Avec le procès de Peter Cherif qui s’ouvre lundi 16 septembre, c’est le vrai procès de la tuerie de Charlie Hebdo qui va enfin avoir lieu. En première instance à l’automne 2020, la cour d’assises spécialement composée avait condamné quatorze personnes dont trois jugées en leur absence pour leur participation à des degrés divers aux attentats de janvier 2015.
Mais tous les accusés avaient à voir avec Amedy Coulibaly, le tueur de Montrouge et de l’Hyper Cacher. Rien avec les Kouachi, les assassins de la rédaction de Charlie Hebdo et des alentours du bâtiment. Si ce n’est un lien artificiel : l’accusé principal était poursuivi pour « complicité de l’ensemble des actes terroristes » commis par Coulibaly et les frères Kouachi, alors qu’aucun contact avec ces derniers n’a jamais été établi. Une construction intellectuelle, parce qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir de procès Charlie.
En réalité, il y en avait un qui se profilait, mais trop tard. Le djihadiste français Peter Cherif, ami d’enfance et complice de longue date de Chérif Kouachi, avait été arrêté le 16 décembre 2018 à Djibouti. Quelques semaines après la notification aux parties de la fin des investigations menées par les juges d’instruction dans l’enquête sur les attentats de janvier 2015. Son cas avait été disjoint.
Après de longues et fructueuses investigations, Peter Cherif va donc devoir répondre durant trois semaines de l’accusation d’association de malfaiteurs terroriste pour son implication dans les préparatifs du massacre de la rédaction de l’hebdomadaire satirique, mais aussi pour le rôle actif qu’il a joué au sein de l’organisation terroriste Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa), et enfin pour l’enlèvement et la séquestration d’humanitaires français au Yémen. Un ensemble de crimes qui font encourir à Peter Cherif la réclusion criminelle à perpétuité.
Contactés, ses avocats Mes Sefen Guez Guez et Nabil El Ouchikli expliquent que leur client attend son procès « pour donner sa vérité » sans se faire d’illusions : « Il n’attend pas grand-chose de la juridiction. Il sait que les jeux sont déjà réglés. Son seul objectif consiste à laisser sa version de l’histoire de ces événements-là. »
© Photomontage Simon Toupet / Mediapart
Le 7 janvier 2015, Saïd et Chérif Kouachi attaquent les locaux de Charlie Hebdo. Ils assassinent onze personnes dont huit membres de la rédaction, et abattent, dans leur fuite, un fonctionnaire de police. À son tour, leur ami Amedy Coulibaly tue, pour le compte d’une autre organisation terroriste, le lendemain et le surlendemain, une policière municipale et des clients de l’Hyper Cacher. Si Coulibaly n’a pas été discret quant à ceux qui lui ont apporté une aide dans son projet terroriste, les frères Kouachi ont quant à eux effacé toute trace. Ils ont aussi été aidés par des événements extérieurs.
Le meilleur exemple des difficultés rencontrées par les enquêteurs s’illustre dans le cas du commanditaire. Le cheikh Anwar al-Awlaki, figure de l’organisation Al-Qaïda dans la péninsule Arabique ayant revendiqué l’attentat, a été tué par une attaque de drone de la CIA… quatre ans avant les faits. Mais le terroriste américano-yéménite avait eu le temps, quelques semaines avant son élimination, de délivrer son ordre de mission mortifère à Chérif Kouachi venu le rencontrer au Yémen.
Et c’est là qu’intervient Peter Cherif.
Un oubli opportun
Quand il se présente à l’aéroport Charles-de-Gaulle, le 25 juillet 2011, Chérif Kouachi a emprunté le passeport de son grand frère, qui n’a pas d’antécédents judiciaires, et s’enregistre sous l’identité de Saïd Kouachi. Il embarque sur un vol qui le conduit à Mascate, dans le sultanat d’Oman. Sur le listing des passagers du vol WY0132, non loin de « Saïd Kouachi », figure un certain Salim Benghalem, un petit délinquant qui s’est radicalisé en prison au contact d’un membre des Buttes-Chaumont, la filière djihadiste dans laquelle ont grandi Chérif Kouachi et Peter Cherif.
