Strasbourg (Bas-Rhin).– « J’ai plaidé coupable d’avoir fait du journalisme. » Au Conseil de l’Europe mardi 1er octobre, le discours de Julian Assange est lent. Entre deux phrases, le lanceur d’alerte et journaliste, libre depuis fin juin après quatorze ans d’enfermement, prend le temps de peser ses mots.
Il est venu répondre aux questions des membres
Julian Assange et son épouse Stella Assange à Strasbourg le 1er octobre 2024. © Photo Frederick Florin / AFP
Réfugié dans l’ambassade d’Équateur au Royaume-Uni entre 2012 et 2019, le lanceur d’alerte australien a ensuite été incarcéré dans la prison haute sécurité britannique de Belmarsh. Le 26 juin 2024, il a trouvé un accord avec les États-Unis en acceptant de plaider coupable devant un juge américain. Il a donc finalement été condamné à soixante-deux mois de détention, qui correspondent au temps qu’il avait déjà passé à Belmarsh.
« Je veux être très clair avec vous : je ne suis pas libre aujourd’hui », prévient Julian Assange, pendant cette première apparition publique depuis la fin de sa captivité. Il estime que le préjudice sur sa liberté d’expression reste immense, même s’il ne retournera normalement plus en prison : « J’ai plaidé coupable d’avoir fait du journalisme, pas de quoi que ce soit d’autre. J’espère que mon témoignage aidera à pointer les faiblesses de la sauvegarde de la liberté d’expression. »
Montrer les horreurs de la guerre
Précisément, Julian Assange a reconnu être coupable d’avoir conspiré pour obtenir illégalement et disséminer des informations classifiées. « Lorsque nous avons publié cette vidéo, nous avons montré les horreurs de la guerre, et le fait que les soldats américains savaient combien de civils seraient tués dans cette attaque », explique-t-il. Quarante des 175 ans d’emprisonnement auxquels les États-Unis voulaient me condamner venaient du fait que j’avais dénoncé ces politiques. »
Dans la salle du Conseil de l’Europe, l’auditoire retient son souffle. Le caractère exceptionnel de la venue de Julian Assange émeut. « Je suis heureuse de m’adresser à un homme libre », souligne une membre de la commission.
À plusieurs moments, les applaudissements fusent, faisant naître sur le visage du quinquagénaire un sourire reconnaissant : « Le gouvernement américain a pris une dangereuse décision en me mettant en examen, il a créé un précédent. Il considère que seuls ses citoyens ont la liberté d’expression, mais que quiconque est accusé d’espionnage selon leur loi peut être extradé pour y être jugé. »
Pendant ses quinze minutes de discours, il insiste. Son cas n’est pas isolé et traduit le sentiment de toute-puissance de certains États face à des individus qui révèleraient leurs méfaits. Une « répression transnationale » qui « ne peut pas devenir la norme » : « J’ai été condamné par un pouvoir étranger pour avoir posé des questions et publié de vraies informations alors que j’étais en Europe. Nous avons publié des vidéos essentielles qui dénoncent des crimes de guerre et cela a lancé un débat public. »
Acclamé à nouveau lors de son invitation à ce que « la lumière ne s’éteigne jamais », Julian Assange a ensuite répondu aux questions des membres de la commission. Non, il n’y aura pas d’enquête judiciaire sur les motifs de la demande d’extradition le concernant, car les États-Unis lui interdisent de déposer quelque requête que ce soit à ce sujet. « Si les lois n’évoluent pas, il y aura encore des abus, considère Assange, l’impunité de certains États va croissant et on ne sait pas s’il est possible d’agir contre ça. »
La rapporteuse islandaise de la commission, Thorhildur Sunna Ævarsdóttir, précise que le message doit arriver aux oreilles de pays tels que la Russie, le Bélarus et la Turquie : « Il est inacceptable d’utiliser de manière abusive des législations pour faire taire des dissidents politiques et les voix critiques vis-à-vis d’un régime. »
Julian Assange rappelle que la CIA a utilisé à son encontre et à celle de son entourage des méthodes « extrajudiciaires » et « extraterritoriales ». Il explique les plans de l’agence de renseignement pour l’assassiner en Angleterre, les virus envoyés sur son ordinateur, l’infiltration dans le système de WikiLeaks, la filature de sa femme et la récolte de l’ADN de son fils sur ses couches lorsqu’il était âgé de 6 mois. Le lanceur d’alerte a annoncé porter plainte en 2022 contre Mike Pompeo, qui était à la tête de la CIA pendant ces événements.
Pas de regrets
Depuis sa sortie, l’Australien avoue avoir peur des voitures électriques et de leur bruit, et être préoccupé par les changements de la société opérés en quatorze ans. Il questionne l’utilisation de l’intelligence artificielle, à la fois « opportunité » et « risque », à propos de laquelle il n’a pas encore « tout compris ».
