La crise de biodiversité, où en est-on ?
Nous avons tous lu dans la presse ou entendu des informations sur l’état alarmant de la biodiversité. La presse titrait « Alerte rouge » et parlait d’ « effondrement » de la biodiversité suite au premier rapport de l’IPBES en 2019. (IPBES : née en 2012, organisme issu de l’ONU, 132 pays signataires, acronyme anglais qui signifie : « Plate forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques »).
Il s’agit effectivement d’une crise majeure, le début potentiel d’une 6e extinction des espèces. Cette crise a trois caractéristiques : elle se produit à un rythme très rapide, elle est due aux activités humaines, elle connaît une fantastique accélération depuis la naissance du capitalisme industriel.
Il n’y a en fait aucune information nouvelle dans le rapport de l’IPBES. Ainsi en 2017, un rapport de 15 000 scientifiques indiquait des destructions qui poussent les écosystèmes « au-delà de leurs capacités à entretenir le tissu de la vie ».
Mais la médiatisation d’aujourd’hui est beaucoup plus importante et surtout 132 états ont cosigné le rapport public des scientifiques, lui apportant une caution politique.
Il faut ainsi noter dans ce dernier bilan que les taux d’extinction des espèces sont de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de fois supérieures aux derniers 10 millions d’années.
Le rapport estime qu’1 million d’espèces sont menacées à brève échéance (sur une base de 10 millions) et note une nouvelle accélération du rythme mondial d’extinction depuis 15 ans.
Il faut y ajouter l’effondrement des densités des espèces communes. Un rapport européen de 2014 note ainsi la disparition de 420 millions d’individus d’oiseaux sur une estimation de 2 milliards, soit 20% de perte, en trente ans, de 1980 à 2010. Le rapport Muséum/CNRS oiseaux de 2018 indique une « disparition massive et à une vitesse vertigineuse ». On parle alors d’espèces « disparaissantes » : elles ne sont pas menacées à court terme de disparition mais perdent une part considérable de leurs effectifs. Cela concerne tous les groupes ; ainsi un rapport allemand de 2017 indique 75 à 80% de perte des insectes dans ce pays.
Le rapport indique que les objectifs de la conférence internationale à Aïchi (Japon) en 2010 (Rythme d’appauvrissement des habitats naturels réduits de moitié et état de conservation des espèces amélioré) n’ont pas été atteints et que la situation s’est largement dégradée.
Les grandes causes de cet effondrement
Elles sont bien identifiées : le changement d’utilisation des sols (Ainsi 85% des zones humides ont disparu sur la planète), le réchauffement climatique, l’exploitation intensive des ressources (chasse, bois, pêche, extraction minière), les pollutions, les espèces invasives.
Les conséquences.
Elles sont aussi bien identifiées par les scientifiques :
– conséquences pour l’alimentation des humains : dans le rapport 2018 de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) on note que 75% des cultures mondiales dépendent directement de la pollinisation, c’est-à-dire de l’état de la biodiversité. De même la limitation de la biodiversité génétique des plantes et des animaux d’élevage constitue un autre risque majeur. Il faut se rappeler par exemple que les fourmis améliorent les récoltes de blé dans les régions arides de 35% grâce aux tunnels qu’elles creusent dans le sol et qui facilitent l’infiltration d’eau, et elles protègent les plantes des moisissures. Sont remis en cause aussi la productivité des océans, l’état et la fertilité des sols (effondrement de la micro faune, remise en cause du cycle de recomposition).
– conséquences sur l’état de l’air.
– conséquences sur l’état de la ressource en eau potable (capacité d’absorption des polluants).
– conséquences sur la capacité de réponse au réchauffement climatique. Ainsi, les milieux naturels absorbent 60% des gaz à effet de serre produits par l’humanité. C’est un cercle vicieux : le réchauffement climatique induit la perte de biodiversité qui elle-même aggrave le réchauffement climatique. Cela réduit les possibilités pour les humains de résister à ses impacts (voir la disparition des mangroves et le rôle des coraux dans la protection naturelle du littoral face aux tempêtes).
– conséquences sur l’état des ressources : ainsi, 2 milliards d’hommes et femmes dépendent du bois pour leurs besoins énergétiques ; 4 milliards dépendant des plantes pour leur santé.
On réduit ainsi la boîte à outils à disposition de l’humanité pour réagir. Les récents travaux scientifiques indiquent une corrélation entre diminution de la biodiversité et réduction des services écologiques (production de biomasse, capacités à décomposer/recycler). Des travaux récents montrent une relation importante entre le nombre d’espèces végétales, la productivité et la durabilité de l’écosystème et ses capacités de reconstitution.
