs vers la droite doit induire un déplacement des partis de gauche vers la droite afin d’attirer les électeurs votant au centre s’est avérée une fois de plus erronée. Les mouvements politiques ne sont pas linéaires. C’est plutôt une question d’intérêts antagonistes et d’une confusion ou d’une clarté politique et idéologique.
Ces dernières années, grâce à nos alliances, à la politisation des syndicats et à nos alternatives, nous avons pu ralentir et partiellement stopper les politiques de privatisation et nous débarrasser du gouvernement de droite le plus néo-libéral que nous ayons jamais eu en Norvège. Il a été remplacé par un gouvernement de centre-gauche à la suite des élections de 2005, où les trois partis politiques ont dû faire campagne en faveur d’un programme anti-privatisation, entre autres parce que nous avions réussi à changer l’opinion publique, aidés par le fait que les privatisations n’étaient plus seulement des promesses théoriques mais des expériences concrètes qui répondaient aux attentes des grands experts néo-libéraux.
Une autre raison importante est que le Parti travailliste avait enregistré une formidable défaite électorale en 2001, sanctionné par ses électeurs pour ses politiques néo-libérales. Son score était passé de 36 (en 1997) à 24%, le plus bas depuis les années 1920. Le souhait d’une nouvelle orientation politique a donc reçu un soutien important des rangs mêmes du parti. En se déplaçant vers la gauche en 2005, le parti a retrouvé bon nombre de ses électeurs.
Le programme politique du gouvernement de coalition formé par les trois partis fut dans plusieurs domaines et de façon surprenante radical dans son contenu [10]. La première mesure du gouvernement fut d’honorer un certain nombre des demandes les plus importantes qui avaient été adressées par le syndicat et les autres mouvements. Il mit un terme à la privatisation du chemin de fer et à l’ouverture complète au secteur privé des écoles primaires et secondaires [11]. Il réintroduit les lois sur le droit du travail qui avaient été supprimées par le gouvernement précédent. Il injecta des milliards d’argent frais dans les municipalités, qui assurent la plupart des services publics. Il retira les demandes qui avaient été faites via l’AGCS de l’OMC à des pays en voie de développement pour qu’ils libéralisent leur secteur des services. Et il rapatria les soldats norvégiens d’Irak.
NOUVELLE ORIENTATION POLITIQUE ?
Après ces premières mesures, il a été difficile, hormis quelques exceptions, de percevoir un tournant politique progressiste en Norvège. Il semblerait que l’aile droite du Parti travailliste soit plus offensive et que le Parti socialiste de gauche révèle toutes ses faiblesses, notamment un manque de compréhension des structures de base du pouvoir dans la société. Même s’il prétend être un parti socialiste de gauche, il n’a manifestement aucune stratégie bien assurée pour participer au gouvernement. Les sujets sur lesquels il a choisi jusqu’à présent de s’opposer au sein du gouvernement de coalition sont la politique étrangère et les questions d’environnement. La lutte sociale, en revanche, est plus ou moins absente, bien que les écarts de richesse se creusent et que le dumping social et les politiques anti-syndicales se renforcent. Ce manque d’enracinement dans les mouvements sociaux et la lutte sociale est la plus grande faiblesse de ce parti. La formation d’alliances avec des mouvements sociaux en dehors du Parlement est donc inexistante. Il préfère encourager la population à rester calme, afin qu’il puisse mener à bien sa politique.
Même si le gouvernement de centre-gauche est encore en mesure d’appliquer des décisions progressistes, comme l’annulation de la dette pour certains pays en voie de développement ou la reconnaissance du nouveau gouvernement palestinien, il semble que la limite se situe là où il doit s’opposer à de puissants intérêts économiques. Les réformes structurelles, qui peuvent contribuer à déplacer l’équilibre du pouvoir dans la société, sont donc totalement absentes. Au contraire, le gouvernement est en train de faire pression pour l’introduction d’une réforme sur les retraites qui va affaiblir le système de répartition actuel. Il a également proposé une réforme régionale pour laquelle il ne réussit pas à renforcer et consolider structurellement la démocratie locale.
