Regards. 2022/2024 : qu’est-ce qui, selon vous, a conduit à la situation d’une gauche dans les basses eaux électorales – même si elle est la première force à l’Assemblée nationale – et à une extrême droite si haute ? Il y a deux ans, LFI apparaissait comme la première force d’opposition, elle s’est fait ravir assez vite cette fonction par le RN. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
François Ruffin. Je vois d’abord une occasion manquée. En 2022, Jean-Luc Mélenchon venait d’obtenir 22% à la présidentielle et la candidate du Parti socialiste, Anne Hidalgo, est à 1,7%. Dans la foulée, la Nupes met le PS dans le train, mais dans les wagons, pas la locomotive. Le programme qui rassemble à gauche se fonde autour de L’Avenir en commun. La France insoumise forme un groupe parlementaire important, deux fois plus que les socialistes. Bref, LFI est en situation d’hégémonie, au moins à gauche. Il restait à devenir hégémonique, ou au moins majoritaire, dans le pays. Le duel avec le Rassemblement national pouvait être engagé… Et des sondages montraient que, sur le social, l’économique notamment, nos propositions embrassaient large : 80 à 90% des Français étaient pour la taxation des dividendes, l’indexation des salaires sur l’inflation ou même le référendum d’initiative citoyenne, la police de proximité…
Mais au lieu d’être centrale, La France insoumise s’est cornérisée. Au lieu de s’élargir, elle s’est rétrécie. Au lieu de se faire aimer, elle s’est fait détester.
Pourquoi ? Avec sa ligne « plus-radical-que-moi-tu-meurs », avec son ton du bruit et de la fureur, à la place de se placer au centre de l’échiquier, elle s’est mise dans un coin. Elle est même devenue un repoussoir. Elle a ouvert un espace au centre-gauche et un boulevard à l’extrême droite. Du coup, le PS renait et surtout, pire que tout, Marine Le Pen et ses amis ont pris un très large ascendant sur nous.
Les élections européennes et législatives ont quand même montré une certaine solidité de l’ancrage de LFI…
LFI a solidifié ses scores électoraux dans les quartiers populaires, dans les DOM-TOM, auprès de la jeunesse diplômée. De quoi atteindre 9,9% et proclamer, comme l’a fait Jean-Luc le 9 juin au soir : « Bravo ! Nous leur avons mis une tannée ! » Mais où il vit ? Le RN, dans le même temps, faisait 35%. Aux législatives, oui, tous les cadres de LFI sont élus au premier tour en banlieue, tant mieux… mais on se fait raser dans des régions entières. Faut-il en être fier ?
Nous avons des faiblesses géographiques, presque partout hors des métropoles, dans les communes de moins de 100 000 habitants. Nous avons une faiblesse sociale, dans le salariat modeste, un peu au-dessus du Smic. Et nous avons une faiblesse démographique, chez les personnes âgées, qui sont de plus en plus nombreuses et qui vont voter. Nous ne serons pas majoritaires sans combler ces lacunes, au moins un peu. La « jeunesse » et les « quartiers populaires » ne suffiront pas.
« Qui veut d’une gauche hargneuse, teigneuse, rageuse ? Non, on la veut joyeuse, généreuse, qui aime et se fait aimer. »
Des particules, et maintenant des bouts entiers, décrochent du bloc central libéral. Mais vers où vont-ils ? Massivement, vers l’extrême droite. Pourquoi ? Parce que ces personnes, jusqu’alors de la classe moyenne, on dira, sont déclassées, craignent de chuter, que le système ne garantit plus leur stabilité. Mais nous, franchement, la gauche, et son mouvement dominant La France insoumise, est-ce qu’on apparait une force de stabilité ? De protection ? Non, tout le contraire. Tandis que, pendant ce temps, l’extrême droite oui.
Est-ce que, selon vous, ces faiblesses résultent de choix stratégiques de LFI ?