Pour les humains, sont affectés le rendement des cultures, la production de bois, la résistance aux pathogènes dans les cultures, la réduction du contrôle biologique (prédation), la diminution de la pollinisation. On constate que 50% de l’économie mondiale repose sur le fonctionnement des écosystèmes. En fait 100% si on compte la chimie de l’atmosphère, le cycle du carbone et de l’eau, celui des nutriments, la formation des sols.
Mais la perte de biodiversité conduit aussi à la perte de l’adaptabilité, la perte des possibles. Une espèce disparue qui existait grâce à l’interaction avec les autres a peut-être la clé de la survie de l’espèce humaine face aux chocs des changements dans la biosphère (qu’ils soient imputables aux humains ou pas). Ainsi, c’est une adaptation probablement sans importance à l’époque (diverticule respiratoire dans les os de certains dinosaures) qui a permis à certains dinosaures (qui deviendront les oiseaux) de survivre à la 5e crise d’extinction et leur permettra une fantastique diversification lors des épisodes géologiques suivants. La baisse de la biodiversité, c’est l’augmentation de l’imprévisible.
Et cela va trop vite pour permettre la reconstitution des fonctionnalités des écosystèmes. L’ensemble de ces éléments portent le nom de « services éco-systémiques de la nature à l’homme » (voir le nom IPBES).
Mais aujourd’hui les travaux scientifiques disent de plus en plus ouvertement qu’il faut aller plus loin et on parle de « contribution de la nature aux sociétés » dans le dernier rapport ; on a élargi ces services aux dimensions culturelles et sociales : impacts de l’effondrement de la biodiversité nettement plus élevé sur les plus pauvres, accroissements des inégalités, conflits, guerres qui empêchent les sociétés de réagir.
Une phrase du rapport est symbolique : « La biodiversité est au cœur de notre survie, mais aussi de nos cultures, de nos identités et de notre joie de vivre ».
Il faut noter que le rapport de l’IPBES indique que le changement ne peut se faire qu’ « au prix de la transformation des facteurs économiques, sociaux, politiques et technologiques »…bref, la fin du capitalisme ! Il souhaite des « réformes fondamentales des systèmes financier et économique mondiaux » au profit d’une « économie durable ». Sont ciblés concrètement dans le rapport : l’agriculture intensive, la pêche industrielle, l’exploitation forestière et minière.
Les solutions ?
Alors concrètement, peut-on enrayer la crise de biodiversité ? La réponse à cette question est sans aucun doute positive. Elle suppose de sortir des effets d’annonce et de la démagogie électorale et de s’affronter aux intérêts d’une minorité privilégiée.
Pour aller dans ce sens, nous proposons 5 axes d’action.
1. Stopper l’artificialisation du territoire.
Actuellement 9% du territoire métropolitain est artificialisé. Il ne faut pas dépasser 10%. Pour cela, il sera nécessaire de s’assurer la maîtrise foncière publique des sols et de modifier les lois pour contraindre toute nouvelle construction à être en cohérence avec l’objectif.
2. Transformer la gestion de la forêt.
La forêt en France métropolitaine, c’est 31% du territoire. Elle est essentiellement privée (74 %), avec 3,8 millions de propriétaires, dont 200 000 possédant plus de 10 ha (représentant 68 % des surfaces). On ne pourra pas agir sans nationaliser ces grandes propriétés forestières. Et cela n’impactera que 5% des propriétaires forestiers, même moins si on fixe la « barre » à 20 ha !
On passerait ainsi de 25% de forêt publique à 75% (128 000 km2), soit une inversion des rapports, et ceci en n’impactant que 5% des propriétaires…et pas les plus pauvres ! En fait la moitié de ceux-ci sont des « personnes morales », c’est-à-dire des grandes entreprises…
Via la gestion publique de la forêt devenue enfin possible, on pourra imposer la prise en compte de la biodiversité sur les domaines boisés.
On peut partir d’un projet induisant :
– 5% de la forêt en réserve intégrale (on laisse la forêt vieillir, c’est le principe des zones en évolution libre). C’est l’équivalent de la superficie d’un département. On peut bien sûr aller jusqu’à 10%. Il faut en discuter avec les forestiers, les associations, les scientifiques. En sachant que la notion d’ « espaces en évolution libre » ne concerne pas que la forêt publique, mais que des accords peuvent être passés avec les petits propriétaires forestiers, que des secteurs des Réserves naturelles peuvent aussi être concernés.
– 15% en vieillissement long (+ 250 ans).
3. Mettre en place une politique d’aires protégées en classant en urgence 10% du territoire en protection forte.
Pour sauver la biodiversité, il faut commencer par préserver, gérer avec des moyens financiers réels, les « réservoirs de biodiversité ». Là ou celle-ci est exceptionnelle et où se concentrent les espèces menacées.