Pour nombre d’entre nous, il était clair dès le début que le nouveau gouvernement de centre-gauche ne représenterait qu’une occasion et que les vraies avancées dépendraient d’une pression forte et continue qui s’exercerait de l’extérieur du Parlement. Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, une part importante du pouvoir a été transférée, pendant la période néolibérale, des structures démocratiques vers le marché. Deuxièmement, l’espace politique a également été réduit, ces 10-15 dernières années, par un certain nombre d’accords internationaux, parmi lesquels le protocole 12 de l’accord instituant l’EEE et les accords de l’OMC sont les plus importants. Troisièmement, la pression exercée par la droite et les intérêts capitalistes est forte et le gouvernement cède. Quatrièmement, l’aile droite détient encore les positions les plus fortes au sein du Parti travailliste, alors que le Parti socialiste de gauche n’a ni les perspectives stratégiques ni les bases sociales nécessaires pour asseoir une alternative à gauche.
Autrement dit, la faiblesse politique des partis de gauche n’a pu être comblée. Et ni les franges radicales du mouvement syndical ni d’autres mouvements sociaux ne se sont montrés assez forts pour maintenir une pression suffisante sur un gouvernement que beaucoup considèrent comme « leur » gouvernement et dans lequel les allégeances, bien qu’affaiblies, tempèrent la capacité ainsi que la volonté d’engager des actions depuis la base. Cependant, la mise en place d’une nouvelle orientation politique plus à gauche dépendra complètement d’une telle pression dans la situation politique actuelle.
Jusqu’à présent, c’est donc le parti populiste (droite) (Parti du Progrès) qui a été le grand gagnant des sondages d’opinion depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement de centre-gauche. Le néolibéralisme est une source d’anxiété, de mécontentement et de contradictions dans la société. Les populistes de droite sont spécialistes pour exploiter un tel mécontentement et pour le canaliser dans des directions politiques perverties (contre les immigrés, contre les mères célibataires, contre les individus dépendant des prestations sociales, contre les « politiciens », etc.). La seule façon de résoudre cette situation est de mener des politiques issues des partis de gauche, qui prennent le mécontentement de la population au sérieux, qui le politisent et le traduisent en une lutte sociale tournée vers des solutions collectives.
LA LUTTE CONTINUE !
Les prochaines élections législatives en Norvège auront lieu en 2009. Voici les deux changements extrêmes qui pourraient advenir d’ici là :
Scénario du pire : le gouvernement de centre-gauche n’a pas tenu ses promesses ou n’a pas été à la hauteur des attentes. L’enthousiasme né des mouvements qui ont porté ce gouvernement de coalition au pouvoir est mort. La Campagne pour l’État-providence et les autres alliances sont démobilisées. Le Parti conservateur accède au pouvoir avec le parti populiste.
Scénario idéal : le gouvernement a tenu ses promesses. Il a créé un véritable tournant politique progressiste et a fait naître de l’enthousiasme au sein des mouvements qui l’ont porté au pouvoir. La Campagne pour l’État-providence et les autres alliances ont été renforcées et le gouvernement de centre-gauche est assuré d’un nouveau mandat pour un nouveau tournant politique.
Il est trop tôt pour savoir laquelle de ces deux tendances principales verra le jour. Ce qui est clair, en revanche, c’est que le gouvernement actuel rencontre des difficultés pour tenir ses promesses conformément aux attentes qu’il a créées. Il semble que la plupart du gouvernement définit un nouveau tournant politique non comme une nouvelle approche globale, mais comme une liste de points isolés à mettre en place (si possible ?), tandis que la politique générale va se poursuivre comme précédemment : une longue marche néo-libérale tranquille.
Indépendamment de ces possibles développements, les expériences majeures de ces dernières années de lutte politique en Norvège sont les nouvelles alliances qui ont été formées et l’indépendance politique qui s’est développée dans d’importantes parties du mouvement syndical ainsi que dans des mouvements alliés [12]. Ce sont ces développements qui ont amené les victoires que nous avons remportées. C’est là que nous pouvons trouver les points positifs les plus importants de la méthode norvégienne. C’est là que se trouve le potentiel pour modifier les rapports du pouvoir dans la société. La lutte continue !