Dans le silence d’une salle figée d’angoisse et d’admiration, Gisèle Pélicot a raconté ce que l’on avait fait d’elle des années durant : un objet sexuel à disposition. Par quel mode opératoire, cela, on le savait, l’innommable projet d’un homme décidant de livrer sa femme sédatée à qui voulait la prendre, gratuitement et sans protection. Ils ont été plus de septante à se rendre un jour au domicile de ce couple ordinaire pour y perpétrer une horreur elle aussi très ordinaire. Une cinquantaine ont été identifiés et se retrouvent aujourd’hui jugés pour viols aggravés. Cinquante et un hommes que la victime n’a jamais vus, dont elle a découvert l’existence et les agissements par la voix des policiers qui l’avaient convoquée.
Ce qu’elle a alors vécu n’a sans doute pas d’équivalent psychique connu : la découverte d’avoir été violée à son insu par des dizaines d’inconnus que conviait son mari, cet « homme attentionné » qu’elle a soutenu tout au long de leur vie commune. Quelques images, quelques secondes, et c’est l’effondrement d’une existence, l’instantanée négation d’une personne qui n’est plus depuis qu’un « champ de ruines ».
Pourtant, de dessous les pierres écroulées est montée une petite voix : Gisèle Pélicot a souhaité prendre la parole lors du procès dont elle a refusé le huis clos. Avec une force qui la dépasse elle-même, elle a décrit ce qu’elle a vu : une « morte », une « poupée de chiffons », un « sac-poubelle ». A l’écoute de ce récit d’ignominie, on s’est demandé par quel miracle de vitalité elle avait pu rester debout et témoigner.
Si Gisèle se tient droite à la barre et parle, c’est parce qu’elle sait que son calvaire est celui de toutes les femmes, depuis l’aube des temps, partout et toujours. Au-delà des magistrats, c’est à la société tout entière qu’elle s’adresse comme la victime typique du patriarcat. Car, quoi qu’en disent les amateurs de sensationnalisme, rien dans cette affaire n’est exceptionnel, et encore moins inédit. Qu’un mari abuse de son épouse, qu’il l’offre à d’autres, qu’un homme drogue une femme pour pouvoir en faire usage à son gré, qu’une multitude d’hommes se succèdent sur le corps d’une femme, tout cela forme l’ordinaire de la violence patriarcale.
Celle-ci repose sur un principe théorisé sous l’Antiquité grecque, puis perpétué et renforcé tout au long des siècles jusqu’à nous : l’assignation des femmes à leurs fonctions sexuelle et maternelle. Le patriarcat s’enracine dans cette double logique d’objectivation (n’être qu’un corps objet) et d’aliénation (être rendue étrangère à soi-même) qui forme le socle de tout le système de domination masculine.
Celui-ci n’appartient pas au passé, car ni la révolution démocratique de l’égalité ni la révolution féministe de l’émancipation n’ont ébranlé la logique séculaire d’appropriation du corps des femmes, le mouvement #MeToo pouvant être interprété comme la mise au grand jour de ce scandale.
Le procès d’une société imprégnée de la culture du viol
Ce que Gisèle Pélicot est venue signifier à la barre, c’est la permanence et la banalité de l’exigence de disponibilité corporelle qui pèse sur les femmes au sein de nos sociétés soi-disant égalitaires. Du grand nombre de ses agresseurs, elle fait l’emblème de la violence sexuelle de masse propre au système patriarcal. Cinquante et un hommes âgés de 26 ans à 73 ans, aux profils socioprofessionnels très divers (pompier, cadre, gardien de prison, infirmier, journaliste, militaire, chauffeur routier, ouvrier), c’est un véritable échantillon représentatif de la population masculine.
Regroupés face à elle, ils figurent tous les maris, tous les voisins, tous les frères, tous les amis, tous les pères, tous les hommes ordinaires qui sont les auteurs des violences sexuelles. Quant à Gisèle, elle figure toutes les victimes, toutes les épouses violées, toutes les femmes appropriées, toutes les filles sédatées.