Passer à au moins 10% du territoire en protection forte effective suppose de classer ces territoires en Réserves naturelles (le niveau le plus élevé de protection règlementaire). Avec l’arrêt des prélèvements de loisirs, donc de la chasse, dans ces réserves, une priorité effective à la préservation de la biodiversité, des moyens effectifs de gestion.
On peut ajouter qu’une réserve naturelle n’empêche pas les activités humaines et singulièrement l’agropastoralisme. Au contraire, des agriculteurs peuvent être associés à la gestion d’une réserve. Ils doivent simplement respecter la réglementation de la réserve et peuvent être rémunérés pour cela. Simplement, dans ces zones « réservoirs de biodiversité », les activités humaines passent derrière les impératifs de survie des espèces et des écosystèmes avec une gestion spécifique.
C’est faisable puisque l’inventaire est fait : 56 000 km2 classés en ZNIEFF de type 1 (Zones d’Intérêt écologique floristique et faunistique), soit justement 10% du territoire. Ces zones sont reconnues légalement comme abritant les espèces dites « patrimoniales ». Leur localisation est transparente puisqu’elles sont cartographiées précisément et à disposition des citoyens (sur le site de l’IGN, Géoportail).
Si l’on ajoute (mais les zones se recoupent en partie avec les ZNIEFF) les 71 000 km2 du réseau Natura 2000, soit 13% du territoire et les sites acquis par le Conservatoire du littoral, on voit bien que l’on peut prendre les décisions…quand on veut !
Pour classer en protection forte, il est nécessaire d’instituer un système de DUP pour la nature (déclaration d’utilité publique) qui permettrait de s’assurer la maîtrise foncière. Atteinte à la propriété ? Bien sûr, c’est du reste comme cela que fait l’Etat pour faire passer une autoroute ou construire une centrale nucléaire, un centre d’enfouissement de déchets radioactifs, un aéroport…
4. Réformer l’activité de la chasse.
Pas de chasse le week-end et pendant les vacances scolaires, période de chasse (y compris celle de régulation) strictement limitée à 4 mois (d’octobre à janvier), protection de toutes les espèces dont le statut de conservation est défavorable (liste établie uniquement par les scientifiques indépendants du monde cynégétique), protection des prédateurs, interdiction de l’agrainage et de la chasse à l’enclos, interdiction de l’introduction de gibier d’élevage dans le milieu naturel et interdiction de la chasse dans toutes les zones sous protection réglementaire (réserves naturelles, parcs nationaux) : ces mesures sont indispensables afin de rendre compatible l’exercice de la chasse avec la protection de la biodiversité.
5. Changer le système agricole.
La mise en œuvre des quatre premières mesures est une condition nécessaire mais pas suffisante pour enrayer la crise de biodiversité. Il faut agir en même temps sur 100% du territoire et pas seulement sur les 10% des réservoirs de biodiversité. Et pour cela, le premier enjeu est le changement de notre système agricole.
On a conscience que cela ne peut se faire en trois jours. Mais il est possible de construire un projet concerté avec les associations, les agriculteurs, organisé autour d’une agriculture paysanne en système de polyculture-élevage de petites superficies. Ce projet peut être monté en un an avec l’objectif de le rendre le plus rapidement possible effectif, en intégrant une seule contrainte, la nécessité de fournir l’alimentation aux citoyens du territoire. Point.
Cela veut dire 100% d’agriculture bio, l’arrêt complet de la chimie agricole, la suppression de tout l’élevage intensif et cette partie systématiquement oubliée, l’interdiction de l’importation de produits agricoles ne respectant pas ces objectifs. On peut rappeler que les zones agricoles en France, c’est 50% du territoire (2/3 en cultures, 1/3 en herbe).
Conclusion
Il s’agit bien de construire ensemble une approche avec deux objectifs :
– Stopper l’érosion de la biodiversité
– En préservant les intérêts des populations humaines, et pas contre elles.
Cette approche intègre que l’on ne peut pas défendre le vivant sans penser notre rapport au vivant.
Il est donc urgent d’apprendre à co-habiter avec la nature. Le gendarme maîtrisera l’homme tant que l’homme n’aura pas appris à respecter, aimer, cohabiter avec les autres espèces dans un « vivant » qui nous englobe.
C’est aussi pour cela que la question de la biodiversité ne peut être pensée uniquement par la fin du capitalisme. Nous avons besoin d’un changement culturel. Et ce changement culturel passe aussi par l’expérimentation immédiate d’autres possibilités, par l’action « au quotidien », qu’il ne faut pas appeler des « petits pas » ou des « petits gestes ».