Oui. Par deux biais. D’abord, le choix de ne s’adresser qu’aux quartiers populaires. C’est dit, c’est répété, c’est même une doctrine inscrite dans le livret « Qu’est-ce que La France insoumise ? » : « Tous nos efforts doivent être orientés pour obtenir une meilleure participation de la jeunesse et des quartiers populaires ». Voilà la priorité des priorités : se renforcer là où l’on est déjà fort, quitte à s’affaiblir là où l’on est faible. D’où des thèmes mis en avant qui concernent les quartiers, mais moins ou pas du tout le reste du pays. Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas s’adresser aux quartiers populaires, je dis que nous devions chercher à additionner, pas à soustraire. On ne l’a pas fait. On a même fait tout l’inverse.
Ensuite, une question de ton. Même après 2022, Jean-Luc a recommandé « la violence de la parole ». Ça ne correspondait plus à la situation politique : notre centralité possible, comme je l’ai expliqué. Mais ça ne correspondait pas non plus à la situation psychologique : après les gilets jaunes, le covid, la guerre en Ukraine, etc., la fatigue s’est installée. Les cris, les polémiques ont lassé. Les Français demandaient à être rassurés.
La gauche doit-elle reformuler des propositions de vivre-ensemble ?
Je ne crois pas au simple « vivre-ensemble ». Comme le disait Saint-Exupéry : « S’aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Un couple qui se regarde sans projet commun finit par se disputer. Le pays, c’est pareil : si nous restons du « vivre-ensemble », sans objectif commun, les gens se regardent, se comparent et c’est la guerre des petites jalousies. Et notamment du racisme.
Notre devoir est de dire quel est notre horizon commun. Pour moi, c’est le travail comme moyen et la transformation écologique comme fin. Transformer les logements, les déplacements, l’industrie, l’énergie, la culture, l’agriculture… Tout cela réclame une masse de travail, une masse de travail à faire ensemble.
Je pense à ma rencontre avec M. Schneider, un ancien travailleur du bâtiment à Abbeville. Il a commencé par dénigrer les Afghans de son quartier, qui revendent des écrans, je ne sais pas trop quoi. Puis il me raconte sa vie, son travail aux côtés de Polonais, Marocains, Tunisiens, Algériens, Turcs, les tajines et les couscous partagés, « On a construit le pays côte à côte », sans jamais se poser de questions racistes. Parce qu’ils faisaient ensemble.
Maintenant, quand même, sur ce « vivre-ensemble »… Il y a une tonalité à changer : qui veut d’une gauche hargneuse, teigneuse, rageuse ? Non, on la veut joyeuse, généreuse, qui aime et se fait aimer. Nous devons nous faire aimer. Cela signifie tracer les lignes pour la rêverie, être présents dans les clubs de foot, participer au Téléthon, pour rétablir une confiance. Quand le Parti communiste organisait des concours de pêche et de belote, il le faisait parce que c’était de la politique, parce que ça attachait les gens à lui par de l’affection.
Organiser des concours de belote, c’est ça l’horizon de la gauche ?
Que la gauche, d’abord, reprenne en main le travail. Jean-Luc Mélenchon a forgé une théorie, la « Nouvelle France » : « Nous sommes en train de faire naitre la Nouvelle France… La Nouvelle France doit se dresser », etc. Ce sont les Françaises, les Français, « dont les parents sont immigrés », ceux qui sont « rassemblés dans les grands ensembles urbains », « le peuple des villes, des banlieues », « la France des jeunes », « la France des gens qui ne veulent pas être racistes, colonialistes »… Et donc, en creux, ça s’oppose à la « Vieille France », des campagnes, racistes, colonialistes.
Et avec quelle absence ? Rien sur la France… du travail ! Jusqu’alors, depuis Marx et Jaurès, la gauche, notre gauche, rassemblait le peuple sur une base de classe, d’intérêts matériels, les « travailleurs ». Aujourd’hui, lui divise le peuple, sur une base géographique : « Le peuple, il faut aller le chercher là où il est : dans les quartiers populaires », et pas ailleurs. C’est même, je dirais, sur une base ethno-géographique : lui compte qu’il y a « 25% de racisés, qui ont un parent, ou un grand-parent d’origine immigrée ». Dont Jordan Bardella ! Il appartient, malgré lui, à la Nouvelle France !
