Mais qu’est-ce que l’intersectionnalité a à nous apprendre ? Et en retour, comment l’analyse marxiste peut-elle nous permet d’éviter certains écueils de l’intersectionnalité ?
Des multiples usages du terme d’intersectionnalité
Le terme d’intersectionnalité entraîne beaucoup de confusions, dans la mesure où il a généré plusieurs interprétations, plusieurs appropriations, et plusieurs usages. On peut définir au moins quatre usages différents du terme, deux dans l’espace universitaire, et deux dans l’espace militant. Initialement inventé dans la lignée des apports théoriques du black feminism par la juriste noire états-unienne Kimberlé Crenshaw, contre la tendance du droit à traiter des catégories de genre et de race comme mutuellement exclusives, il devait servir à défendre une analyse multidimensionnelle des dominations sociales [1]. Il était alors pensé valoir avant tout comme un prisme d’analyse par l’autrice [2].
Sa réception en France à partir des années 2000 [3] est tout autant universitaire que militante. Le terme est alors approprié par la sociologie et devient une méthode, selon laquelle il est impossible d’isoler une domination sociale des autres (en particulier le genre, la classe et la race), car elles sont articulées les unes aux autres et se reconfigurent mutuellement. Si on en isole une, alors on ne peut la comprendre. Dans cette première appropriation française, l’intersectionnalité est devenue synonyme du croisement des oppressions. Mais l’intersectionnalité a également connu une appropriation militante. Pour les afro-féministes, elle est devenue la théorie de référence à partir de laquelle elles peuvent elles-mêmes élaborer et militer. Plus largement, les milieux militants d’extrême-gauche ont pu y voir une stratégie pour lutter contre les dominations sociales.
On voit qu’en changeant de contexte national, en changeant d’espace, l’intersectionnalité s’est métamorphosée. Pensée comme un outil/concept par son inventrice, elle est devenue une méthode pour la sociologie française, une théorie de référence pour les afro-féministes, voire une stratégie pour le milieu militant. Dès lors, plutôt que de critiquer l’intersectionnalité en soi, je défendrai l’idée qu’il faut défendre une certaine idée de l’intersectionnalité contre une autre. Mais quels aspects de l’intersectionnalité peuvent poser problème ?
Crédit Photo. Journée de grève et manifestation pour les droits des femmes, Paris, 8 mars 2021. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
Les limites de l’intersectionnalité comme stratégie
Je fais l’hypothèse que dans l’appropriation militante large de l’intersectionnalité, trois déformations ont été faites du concept initial, qu’il faut critiquer.
Premièrement, alors même que l’intersectionnalité est héritière du black feminism, lui-même se revendiquant d’une démarche souvent matérialiste, voire marxiste, avec une grande attention aux structures et à la question des classes sociales, la transposition militante de l’intersectionnalité s’est faite à un niveau essentiellement individuel, en termes d’identité. On pose alors moins la question des dominations au niveau théorique, moins au niveau des structures qui les portent et les reproduisent, qu’au niveau de leur incarnation individuelle. Selon une domination sociale considérée, il existe ainsi des dominantEs qui possèdent des privilèges que les dominéEs ne possèdent pas. L’absence de ces privilèges fondent l’oppression des dominéEs. En sens inverse, ces privilèges expliquent que les dominantEs n’ont pas intérêt à mettre fin à la domination. Ils peuvent néanmoins, dans certaines conditions, devenir des alliéEs. Le problème de cette conception est qu’elle contribue à figer les positions sociales des individuEs, en les essentialisant, sans porter attention à leur trajectoire sociale. Un autre problème peut-être encore plus important se pose alors : on peut être dominéE sous un axe et pas sous l’autre, mais cela fait-il de nous unE dominantE absoluE ?
Deuxièmement, les conséquences de la domination ne sont pensées qu’en termes de privilèges, qui, s’ils permettent de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne des rapports de domination, a pour défaut de se concentrer sur le symptôme individualisé d’une domination structurelle. Le terme est peut-être à conserver, mais dans son usage actuel, il me semble poser quatre problèmes. D’abord, il n’y a plus de pensée des intérêts matériels d’un groupe sur un autre groupe, mais souvent, une pensée des privilèges immédiats d’unE individuE sur unE autre individuE. Ensuite, la notion de privilège met sur le même plan avantage matériel et concret et avantage symbolique, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux aspects. Par ailleurs, avec la notion de privilège, on a l’idée de « quelque chose en trop », et non pas de quelque chose que tout le monde devrait avoir. Certains privilèges doivent être supprimés bien sûr (le privilège d’exploiter par exemple), mais pour d’autres, on devrait revendiquer leur extension à tout le monde (par exemple celui de se promener seulE tard le soir dans la rue sans se faire agresser). Enfin, avec la notion de privilège se trouve souvent l’idée que les individuEs sont toujours plus ou moins responsables de leurs privilèges, avec une forme de moralisation des positions sociales, alors même que parfois, le privilège n’existe qu’en négatif : il s’agit du privilège de ne pas être dominéE sur tel ou tel aspect de sa vie.
