Jezzine (Liban).– Un bruit sourd. Puis un second, un troisième, un quatrième... À mesure que les minutes passent, dans la matinée du mercredi 16 octobre, il devient difficile de garder le compte des bombardements israéliens sur le territoire libanais.
« Aujourd’hui, il ne faut pas descendre ! », prévient un agent municipal de la commune de Baadarane, sur les hauteurs de la région du Chouf, désignant la plaine qui s’étend au sud jusqu’à la frontière israélienne, dissimulée derrière les montagnes.
Les traînées blanches dans le ciel et le son des puissants réacteurs trahissent la présence d’avions de chasse. Parfois, le bourdonnement d’un drone se fait entendre. Toute la journée et jusque tard dans la soirée, l’aviation israélienne pilonne sans discontinuer le sud du pays, alors qu’elle continue son occupation terrestre de certains territoires méridionaux libanais.
La ville de Nabatieh, grande cité au sud, est durement touchée. Sur des images partagées sur les réseaux sociaux, une quinzaine de champignons de fumée s’échappent de son centre-ville, bombardé à de nombreuses reprises ces derniers jours et réduit à l’état de champs de ruines. Ses souks centenaires sont totalement détruits. Le cœur historique du village frontalier de Mhaibib, plus au sud, est aussi entièrement anéanti, à l’explosif.
Dans les décombres des bâtiments détruits par une attaque israélienne sur Nabatieh (Liban) le 16 octobre 2024. © Photo Jose Colon / Anadolu via AFP
Toujours dans la matinée de mercredi, une frappe a visé les bâtiments de la municipalité de Nabatieh, tuant 16 personnes, dont le maire de la ville, et fait 52 blessés, selon un communiqué du ministère libanais de la santé publique. Cela en fait l’attaque la plus meurtrière contre un bâtiment officiel de l’État libanais depuis le début de l’offensive israélienne.
Selon la même source, le bilan total depuis le 8 octobre 2023 s’élève à 2 367 morts et 11 088 blessés dans le pays. L’attaque israélienne a « intentionnellement visé une réunion du conseil municipal pour discuter de la situation des services et des secours de la ville » afin d’aider les centaines de milliers de personnes déplacées par la guerre, a déclaré le premier ministre intérimaire, Najib Mikati.
« Ahmad, Sadeq, Mohammed et Qassem, membres d’une équipe de secours avec laquelle les Nations unies et les partenaires humanitaires travaillent depuis plus d’un an », font aussi partie des victimes de la frappe, selon un communiqué du coordinateur humanitaire de l’ONU pour le Liban, Imran Riza, qui dénonce « une attaque dévastatrice » ayant « encore coûté la vie à des civils ».
La Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) a par ailleurs annoncé que ses soldats ont vu un char israélien tirer sur leur tour de guet près de Kfar Kela, dans le sud du Liban, mercredi matin.
Douloureux souvenirs de l’occupation
Dans les environs de Jezzine, petit village à majorité chrétienne coincé dans un enchevêtrement de montagnes et de vallées recouvertes d’arbres, situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Nabatieh, les routes sont désertes. Les bâtiments de pierre, couverts de tuiles rouges, tremblent toute la journée au rythme des bombes. Du balcon de sa maison, Pierre Al Tawil, 59 ans, s’inquiète de savoir s’il reverra les soldats israéliens sur le pas de sa porte.
Pierre Al Tawil dans sa maison de Qobaa, près de Jezzine (Liban), et une douille d’obus israélienne retrouvée à côté de son village en 2000. © Photo Gabriel Ferneini pour Mediapart
Les bombardements et l’offensive terrestre israélienne ont réveillé chez lui les souvenirs douloureux de l’occupation. En 1982, les troupes israéliennes ont envahi le sud du pays jusqu’à la lisière de la capitale, Beyrouth. Officiellement pour repousser les combattants palestiniens loin de ses frontières. Aidées par certaines milices chrétiennes, elles ont ensuite occupé une partie du territoire, jusqu’en 2000.
« Enfant, on allait à l’école et on revenait sous les bombes, se remémore cet avocat aux fines lunettes, les yeux rivés sur le paysage verdoyant qui s’offre à lui. À l’époque, il y avait des checkpoints tenus par des Israéliens, nous devions changer les plaques d’immatriculation des voitures lorsque nous allions à Beyrouth. »
Dans son salon, il conserve précieusement une douille d’obus de 80 millimètres. Pendant des années, des munitions non explosées ont été retrouvées dans la région. Combien d’autres seront retrouvées dans le futur ?
D’un tiroir, l’homme sort ensuite un tract, largué par l’armée israélienne au cours de la guerre de 2006, à l’attention des « citoyens libanais », sur lequel on peut lire, dans un arabe mal orthographié : « Hassan vous a promis qu’Israël serait dissuadé de répondre à une violation de sa souveraineté, mais il a été surpris par la guerre cruelle qui s’est abattue sur lui. » Une référence à Hassan Nasrallah, ancien secrétaire général du parti-milice chiite du Hezbollah, assassiné le 27 septembre par Israël.
« C’est un éternel recommencement, grince Pierre Al Tawil. Et personne ne dit rien. Les pays du monde nous regardent. Jusqu’où iront-ils cette fois ? Jusqu’à quand tiendrons-nous ? »
Des frappes qui visent « tout le monde »
Plusieurs vidéos montrent des soldats israéliens hissant leur drapeau sur des villages libanais. Si Israël dit réaliser des « opérations limitées, localisées et ciblées », visant « des infrastructures » du Hezbollah, il ne s’est donné aucune limite de temps ou d’espace.
De très nombreuses attaques, comme celle de Nabatieh, ont visé directement des civils. Au moins 107 secouristes ont été tués par Israël depuis le 8 octobre 2023, selon le ministère libanais de la santé.
« Cette guerre n’a rien à voir avec le passé. Avant, on respectait la Croix-Rouge. Aujourd’hui, Israël vise directement les secouristes, s’insurge la sœur aînée de Pierre, Zein Al Tawil, 64 ans et ancienne ambulancière pendant la guerre civile (1975-1990).
« La guerre, je la connais, je l’ai faite, je n’en veux plus », soupire-t-elle en préparant des olives dans des bocaux. Elle espère que les combats et les bombardements n’arriveront pas jusqu’à leur région, mais une frappe est déjà tombée à quelques centaines de mètres de là, il y a deux semaines.
Elle ciblait « peut-être un membre du Hezbollah », croit-elle savoir, sans que l’information soit confirmée. Si elle admet être préoccupée par le risque que des cadres du parti-milice chiite se trouvent parmi les civils fuyant vers le sud, elle est encore plus inquiète des potentielles frappes israéliennes qui peuvent viser « tout le monde ». Partir n’est pas une solution qu’elle envisage pour le moment. « Pour aller où ? », demande-t-elle, sans conviction.
Nissim Gasteli