« Le parti de masse, ça ne se décrète pas, ça se construit, ça se constate. Mais c’est l’objectif. »
C’est du néo-Terra Nova. Qui proposait, pour rappel, d’abandonner la référence à la classe travailleuse, et de forger « une nouvelle coalition : 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités et les quartiers populaires. 4. Les femmes. » Au fond, ce discours sur la « Nouvelle France », c’est celui que tenaient déjà, dans les années quatre-vingt-dix, avec l’Europe, avec Maastricht, François Mitterrand et les siens. La France « multiculturelle », du « métissage », « ouverte », contre l’autre, « archaïque » et « fermée ». Jean-Luc en revient à ses amours de jeunesse.
Qu’on se bagarre pour que les Français, tous les habitants de notre pays, puissent vivre de leur travail, bien en vivre, et pas seulement en survivre.
Et vous dans tout ça ?
Mon rôle, la mission que je me suis assignée dans la durée, c’est que la gauche referme la « parenthèse libérale » ouverte par le PS en 1983. Est-ce que je fais confiance au Parti socialiste pour fermer cette parenthèse ? Non. Comme le disait mon « héros » Maurice Kriegel-Valrimont : « Le Parti socialiste ne sera jamais le moteur de l’histoire », il doit être poussé. Est-ce que je vois une perspective majoritaire devant LFI ? Non, le choix est fait de la minorité, mais aussi, et c’est lié, de ne plus centraliser sur le social et l’économique.
Et pourtant, refermer cette parenthèse, c’est une nécessité pour répondre aux crises et à la première des crises, celle climatique : il nous faut un État chef d’orchestre, qui ne laisse pas toute la place aux marchés. Et c’est une demande profonde, j’en suis convaincu, des Français : sortir de la concurrence, croissance, mondialisation, compétitivité, etc. Cette idéologie est morte et pourtant elle domine encore.
« J’ai mené cent combats aux côtés de ‘racisés’, mais pas parce qu’ils sont ‘racisés’. C’est une donnée que je neutralisais. C’est là où je me trompe. »
Un bloc politique est possible mais il faut une proposition qui lui corresponde. Il y a deux ans, La France insoumise était en passe de pouvoir être majoritaire sur cet objectif et de refermer la « parenthèse de 1983 ». Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on doit tout recommencer et recommencer le match…
Quelle force politique pour mener cette bataille ?
Je suis convaincu qu’il existe une énergie latente. Si tu plantes le bâton au bon endroit, un geyser peut jaillir. Quand au soir de la dissolution j’ai parlé de « Front populaire », ça a provoqué quelque chose. Ce n’était pas grâce à ma puissance, j’ai juste dit quelques mots à la télé, rien d’intelligent, juste une évidence, du bon sens, mais c’était comme de l’acupuncture : l’aiguille a été placée au bon endroit. Le lendemain, 400 000 signataires demandaient aux partis d’être unis, d’arrêter les conneries.
Comment canaliser cette énergie et l’organiser ? C’est une autre question. Et je n’ai pas la recette miracle. Mais je sais que l’on n’a pas le choix.
Imaginez-vous construire un cadre nouveau, un nouveau parti, de masse par exemple ?
Le parti de masse, ça ne se décrète pas, ça se construit, ça se constate. Mais c’est l’objectif. Avec comme impératif : allier démocratie et efficacité.
Chaque organisation est souvent bâtie en réaction à la précédente. LFI, par exemple, est structurée en contrepoint du Parti socialiste, sans courant, sans pluralisme, avec un centralisme non démocratique. L’envie vient, désormais, de construire en contrepoint : que les militants aient une voix, leur mot à dire, puissent voter. Sans que ça devienne Nuit debout avec un modèle d’horizontalité.
J’ai beaucoup de modestie là-dessus. Je n’ai jamais pratiqué, fondé d’organisation, ce serait trop facile de donner des leçons.
Vous venez de rejoindre le groupe écologiste à l’Assemblée nationale. Personne n’a vraiment compris… Quel rapport avec ce dont vous venez de parler, avec vos projets ?