Mais ce procès n’est pas seulement celui des agresseurs, il est aussi celui d’une société imprégnée de la culture du viol. Ce sont les professionnels de santé qui n’ont pas lancé l’alarme, personne pour déduire de ses troubles de la mémoire et de sa fatigue chronique une éventuelle soumission chimique, ni de ses infections sexuellement transmissibles (quatre au total) et de ses lésions au col de l’utérus d’éventuelles agressions sexuelles chez une femme assurant par ailleurs de sa monogamie. Ce sont les policiers qui n’ont pas donné suite au repérage d’une concordance de l’ADN de Dominique Pélicot avec celui de l’agresseur d’une jeune femme en 2010, ces autres qui n’ont pas jugé bon d’avertir sa femme de l’amende infligée à son mari suite à une première arrestation pour voyeurisme.
Autant de mécanismes de minimisation et d’invisibilisation qui ont permis que dix années de barbarie saccagent le corps et la vie de Gisèle Pélicot.
Mis bout à bout, ces éléments font du procès en cours le procès du patriarcat dans tous ses rouages. L’affaire met en lumière l’impunité absolue que s’autorise à ressentir un homme en couple, usant et abusant en propriétaire du corps de sa compagne (ainsi que l’a précisé l’un des accusés, « c’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec »). Elle montre aussi la solidarité masculine sans failles dans l’appropriation et l’exploitation sexuelles des femmes, aucun des hommes sollicités n’ayant songé à dénoncer Dominique Pélicot.
Le procès révèle par ailleurs la grande généralité et la terrible banalité des agressions sexuelles qui peuvent être commises par des hommes de tous les âges, de tous les milieux, et dans l’immense majorité des cas (plus de 90 %), par des proches de la victime. C’est sans doute la chose la plus difficile à faire entendre et comprendre dans la lutte contre les violences sexuelles, la dimension très ordinaire de leurs auteurs et le contexte très quotidien de leurs méfaits.
Enfin, et c’est sans doute le plus important, le procès ouvre une brèche énorme dans l’incrédulité obstinée que l’on oppose trop souvent aux révélations d’agressions. Car il comporte un élément absent des affaires de violences sexuelles qui, depuis une petite dizaine d’années, explosent et disparaissent comme des bulles une fois l’indignation et l’émotion retombées. Les « abus » commis à Mazan ayant été méthodiquement filmés et archivés (près de vingt mille photos et vidéos), nous disposons des images qui produisent avec une puissance imparable ce que les victimes ont tant de mal à obtenir : qu’on les croit !
Aucune femme, jamais, n’est responsable des violences qu’elle endure
Gisèle Pélicot fait montre d’une vaillance et d’une générosité immenses en acceptant la publicité du procès. Le don inouï qu’elle fait à toutes les autres victimes, c’est de révéler au grand jour la violence patriarcale dans toute son évidence et toute sa banalité. Plus personne ne pourra soutenir que les agresseurs sont des monstres psychopathes errant dans les rues la nuit, plus personne ne pourra nier qu’ils peuvent être des « super mecs » à qui on confierait ses enfants les yeux fermés.
Plus personne ne pourra non plus affirmer que les victimes l’ont toujours, d’une façon ou d’une autre, bien cherché, que ce soit par leur tenue ou leur comportement. Aucune femme, jamais, n’est responsable des violences qu’elle endure. La dépossession radicale de son être subie par Gisèle témoigne que c’est même tout l’inverse, que l’entière responsabilité revient aux hommes, à tous les hommes, agresseurs, témoins aveugles, complices silencieux, indifférents et incrédules ordinaires.
Nous dirons désormais : rappelez-vous l’affaire Pélicot, souvenez-vous de Gisèle qui fut livrée à l’abjection la plus immonde par le « chic type » qu’était son mari. Nous n’oublierons jamais ce qu’elle a fait pour que la honte change de camp, nous lui devons déjà une reconnaissance infinie. Pour l’heure, qu’elle et sa fille, Caroline Darian, qui s’est engagée dans la lutte contre la soumission chimique, puisent la force de poursuivre dans cette conviction que ce qu’elles sont en train de faire changera en profondeur le regard de la société tout entière sur les violences faites aux femmes.
Camille Froidevaux-Metterie