« Ayant aidé à forcer le verrou qui bloquait la compréhension du comportement de la classe ouvrière dans et contre le capital, pour tout compte fait se désagréger dans le processus, la stratégie opéraïste a légué à d’autres le soin de comprendre les valeurs qu’elle recèle. »
Steve Wright, A l’assaut du ciel : comportement de classe et lutte de classe dans le marxisme autonomiste italien, 2002.
La problématique et la pratique de l’autonomie ouvrière ont accompagné le développement du Mai rampant italien, de l’automne chaud de 69 au milieu des années 70 et ont été théorisés sous diverses formes par les groupes politiques dominants de l’extrême gauche italienne (probablement alors l’une des plus fortes et des plus influentes en Europe). La faillite politique de ces derniers signe-t-elle en même temps la faillite de l’autonomie, ramenée au mieux au rang de mythe ou de lubie libertaire ?
Les choses ne sont pas aussi simples. D’abord parce que l’ampleur et la férocité de la répression étatique donnent la mesure de la peur voire de l’affolement des dominants face à des mouvements de masse imprévisibles et difficilement canalisables ce qui est une façon de leur rendre un involontaire hommage. Il fallut l’union sacrée de l’appareil d’état et des forces les plus réactionnaires avec le PCI et la bureaucratie syndicale, pour faire rentrer le mouvement dans le rang. Mais une défaite sociale et politique sanctionne-t-elle forcement des idées fausses et une stratégie erronée ?
Le renversement général de tendance du milieu des années 70 est probablement ce qui a pesé le plus lourd. L’impact de la crise économique et ses retombées sociales en terme de démantèlement des bastions industriels, de défaites accumulées et de montée du chômage, ont rejeté le mouvement ouvrier sur la défensive, rendant peu opérationnel les schémas stratégiques liés à une conception offensive et conquérante voire parfois franchement gauchiste de l’autonomie ouvrière. Pour ne l’avoir pas compris et analysé et modifié en conséquence leur orientation les groupes qui formaient l’essentiel de la galaxie de l’extrême gauche italienne ont politiquement payé le prix fort : éclatement, luttes fratricides, dérives vers une conception de la lutte armée telle qu’incarnée par les Brigades rouges, à l’inverse retour pour beaucoup dans le giron du PCI ou désengagement, élucubrations hasardeuses de certains de leurs théoriciens. Il y eu tout cela.
Encore faut-il ne pas s’abstraire et s’absoudre des débats et tensions d’alors. Un retour sur la lecture politique qu’a pu en avoir la LCR aux cours de ces années décisives — par exemple dans le numéro spécial de 76 de Critique Communiste sur la stratégie révolutionnaire en Europe coordonné par cet éminent spécialiste que fut Henri Weber — laisse parfois rêveur. Non que les critiques soient infondées à l’égard de Lotta Continua, Avanguardia Opéraïa ou du groupe du Manifesto. Mais la distribution des bons et des mauvais point met mal à l’aise lorsque dans le même temps l’orientation de nos camarades italiens n’est à aucun moment évoquée et confrontée aux errements coupables des précités. Etait-elle fondamentalement plus juste et plus opératoire ? Nous ne le saurons pas.
Dommage car au hasard de la controverse nous apprenons que des groupes qui par leurs surfaces militantes (trois quotidiens tirant à 70 000 exemplaires, des dizaines de radios locales, etc...) n’avaient rien de sectes se posaient des problèmes qui ont été (et sont toujours d’une certaine façon) les nôtres : critique d’une ligne de contournement du mouvement ouvrier , évolution sensible à partir de 73 de groupes comme Avanguardia opéraia vers une pratique de front unique, etc. La théorisation par ces derniers de leur évolution en terme de « défensive stratégique » empruntant au langage fleuri du président Mao peut prêter à sourire. Mais un noyau rationnel s’en dégage qui est tout sauf déconnecté du réel d’alors. Dans une situation de lutte de classe de grande intensité et de forte offensive de la réaction la stratégie qui vise à refuser l’affrontement sur le terrain et dans les formes choisies par l’adversaire pour lui en imposer d’autres, se refaire et se développer n’a rien d’absurde. Accumuler des victoires partielles avant d’entamer une contre offensive procède même d’une certaine sagesse. Rassembler les forces du mouvement social pour mener une bataille prolongée dans l’indépendance de classe et l’autonomie fait bien partie de notre héritage commun.
De même la lecture par Henri Weber (op. c.) de la stratégie néo-gradualiste du PDUPC (pour aller vite rupture à gauche du PCI que l’on pourrait dans une certaine mesure comparer au PSU d’alors..) comme preuve de son renfermement dans une stratégie de pression semble un brin tirée par les cheveux, les citations retenues par lui prouvant parfois plutôt le contraire de ce qu’il est censé démontrer (mais peut-être faut-il y voir une habileté du personnage....)