D’Oman, les deux amis se rendent au Yémen, grâce à un passeur bédouin qui leur fait traverser le désert. Ils débarquent dans l’un des pays les plus pauvres et instables du monde, secoué depuis plusieurs mois par une révolte sociale devenue une insurrection politique qui met fin à la présidence d’Ali Abdallah Saleh, après trente-quatre années de pouvoir.
Peter Cherif les héberge dans son logement d’Al-Shir. Là, deux versions divergent. Peter Cherif expliquera avoir vu ses amis à leur arrivée et juste avant qu’ils ne repartent du pays, sous-entendu jamais en présence des hauts cadres d’Aqpa. Selon lui, il n’aurait fait que les « croiser ».
Mais, interrogé, un ancien légionnaire reconverti en marchand d’armes va livrer un témoignage discordant. Selon lui, c’est un « Franco-Tunisien », « originaire de la région parisienne », « impliqué dans la filière dite des Buttes-Chaumont », qui a présenté Chérif Kouachi au cheikh al-Awlaki. Durant cette première rencontre, cet individu se serait porté garant de la fiabilité de sa recrue et aurait servi d’interprète. Le marchand d’armes prend bien soin de dissocier Peter Cherif et ce « Franco-Tunisien » dont il a « opportunément », ironisent les magistrats, oublié le nom.
Il n’empêche que « ce portrait dressé par l’auditionné ne permettait qu’un rapprochement évident avec le parcours d’un seul individu », en conclura la DGSI dans une synthèse du 27 août 2019.
Quelque part au nord du Yémen, entre les provinces d’Al-Jawf et Mārib, Chérif Kouachi est dans un camp où un Yéménite, numéro trois d’Aqpa, s’occupe de le former militairement. Au menu : maniement de kalachnikovs, recueil d’informations, repérages. « Ils l’ont également formé à disparaître des radars de police. Il a aussi été formé aux techniques dites d’exfiltration du lieu de l’attaque », précisera le marchand d’armes.
La formation se fait en présence d’un traducteur qui pourrait être, en déduisent les services de renseignement, Peter Cherif. Pour des raisons de confidentialité quant au projet terroriste, seuls le Yéménite et « le Franco-Tunisien » décrit par le marchand d’armes ont le droit d’adresser la parole à Chérif Kouachi.
Salim Benghalem subit le même traitement. Quelques années plus tard, sa femme résumera les confidences qu’il lui a faites à propos de son entraînement au Yémen : « Ils l’ont séquestré durant trois semaines, ils l’ont interrogé, ils l’ont filmé et ensuite, voyant sa détermination, ils l’ont formé au maniement des armes. »
À l’issue de leur formation, ils rencontrent de nouveau Anwar al-Awlaki, selon le témoignage de son adjoint yéménite, depuis aux mains des Américains. Le cheikh leur remet 20 000 dollars en liquide pour financer l’achat des armes nécessaires à leur attentat. Selon l’adjoint yéménite, ce sont les deux Français qui auraient alors proposé, « d’initiative », de cibler des dessinateurs français caricaturant le Prophète.
Mais, lors d’une de ses auditions, dans lesquelles il varie parfois, le marchand d’armes, qui confirme la somme des 20 000 dollars donnés à Kouachi, désigne le mystérieux « Franco-Tunisien » comme le concepteur du projet consistant à recruter en France un terroriste pour frapper Charlie Hebdo. Son projet aurait ensuite reçu l’aval des plus grands émirs d’Al-Qaïda. « Le but était de frapper Paris pour montrer qu’Aqpa, nouvellement créée, était une organisation terroriste puissante », expliquera le marchand d’armes.
Quoi que l’on pense de ses déclarations, Peter Cherif ne peut pas être considéré comme le commanditaire de l’attentat, le donneur d’ordres final restant al-Awlaki. Cependant, on peut lui prêter un rôle essentiel dans sa réalisation.
Une version contestée par le principal intéressé. Selon Peter Cherif, ses amis au moment de partir lui ont annoncé qu’ils « allaient ressortir, qu’ils avaient un travail à l’extérieur », reconnaîtra-t-il, avant de se dédouaner : « Ils ne m’ont pas dit exactement quoi. »
Le projet d’attentat va prendre du plomb dans l’aile, un mois après le retour dans l’Hexagone de Chérif Kouachi et Salim Benghalem. Le cheikh Anwar al-Awlaki est tué par une attaque de drone de la CIA, le 30 septembre 2011, alors qu’il circulait dans un pick-up dans la province d’Al-Jawf où il s’était réfugié. La date de l’attaque contre Charlie Hebdo est décalée et Salim Benghalem, pour des raisons inconnues, y renonce. Chérif Kouachi entreprend alors d’enseigner ce qu’il a lui-même appris au Yémen à son frère aîné. Quand il ne forme pas Saïd, il discute à distance avec Peter Cherif.