Deux visions, en réalité les deux faces de la même pièce de monnaie, sont souvent opposées :
– Celle qui consiste à dire qu’il faut commencer par mettre à bas le capitalisme et que l’on verra après. Car si on fait cela, on a toutes les chances d’échouer dans la gestion de la société.
– Celle qui consiste à dire qu’il faut seulement agir tout de suite et que le « système » s’effondrera de lui-même. Car si on fait cela, on laisse les grands ordonnateurs du monde (les pouvoirs politiques et financiers) détruire la planète pour leurs profits immédiats.
Il est nécessaire de faire les deux, en même temps. Et le plus vite possible. A l’échelle individuelle, chaque citoyen peut agir. On développera deux pistes particulièrement intéressantes. La première concerne le jardin, individuel ou collectif. Si les espaces en protection forte concernent seulement 1,6% du territoire en France, les jardins représentent entre 3 et 5% de l’espace. On n’a pas de chiffres solides, parce que manifestement cela n’a pas intéressé les organismes publics qui s’occupent de l’aménagement du territoire ! L’enjeu est donc non négligeable. Or, la majorité des jardins ne permet pas le développement de la biodiversité. Des pratiques de « jardinage écologique » permettant de laisser une part au « sauvage » commencent à se développer et, si elles étaient généralisées, joueraient un rôle important dans la préservation de la biodiversité. Et ce d’autant qu’elles font entrer la préservation de la biodiversité au cœur de l’ensemble du territoire, y compris en milieu urbain et périurbain, jouant alors un rôle de corridor écologique. Les jardins peuvent être un « refuge » pour le vivant !
Les individus, propriétaires d’espaces, peuvent aussi en France pérenniser une gestion écologique en utilisant le système légal des « ORE : obligations réelles environnementales ».
Ces pratiques, en plus de leur aspect immédiat d’efficacité permettent aussi de « reconnecter » l’humain avec la « nature » et sensibilisent ainsi les citoyens à la protection de la biodiversité.
Notre approche est donc un positionnement qui s’oppose :
– Aux collapsionnistes, qui pensent qu’il est déjà trop tard pour « renverser la vapeur » et imagine HS comme une « mauvaise » espèce intrinsèquement destructrice.
– Au cynisme des élites qui veulent préserver la biodiversité…contre les pauvres.
– Au « biodivo-sceptiques » qui, à l’instar des climato-sceptiques commencent à jouer la petite musique du « Tout ne va pas si mal que ça » pour éviter la remise en cause du système économique capitaliste.
– A l’approche antispéciste, car nous reconnaissons la légitimité « naturelle » de l’espèce humaine à prendre ses ressources sur les autres.
Mais « l’autre » n’est pas seulement une ressource, il est aussi un allié ! Car nous vivons ensemble. La petite pellicule sur laquelle nous vivons sur une petite planète dans l’univers a été construite par le vivant, grâce au développement des cyanobactéries dans un contexte géologique qui est devenu favorable. Face à l’emballement actuel du réchauffement climatique, les autres espèces vont réagir car elles sont aussi menacées. Plus nous altérons la biodiversité, plus nous réduisons nos capacités à gérer la crise climatique.
Nous pouvons rappeler cette citation du philosophe Baptiste Morizot* :
« Qui a la meilleure « fitness » (ou capacité évolutive, NDA) ? C’est celui qui a le rapport le plus harmonieux à la pérennité de ses proies, la meilleure entente avec ses rivaux, le rapport le plus généreux avec ses mutualistes, le moins toxique avec ses parasites, le moins destructeur pour ses hôtes, le plus respectueux envers ses facilitateurs. Voilà qui survit, c’est-à-dire dispose à terme de la meilleure reproduction différentielle. »
Mais est-il déjà trop tard. Et si on apprenait l’humilité ? Notre chance est qu’en fait on ne comprend pas grand chose ! On est toujours surpris par les capacités des espèces à évoluer, des écosystèmes à se reconstituer. La biodiversité de demain sera différente, mais si nous agissons vite, elle peut repartir à la hausse. En matière de climat, c’est plus complexe à cause des effets retard (qui sont mieux documentés que pour les écosystèmes trop complexes). Mais nous ignorons presque tout des interactions considérables entre la biodiversité et les systèmes physico-chimiques qui régissent le climat.
Aucune équipe de recherche n’est en mesure aujourd’hui de modéliser le point de non-retour pour l’espèce humaine.
Alors non, il ne nous reste pas 12 ans pour agir, comme on peut le lire régulièrement. Mais, il ne nous reste pas une seconde pour agir (au quotidien, dans nos comportements et en agissant pour mettre à bas les pouvoirs politiques et économiques) et plus vite nous agirons, plus nous augmentons nos chances d’enrayer la crise de biodiversité et la crise climatique.
* Raviver les braises du vivant. Baptiste Morizot. Actes Sud 2020