Passons. Mais reconnaissons au moins la validité des questions sur lesquelles ces groupes ont butté. La centration sur l’autonomie comme réponse globale signifiait à tout le moins que le centre de gravité était à rechercher tout à la fois du coté des luttes, de la diversité sociale des acteurs qui les animaient et de la radicalité dont ils étaient porteurs. Ces éléments constituaient autant de points d’appui pour contester le pouvoir patronal d’abord et plus largement se situer en rupture et en réponse au réformiste parlementaire du PCI. D’une façon plus ambitieuse (mais aussi plus ambivalente) les réponses en terme d’autonomie ouvrière constituaient une façon de dépasser – au moins en théorie — les clivages entre lutte économique et lutte politique qu’une certaine interprétation de l’héritage léniniste a pu exagérément accentuer.
Un aspect intéressant, car en rupture là aussi avec la culture dominante du mouvement ouvrier, a été le regard porté sur le procès de travail et d’exploitation. La production et l’organisation du travail ne sont jamais neutres mais structurellement organisés comme procès conjoint d’exploitation et de domination. La résistance à ce processus exprime davantage qu’une volonté de partage plus équitable de la plus value mais une subversion potentielle d’un ordre qui dépossède le travailleur. Dés lors la perspective est moins de s’emparer des forces productives telles qu’elles sont en pérennisant une forme d’organisation du travail qui resterait inchangée pour procéder ensuite à une répartition plus équitable des richesses produites, mais d’agir sur l’ensemble constitué des forces productives, rapports de production, mode de production dans une optique de subversion des rapports sociaux.
Il n’y a pas là nouveauté absolue. Dans le mouvement ouvrier français dominé par la culture PC/CGT, cette vison productiviste a été battue en brèche par la CFDT d’alors comme par les écrits d’André Gorz sur les dégâts du progrès. La division non seulement technique mais sociale et de genre du travail comme la définition des qualifications font partie intégrante de l’horizon de lutte. On ne produit pas n’importe comment et cela influe non seulement sur le procès de production mais plus globalementsur la reproduction sociale à l’œuvre. La problématique du « contrôle ouvrier » qui faisait alors partie de nos références n’était pas insensible à tout cela.
Thèmes qui entrent aussi en résonance avec ceux développés par le Foucault de Surveiller et punir qui met en évidence l’identité de structure et de fonctionnement des institutions d’enfermement et de contrôle. — usine, hôpital, prison , école.. — avec leur lot de dressage des corps et des dispositions d’esprit, de contrôle panoptique, de normalisation éducatrice. Notons également la proximité avec... des chapitres entiers du Capital où Marx illustre ce que fut ( et demeure sous d’autres formes..) le « despotisme de fabrique » et sa mutilation des êtres. Mais au delà de l’homologie de structure relevée l’ intérêt comme la difficulté résident moins dans le descriptif d’un fonctionnement que dans la possibilité de passage de l’expérience de l’usine à une expérience sociale et politique plus globale. Usine sociale dira Tronti pour signifier dans un raccourci que ce lieu de pouvoir fonctionne aussi comme modèle social pour l’ensemble de la société. Soit. Mais en quoi l’expérience de l’autonomie ouvrière acquise dans l’usine (avec les formes de résistance expérimentées par les groupes de jeunes ouvriers défiants à l’égard des bureaucraties, telles que grèves perlée, absentéisme sauvage, sabotage, organisation parfois distincte des syndicats, etc....) est-elle transférable et jusqu’à quel point ? Le basculement théorique opéré alors par Négri de l’ouvrier masse à l’ouvrier social a un fondement plus complet dans la mesure où cette modification accompagne la prédominance du travail immatériel comme forme actuelle de la subsomption du travail sous le capital. L’autre intérêt est de permettre une reformulation de l’articulation entre production et reproduction sociale mais dans des termes probablement plus séduisants intellectuellement — nous y reviendrons — que véritablement opératoires du point de vue d’une stratégie politique (sauf à s’engager comme le fera ultérieurement Négri dans l’exode vers le hors travail... ce qui pose d’autres problèmes.)