L’ambiance, depuis longtemps, était intenable dans le groupe des insoumis. Chez les communistes – qui, honnêtement, correspondent davantage à mon territoire et à mon histoire –, la porte était fermée, pour d’obscures raisons, par crainte de faire fuir des députés ultramarins. J’ai de nombreux amis au groupe « écologiste », avec qui j’ai travaillé ces deux dernières années. J’apprécie le calme, l’équilibre de sa présidente, Cyrielle Chatelain. Eux comptaient déjà des députés non-Verts avec Générations. Et surtout, je les en remercie : ils nous ont accueillis à bras ouverts. Est-ce que cela changera mon travail parlementaire ? Un peu, je l’espère. Car si je considère, vraiment, et depuis longtemps, que le défi de notre temps, c’est le climat, c’est l’environnement, ça entre peu dans mes combats quotidiens.
Une dernière question : certains vous reprochent de privilégier la question du travail à celle de la lutte contre les discriminations et le racisme. Qu’est-ce que vous avez à proposer sur ce front-là ?
D’abord, disons-le : il m’a fallu changer et je ne suis pas au bout de mon chemin. Mon affaire Dreyfus à moi, c’est Hector Loubota : un jeune garçon, Congolais, mort écrasé par un mur sur un chantier d’insertion, à la Citadelle. Pendant quatorze années, avec la famille, je me suis bagarré contre la ville d’Amiens, contre la presse locale, contre la justice aussi. Mais jamais je n’ai pensé : « Je le défends parce qu’il est Noir ». J’ai dénoncé le racisme qu’il subissait, puisque son chef l’appelait « Bamboula », lui disait « Va chercher des bananes » et que le pauvre Hector, lui, faisait semblant d’en rigoler. Mais si je suis honnête : j’ai fait, au maximum, comme si sa couleur de peau n’existait pas. Alors qu’elle existait.
Depuis vingt-cinq ans, j’ai mené cent combats aux côtés de « racisés ». Même aujourd’hui, chez Metex, le leader, c’est Samir Benyahya, Marocain, ou d’origine marocaine, ou Franco-Marocain, je ne sais même pas… Et je viens juste de découvrir, pendant la campagne, en portant ses papiers à la préfecture, que ma suppléante, Hayat Matboua, est Franco-Algérienne. Parce que, pour moi, ce n’est pas ce qui prime. J’ai mené des combats aux côtés des « racisés », mais pas parce qu’ils sont « racisés ». C’est une donnée que je neutralisais. Or, c’est là où je me trompe, où je dois me corriger : si, dans la société, ils ont davantage à se battre, c’est aussi parce qu’ils sont racisés. La République doit assurer l’égalité, qu’importe les origines, qu’importe la religion, qu’importe la couleur de peau, l’égalité devant l’école, l’égalité devant l’emploi, l’égalité devant la police…
Maintenant, si on veut sortir des grandes déclarations, une mesure : la fin des contrôles d’identité quand aucun délit n’est constaté. Parce que, même sans violence, même sans coup, c’est souvent une blessure, sinon au corps, du moins au cœur. La semaine dernière, je recevais des mamans du Quartier Nord à ma permanence : « Mon fils jouait au foot à l’Amiens SC, personne n’avait rien à lui reprocher, mais dans sa Clio, il se faisait sans cesse arrêter. Il allait à l’entrainement, arrêté. Il en revenait, arrêté. À la mosquée, arrêté. En vélo, arrêté. Un soir, j’ai vu ça par la fenêtre, que les policiers l’attendaient, et j’avais peur que ça finisse mal. Je suis descendue. « Ah, vous êtes sa mère ! ils m’ont salué. Mais lui on le connait, votre fils, y’a pas de souci, c’est le footballeur. » « Et vous trouvez normal de l’arrêter sans cesse ?, je leur ai demandé. Ça les a un peu calmés. Mais c’est le quotidien des jeunes. »
Je voudrais raconter ça, mais pas pour le tendre comme un miroir aux quartiers : « Regardez comme vous êtes victime ! » Non, ce reflet, je voudrais le montrer à la société, à Flixecourt et ailleurs : est-ce que vous trouvez ça normal ? Est-ce que vous accepteriez ça pour vos enfants ? Vous voyez, c’est une mère qui a peur, peur pour son fils, peur de la police… Est-ce qu’on est d’accord pour que ça change ?
Catherine Tricot