Troisième déformation de l’intersectionnalité initiale : il ne s’agit dès lors plus de changer les structures mais de changer les individuEs unE par unE : l’émancipation est pensée comme une émancipation essentiellement individuelle. Deux méthodes sont alors privilégiées. La première est celle d’une déconstruction de plus en plus poussée des individuEs, notamment via la déconstruction du langage. C’est bien sûr une dimension importante de la lutte féministe, mais c’est un leurre de penser pouvoir arriver à un langage parfait, défait entièrement des rapports de domination : le langage est un lieu de production et de reproduction des rapports de pouvoir. Par ailleurs que fait-on des autres aspects de la domination ?
La deuxième méthode est celle de la constitution d’espaces safe, sécurisés, où l’oppression ne s’exercerait pas, en non-mixité. Ce qui ne veut pas dire que je ne pense pas que la non-mixité est un outil extrêmement utile, au contraire. Le problème est plutôt quand un moyen devient une fin en soi. Par ailleurs, là encore, on ne peut s’exclure totalement des rapports de domination en créant un espace qui serait véritablement safe, de même qu’on ne peut espérer changer touTEs les individuEs unE à unE : changer les structures semble bien plus efficace.
Enfin, ce genre de stratégie mène souvent à se couper du reste de la société, dans une démarche qui concerne surtout des individuEs ou des groupes d’individuEs. Que fait-on des dominéEs qui n’ont pas accès à ces espaces ? Aucune libération ne devrait se faire aux dépens de la libération des autres. Sans compter que cela comporte un risque de sectarisme : en se coupant de l’immense majorité des gens, on entre dans une logique de l’élection et de la radicalité pour la radicalité, puisqu’on ne cherche pas à entraîner plus largement que nous. Ce repli sur soi conduit souvent à l’explosion des espaces concernés.
Revendiquer une autre intersectionnalité
Cela ne veut pas dire qu’il ne faille rien conserver de l’intersectionnalité. Une certaine interprétation de l’intersectionnalité est tout à fait compatible avec la théorie marxiste de la reproduction sociale, qui fournit une analyse unitaire des rapports de domination [4]. Il faut conserver de l’intersectionnalité l’idée qu’il est nécessaire de croiser les dominations, qu’on ne peut penser la classe sans le genre et la race. Dès lors, il faut en déduire qu’on ne peut penser le capitalisme sans analyser comment s’effectue en son sein le travail reproductif qui (re)produit la force de travail, ce travail reproductif étant la base matérielle de l’exploitation et de l’oppression des femmes et des minorités de genre, et de plus en plus, des personnes racisées ; et l’on en déduit aussi qu’on ne peut développer une stratégie révolutionnaire sans inclure la grève du travail reproductif, et enfin qu’on ne peut avoir de programme révolutionnaire sans prévoir une réorganisation de la reproduction, au même titre que de la production. Ainsi, le capitalisme n’est pas aveugle au genre, il s’est développé et a prospéré sur la domination raciste et la domination patriarcale qui lui préexistaient, ce qui en fait un système tout autant capitaliste que patriarcal et raciste.
Mais pour autant, il faut poser autrement la question du pouvoir que ne l’a fait la lecture individualisante de l’intersectionnalité. Est-ce que le pouvoir se situe auprès des individuEs ou est-ce qu’il se situe auprès du groupe d’individuEs qui détiennent les structures, et qui les font fonctionner à leur propre compte ? Seule une minorité de la population n’est pas opprimée et exploitée, seule une minorité de la population détient le pouvoir de décider de la vie de touTEs les autres. Dès lors, en sens inverse, il faut voir que même si nous pouvons avoir des intérêts immédiats divergents, les différentEs exploitéEs et oppriméEs, tant du point de vue de la classe, du genre et de la race, ont des intérêts profondément convergents. Le marxisme a ainsi également à apporter à l’intersectionnalité, en particulier en termes de stratégie.
D’un point de vue théorique, nous ne devons donc ni refuser les apports des différentes pensées qui ne sont pas marxistes, ni les adopter complètement sans défendre notre propre héritage conceptuel. Ni orthodoxie ni dissolution devrait être notre mot d’ordre théorique. Politiquement, dans un contexte d’attaques sans précédents du gouvernement contre le prétendu « islamogauchisme » incarné par l’intersectionnalité, il faut revendiquer à notre compte le terme d’intersectionnalité, mais en défendant notre propre lecture de l’intersectionnalité, c’est-à-dire une lecture structurelle et matérielle, conjuguée à notre stratégie révolutionnaire.
Aurore Lancereau