En septembre 2011, les Américains signalent au contre-espionnage français un échange suspect de la part d’un individu surfant depuis un cybercafé à Gennevilliers. Le cybercafé en question est l’un des deux seuls commerces de la rue à sens unique, des pavillons d’un côté, des immeubles en brique de l’autre, où réside depuis trois ans Chérif Kouachi. L’individu dans le cybercafé, expliquent les Américains, a écrit un message à partir d’une adresse mail créée au Yémen.
Et quand il a du mal à contacter celui qui reste son seul interlocuteur au sein d’Aqpa, Chérif Kouachi surfe sur des sites djihadistes, s’intéresse à l’actualité au Yémen, se documente sur la province de Hadramaout où vit son ami d’enfance.
Cinq mois après qu’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique a inscrit Charb, le dessinateur et directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, sur une killing list, « les partenaires américains » informent le 3 août 2013 la France « d’une menace imminente », comme le résumera une note de la DGSI. Selon le renseignement américain, un projet d’attentat émanant d’Aqpa viserait « les intérêts français ou américains » et « impliquerait potentiellement » Peter Cherif.
La « killing list » publiée dans « Inspire » et dans laquelle figurait le dessinateur Charb.
Le 9 janvier 2015, deux jours après avoir commis ses crimes, Chérif Kouachi, retranché avec son frère dans une imprimerie en Seine-et-Marne, se vante au micro de BFMTV : « J’ai été envoyé, moi, Chérif Kouachi, par Al-Qaïda au Yémen. […] C’est cheikh Anwar al-Awlaki qui m’a financé ! » Quelques heures plus tard, les gendarmes du GIGN l’abattent, ainsi que son frère.
Interrogé sur les exactions de son ami, Peter Cherif dira : « J’ai vu comment il a fini. Pour vous répondre, c’est moche pour tout le monde. Si on pouvait revenir en arrière... On ne peut que condamner. Forcément, des gens ont souffert. Je ne vais certainement pas faire son éloge. Je ne suis pas Charlie pour autant parce que je reste musulman mais les choses n’auraient pas dû en arriver là. »
Une prise de distance alambiquée pour celui que la justice soupçonne d’être la cheville ouvrière de l’attentat.
Qu’en sera-t-il au cours de son procès ?
Un silence très violent
Interpellé trop tard pour être jugé avec les complices de Coulibaly, Peter Cherif avait tout de même été entendu comme simple témoin au cours du procès des attentats de janvier.
Refusant de comparaître, il avait dû être extrait de sa cellule de la maison d’arrêt sous la contrainte pour être présenté en visioconférence, encadré par deux agents des équipes régionales d’intervention et de sécurité (Eris), les unités d’intervention de l’administration pénitentiaire. Là il récite en arabe « Al-Fatiha », la sourate d’ouverture du Coran. Certes, énormément de musulmans la connaissent aussi. Mais n’importe quel musulman n’y met pas ce ton-là. Sa voix est empreinte de défi, même ses bras croisés sont une provocation. Le signe d’une violence difficilement contenue.
En affirmant l’unicité de Dieu par cette sourate, Peter Cherif laisse entendre qu’il ne reconnaît que la justice divine et renie celle des hommes, venant contredire le discours de repentir qu’il avait vendu à la DGSI au lendemain de son arrestation. Ensuite et en conformité avec ce qu’il vient de dire, il se mure dans le silence. Et tandis que le président de la cour d’assises égrène ses questions qui resteront sans réponse, Peter Cherif se plonge dans la lecture du Coran.
Dans la salle d’audience, des victimes des frères Kouachi s’effondrent en pleurs. De l’autre côté de l’écran, Peter Cherif est indifférent à la tragédie qui se rejoue dans la cour d’assises. Sa manière d’ignorer les victimes résonnant alors comme une glaçante revendication.
Matthieu Suc