Pour passer de la révolution souhaitable à la révolution possible on considère le plus souvent qu’il faut un sujet politique. Mais quel est -il ? Pour Marx, la cause semble entendue : le développement du capitalisme engendre, en même temps que des maux et des catastrophes innombrables celui de son fossoyeur : le prolétariat, la classe de tous ceux doivent pour gagner salaire et survivre vendre leur force de travail. Ceux là n’auraient donc rien à perdre... que leurs chaînes et tout à gagner.
Au delà de nos désespérances tout une part de la prophétie de Marx s’est bien réalisée : elle concerne les dégâts humains, sociaux et écologiques du développement infini du capital et de la ronde endiablée des marchandises. Par ailleurs le prolétariat, défini par la condition salariale et l’obligation où il se trouve de vendre la force de travail s’est à la fois développé et diversifié. Dans le même temps des classes numériquement importantes à l’époque de Marx, comme la paysannerie ou la petite bourgeoisie non salariée, ont connu un incontestable déclin. Reste à évaluer la capacité et la volonté de ce même prolétariat non seulement à combattre les effets néfastes du capitalisme mais à l’abattre pour construire d’autres rapports sociaux. Disons sobrement que plus de 150 d’histoire du mouvement ouvrier n’ont pas pour l’instant apporté de confirmation définitive. Non que la lutte des classes ait cessé d’exister comme on l’entendait parfois au temps de la splendeur des « Trente glorieuses ». Le prolétariat s’oppose au capital pour atténuer la dureté de l’exploitation, arracher de meilleurs salaires, défendre des acquis obtenus en des temps plus favorables, améliorer sa condition. Tout cela existe bel et bien.
Mais une mobilisation durable, collective et consciente pour abattre le capitalisme et le remplacer par une société socialiste, point... ou si peu. Le mutisme du prolétariat est inversement proportionnel au discours sur abondant de ceux qui parlent en son nom via les innombrables déclinaisons des partis qui l’ont représenté hier ou aspirent à le représenter demain. Mais qui parle ? Des groupes qui ont assurément des liens politiques et sociaux avec lui. De là à en être l’expression... Convenons au moins que n’avoir pas pas appris à parler par soi même en 150 ans n’est pas très bon signe.
Les raisons sont multiples. Il en est une qui correspond à une difficulté structurelle et qui tiendrait à l’extériorité radicale dans laquelle le prolétariat serait maintenu (mais est-ce aussi net aujourd’hui ?) par le procès d’exploitation et de reproduction sociale. Alors que la bourgeoisie a pu pu faire sa place au sein de la société féodale, le prolétariat extérieur aux moyens de production et d’échange et dépossédé de son existence sociale ne sera rien, avant que par une retournement dialectique audacieux dont l’histoire a le secret, il ne s’empare des leviers du politique et conquière le pouvoir. Alors et alors seulement – et sans entraînement préalable ce qui ne va pas sans problème — il peut s’essayer à la transformation des rapports sociaux, s’emparer de tous les leviers de commande, bref, de rien devenir tout. Lourde tâche qui, on en conviendra, nécessite quelques soutiens. Mais la chose est délicate. Sans soutien, il se fait battre. Guidé par les partis censés le représenter, passant des alliances, il prend le risque, lui, plutôt confirmé par l’histoire, d’une confiscation du pouvoir. Premier cercle déconcertant.
D’autres éclairages peuvent être donnés. L’extériorité structurelle à la société et l’image d’Epinal d’une classe ouvrière campant aux portes de la cité sont battues en brèche depuis plusieurs décennies. Au moins dans les pays occidentaux le prolétariat est intégré à la plupart des institutions qui assurent la reproduction sociale. Ainsi est-il instruit, soigné, éduqué, cultivé, consommateur de sports et loisir, souvent propriétaire de son logement et accède aux biens et services de l’économie de marché. Certains y voient d’ailleurs des effets pervers : l’adhésion ou du moins le consentement à un mode d’existence lié à un capitalisme qu’il faut certes aménager, rendre moins inégalitaire mais pas nécessairement remplacer. (Par quoi d’ailleurs ?). L’inacceptable serait réservé aux exclus renvoyés aux marges — il est vrai de plus en plus larges — chômeurs, précaires, travailleurs pauvres, accidentés de la vie, qui pour le coup sont eux maintenus dans le ghetto. Lénine voyait dans l’intégration des premiers un des fondements puissants du réformisme. Cela est discutable, mais s’il y a une part de vrai, voici un nouveau dilemme. Maintenu en marge le prolétariat n’a que fort peu de point d’appui pour agir au niveau de la société dans son ensemble. Intégré, il se satisfait de sa situation, vote majoritairement PS. et vend son indépendance pour un plat de lentille. Exaspérant sinon désespérant.