Plus prosaïquement nombre de compagnons de route de Négri lui reprocheront non sans raison d’avoir conjointement à son annonce prophétique de l’arrivée de l’ouvrier social, laissé l’ouvrier masse peut être sur le déclin mais néanmoins existant se débrouiller avec les moyens du bord face aux bien réelles offensives de classe. A rebours de catégorisations trop globales il peut être plus intéressant de confronter certains aspect de l’autotomie ouvrière avec une question plus présente dans nos rangs qui est celle de la recomposition sociale et politique du salariat dans les luttes contemporaines. Comment unifier sans appauvrir ou normaliser un prolétariat qui s’est considérablement étendu et diversifié, et qui est riche d’appartenances multiples ? L’autotomie ouvrière dans le cadre des métropoles concernées apporte des éléments de réponse, qui vont au delà du simple soutien apportées de l’extérieur par des alliés à un noyau d’ouvriers luttant dans le cadre de l’usine. La lutte des femmes pour l’auto réduction des loyers, l’occupation de logement, la redistribution de vivre et de biens récupérés ou encore d’accès aux ressources en énergie illustre cet aspect des chose ; la translation géographique et sociale de la lutte continue en somme la lutte de classe par d’autres moyens et opère un incontestable enrichissement mutuel. L’apport de jeunes qui arrivent avec d’autres références culturelles et qui ont souvent des caractéristiques ethniques particulières, ou encore le croisement avec les mouvements d’étudiants (qui aujourd’hui sont majoritairement en même temps des salariés précaires) participe de la même dynamique.
Il s’agit dans un creuset de luttes avec et par cette diversité sociale des sujets de faire l’expérience sociale et politique de l’action autonome contre les machineries du capital dans et hors l’usine, en se focalisant sur l’activité indépendante multiforme et multiculturelle. Loin de parasiter l’action les déterminations subjectives variées qui expriment des cultures, des besoins et des désirs sont des facteur de mobilisation, de fierté, de reconquête aussi d’existences mutilées et d’estime collective de soi..
Le grand laboratoire italien des années 70 est assurément marqué par une époque de remise en cause post 68 de toute une série de rapports sociaux aliénants — de la sphère productive à la famille — et de rapports hiérarchiques de pouvoir. Dans l’effervescence d’une joyeuse rébellion se trouvent mêlés nouvelles pratiques politiques et formes inventives de transgression et de débrouille collective. L’attention portée aux question de mode de vie et de style d’existence conduisit au moins partiellement à de nouveaux partages du travail créatif intellectuel et culturel. Illusion lyrique d’un « communisme culturel » où chacun serait à la fois producteur coopérateur, auteur, créateur et d’une possible « autogestion des existences » dans la faille des espaces libérés ? Sans doute. Mais s’il fut largement exagéré de croire que l’Etat — en son son noyau dur — vacillait la prolifération d’un véritable illégalisme de masse – comme l’auto réduction du prix des billets de transports ou comme les occupations massives de logement dans des quartiers entiers de grandes villes — atteste à la fois de la profondeur de la crise de légitimité des institutions et de grandes possibilités. L’aptitude des nouveaux sujets révolutionnaires à les concrétiser peut se discuter. En particulier la croyance en une transversalité spontanée des mouvements ouverts sur les différents fronts de lutte — telle que théorisée par Guattari — a certainement gêné la réflexion sur les médiations à construire pour réaliser les convergences. Mais cela ne saurait exonérer de la responsabilité de tous ceux qui très consciemment et pour ne pas prendre le risque de la perte de contrôle du mouvement social échafaudèrent et mirent en route le compromis historique qui isolat le mouvement et favorisa la répression.
Quelle postérité, quelle actualité ? Difficile à dire. Le fond de l’air anti-CPE fut fait de résistance et de détermination tranquille à ne pas accepter l’inacceptable. Ce fond commun à une nouvelle génération de jeunes qui ont en cette occasion enregistré — fait assez rare pour être souligné – une réelle victoire, n’est pas mort. Sa relance, dont on ne saurait prévoir l’occasion ni les formes, et rythmes, comme son dépassement nécessiteront d’aller puiser à des sources multiples et de renouer avec des expériences originales. Celle de l’autonomie dans ses aspects les plus positifs et les moins outranciers n’est pas la moins utile.
Un problème annexe demeure que je ne ferai ici que signaler pour dire qu’il constitue un casse tête constant des courants « autonomistes » italien... et au delà : quel parti ou quelle forme d’organisation sont-ils les plus à même de favoriser et de stimuler semblable convergence ? Avec des phraséologies bien souvent décalées et des costumes d’emprunt, ils ont beaucoup varié. Nous aussi. Peut être plus modestes (encore que....), il n’est pas certain que nous soyons aujourd’hui beaucoup plus avancé pour dépasser les apories organisationnelles de ces courants. Léninisme souple et revisité, greffe libertaire, trotskisme ouvert, parti mouvement de la classe au sens du premier Marx ? Aurions nous déjà tout essayé ?