Il évoque Gaza et l’Ukraine, dont les images circulent librement sur les réseaux sociaux et où des dizaines de journalistes ont été tués. Visiblement affecté, il déplore le silence autour de ces morts, une « fracture de la solidarité journalistique alors que lorsque l’un de nous est visé, c’est nous tous qui sommes visés ».
S’il n’a pas pu faire de demande d’asile au Royaume-Uni, Julian Assange invite le Conseil de l’Europe à réfléchir à la protection qui devrait être accordée aux réfugié·es politiques, « indispensable pour qu’une personne persécutée puisse sauver sa peau ».
À la question « Referiez-vous tout pareil, si vous pouviez revenir en arrière ? », Julian Assange hésite. Il répond finalement que oui, mais avec plus de ressources. S’il savait que son travail avec WikiLeaks allait l’exposer à des pressions politiques, le père de famille analyse avec le recul qu’il a été naïf.
Naïf d’avoir cru que l’article 10 de la Convention européenne sur les droits de l’homme, qui assure la liberté d’expression, permettrait de le protéger : « Dans la vraie vie, les lois ne sont que des papiers sur lesquels sont inscrits des mots noir sur blanc. Elles sont rédigées par des dirigeants et si elles ne conviennent pas à leur objectif, ils les réécrivent. »
Julian Assange ne semble pourtant pas être résigné en témoignant au Conseil de l’Europe. « Ceux qui comprennent la menace que représente le déroulement de mon histoire, ce sont les juristes et les ONG qui défendent la liberté d’expression, constate-t-il. Je suis heureux d’être devant vous, devant celles et ceux qui ne s’en foutent pas, comme on dit en Australie. »
À 9 h 51, Julian Assange est fatigué. L’homme est atteint physiquement par les années de prison, pendant lesquelles un simple rhume a pu lui briser une côte. Un peu plus tard, sa femme Stella Assange confie aux journalistes que la présence de son mari à Strasbourg est très exceptionnelle. « L’important, c’est qu’il aille mieux, le reste est secondaire », assène-t-elle.
Tout en expliquant qu’ils tenteront de chercher le pardon présidentiel aux États-Unis, une fois son conjoint rétabli. « Le précédent politique que constitue sa condamnation ne peut pas être réparé autrement que par ce pardon, c’est la seule solution pour qu’aucun autre journaliste ne soit condamné pour espionnage », affirme-t-elle.
Soutiens venus de loin
Sur le parvis du Conseil, bien loin des moquettes beige clair de l’institution, les soutiens sont peu nombreux mais motivés. Kamila et Michael ont déployé des banderoles. Ils vivent en Hollande mais arrivent de Pologne, à plus de douze heures de voiture. Ils n’ont vu leur idole que de très loin, empêchés d’entrer dans la salle de la commission. « Nous avons dû couvrir nos messages de soutien pour rentrer dans le hall », déplore Michael, qui suit le lanceur d’alerte depuis huit ans.
Originaire de Pologne, Kamila a connu Julian Assange et son histoire grâce à des tags, dans la rue. « C’est mon idole, sourit-elle. J’ai fait des manifestations, écrit à des politiciens… Ce que ça dit, c’est que les personnes qui révèlent les fautes des États sont en prison, alors que les criminels sont libres. »
Lors d’une brève apparition sur le parvis avant l’audition, Julian Assange lève le poing, accompagné de Stella Assange. « C’est pas tous les jours qu’on gagne », souffle une activiste émue aux larmes. « L’intégrité va gagner, nous allons gagner », scande une autre.
Un peu plus loin, Geneviève et Jean-Paul, 75 ans, sont venus de Metz. Ils ont déposé une déclaration de manifestation jusqu’à 17 heures ce 1er octobre. « Pour nous, Julian représente l’esprit de la liberté et le courage », sourit la retraitée. Ensemble, ils sont « tombés » dans l’activisme pour soutenir le lanceur d’alerte en 2019, en même temps qu’ils ont rejoint les « gilets jaunes ».
Ces « militants de base » ont sauté dans le bus quinze jours après avoir appris son arrestation et son placement en détention : « On est arrivés à 80 militants devant le tribunal en Angleterre, ça leur a fait tout drôle ! Des procès, je sais plus combien on en a fait, mais un bon paquet… Une fois, on est allés pendant une semaine dans la neige à côté de la prison de Belmarsh pour protester, et c’est pas un endroit sympa… On a créé une base de données, un site web pour documenter toute l’histoire. »
D’autres soutiens ont simplement vu Assange de très loin, comme deux femmes encore fâchées avec l’organisation, parce que l’événement n’était finalement pas ouvert au public. Plusieurs heures de route pour les deux, des frais d’hôtel et de nourriture… Mais en conclusion, elles l’admettent : savoir Assange libre est, en réalité, déjà une satisfaction.
Camille Balzinger (Rue89 Strasbourg)