L’issue pourrait venir des grandes crises du capitalisme causées par ses puissantes contradictions internes qui touchent particulièrement ses maillons faibles. Historiquement les situations de crise nationale et de guerre exposent ceux d’en haut à n’en pouvoir plus et stimulent ceux d’en bas à n’en vouloir plus. Heureuse conjonction. Hélas au sein de ces maillons faibles et dans ces circonstances le prolétariat est rarement en très bon état ce qui va poser des problèmes pour la suite. Révolté il est en même temps laminé. L’exemple russe de 17 est là pour l’attester. Remake du dilemme précédent. En temps de grande crise le prolétariat le plus exposé voudra agir mais sera vraisemblablement défait. Et si cela va mieux, il ne verra pas l’intérêt de renverser un système qui lui permet d’améliorer son sort.
Sautant par dessus les déterminismes sociaux, on peut tenter de définir le sujet possible de la révolution à partir de déterminations directement politiques. La révolution serait indistinctement affaire de citoyens s’emparant de la chose politique. Mais là encore le résultat est tout sauf évident dans la mesure où cette politisation se coule principalement dans les canaux des institutions politiques bourgeoises précisément destinées à maintenir via l’Etat et le gouvernement la domination de la bourgeoisie. D’où les tentations et les tentatives de conquête du pouvoir par des voie légales et parlementaires. Le bilan est loin d’être globalement positif entre renoncement à changer quoi que ce soit de fondamental – le bilan de la social démocratie – et échec sanglant. Non qu’il faille rester sourd à la demande populaire de voir les courants révolutionnaires être présent dans ces institutions et y porter la voix des sans voix, les revendications et les volontés de changements de tous les opprimés. Mais cela ne fonde en soi aucune stratégie de renversement du capitalisme. Reste bien sûr le « double pouvoir » indistinctement social et politique et son dépassement dans le pouvoir des comités. Leur spectre, très régulièrement réapparaît. Mais leur fragilité, leur extrême brièveté et leur incapacité jusqu’à présent à se transformer en vecteur d’une autogestion généralisée et durable nous laisse bien dans l’embarras.
Arrêtons là l’énumération. On peut discuter la justesse de reconstructions extrêmement schématiques des problèmes stratégiques que nous lègue la postérité de Marx. Mais ces difficultés ne sont pas imaginaires. Elles nous sont renvoyées sous diverses formes par ceux là même — le prolétariat large — qui constituent le fondement du sujet révolutionnaire et qui semble profondément gagné par le doute et le scepticisme sur la possibilité et même le caractère souhaitable d’un radical autre que le capitalisme qui aurait nom communisme (d’autant que le mot a beaucoup servi... et pas en sa faveur...). D’autres arguments à charge encore pourraient être invoqués par rapport à cet étrange objet du désir que serait un sujet révolutionnaire qui se dérobe. Mais là n’est pas l’essentiel. Le plus important réside dans les conclusions que l’on en tire. Faut-il sauver le penseur Marx et répéter que tout cela est affaire de rythmes et de temps (le passage du féodalisme au capitalisme ne s’est pas fait en un jour). Attendre donc les siècles de transition cher à notre camarade Pablo ? Ou encore être agnostique en la matière, avouer notre ignorance, se dire « on verra bien » ? Faut-il jeter en même temps qu’une baignoire conceptuelle qui perd sa substance et son eau le projet révolutionnaire qu’elle contient ?