Le Rassemblement national (RN) a sorti l’artillerie lourde. En amont et en aval de sa niche parlementaire, jeudi 31 octobre, le parti d’extrême droite fera tout pour mettre la gauche mal à l’aise face à sa proposition de loi pour abroger la réforme des retraites – que revendiquent toutes les composantes du Nouveau Front populaire (NFP).
Un plan com’ bien huilé accompagne déjà cette journée au cours de laquelle l’Assemblée nationale examinera les textes proposés par le groupe de Marine Le Pen, dont celui-ci, qui arrivera parmi les premiers. Un site internet estampillé RN a d’ores et déjà été mis en ligne pour permettre aux administré·es d’interpeller les député·es à ce sujet – la majorité de la population était contre cette réforme finalement adoptée par 49-3.
Et pour les jours qui suivent le 31 octobre, des tracts sont prêts à être diffusés sur le mode « name and shame », anticipant le vote contre des député·es du NFP. Le parti de Marine Le Pen compte ainsi faire coup double en se donnant une crédibilité sociale auprès de son électorat populaire (alors que Jordan Bardella avait rétropédalé sur ce sujet), et en fomentant un procès en « sectarisme », voire en « trahison » de la gauche.
Une tactique qui porte en partie ses fruits, la gauche ne sachant pas sur quel pied danser face à ce texte. « Il y a une vraie hésitation dans les groupes de gauche,se félicite auprès de Mediapart Thomas Ménagé, porte-parole du groupe RN et rapporteur du texte. Ils se rendent bien compte que dans leurs circonscriptions, les électeurs ne leur pardonneraient pas de ne pas voter l’abrogation. »
Marine Le Pen et les députés du groupe RN à l’Assemblée nationale, lors du discours de politique générale de Michel Barnier, le 1er octobre 2024. © Photo Eric Tschaen / REA
En réponse aux élu·es de gauche opposé·es par principe à accorder une victoire au RN, le député du Loiret plaide l’œcuménisme : « Ce ne serait pas une victoire du RN, ce serait une victoire des travailleurs. Dans l’exposé des motifs, il n’y a pas écrit “Marine Le Pen 2027” ou “Vive Jordan Bardella !” »,insiste-t-il. Dans ce même exposé des motifs, on peut tout de même lire que les choix politiques pour préserver le système de retraites « pourront être effectués lorsque le Rassemblement national accédera au pouvoir et sera en mesure de mettre en place la réforme globale qu’il propose depuis plusieurs années ».
Des positions divergentes à gauche
Mais cela n’empêche pas une partie du NFP d’avoir des scrupules à ne pas le voter. Le dilemme est d’ordre quasi schizophrénique : si la gauche s’est battue aux législatives pour faire barrage au RN, elle s’est aussi jetée corps et âme dans la bataille des retraites en 2023 – contrairement au RN –, et fait de l’abrogation de cette réforme une des mesures d’urgence de son programme.
Seul le groupe socialiste a rapidement tranché pour ne pas voter l’initiative du RN. « Si on commence à mettre le doigt dans l’engrenage, on n’en sortira pas », justifie Dieynaba Diop, vice-présidente du groupe PS. Celle-ci rappelle par ailleurs que La France insoumise (LFI) a sa propre niche parlementaire le 28 novembre et que le premier texte qu’elle y présentera est une proposition d’abrogation « mieux-disante ». Celle-ci a plus de chances d’aboutir au Sénat, dans une niche du NFP en janvier 2025, le RN n’ayant pas d’élu·es au Palais du Luxembourg.
« Il faut être pragmatique et ne pas aider le RN à écrire une petite histoire qui est totalement fausse : il n’était pas dans la rue contre la réforme des retraites, à la différence des syndicats et des groupes de gauche, ne faisons donc pas croire qu’il se bat contre aujourd’hui. Ce ne sera jamais un groupe parlementaire comme les autres, il faut rester droit dans ses bottes », défend Dieynaba Diop.
Pourtant, alors que le vote des textes du groupe de Marine Le Pen était jusqu’alors une ligne rouge infranchissable à gauche, certains se posent cette fois-ci sérieusement la question de faire, pour la première fois, une exception. À dix jours de la date fatidique, la présidente du groupe écologiste, Cyrielle Chatelain, a fait savoir à Mediapart que son groupe était « toujours en discussion ». Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR, qui inclut les communistes et des ultramarins) n’aura a priori pas de position commune. « Il y aura peut-être une position majoritaire, mais pas unanime », rapporte la députée communiste Elsa Faucillon, qui votera contre.
Le président délégué du groupe RN, Jean-Philippe Tanguy, s’est lui-même félicité de ce moment de flottement lors de la conférence de presse de présentation de la niche. « Le grand changement, c’est que la gauche sort de sa position sectaire historique de ne voter aucun texte du RN quel qu’il soit. Là, le débat existe au sein des groupes, les positions ne sont plus aussi claires qu’avant », a-t-il affirmé.
Les député·es du NFP joint·es par Mediapart confirment que d’intenses débats les ont agité·es ces dernières semaines, d’autant plus que leurs militant·es sont tout aussi indécis·es. Le groupe LFI a été particulièrement scindé. Le président de la commission des finances, Éric Coquerel, a tenté de peser en faveur du vote contre. Il a notamment alerté sur le récit médiatique qui risquerait d’être construit si le texte du RN passait : non seulement celui-ci obtiendrait le vernis social qu’il revendique, mais il pourrait se targuer d’avoir tordu le bras à la gauche, qui aurait du mal à justifier de ne pas voter de futures propositions. Mais au sein du groupe, d’autres s’inquiètent des répercussions d’un vote « contre » sur leur électorat en circonscription.
Lors de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, 19 janvier 2023. © Photo Marie Magnin pour Mediapart
La tribune publiée le 16 octobre dans Le Média par des intellectuel·les proches de LFI (le philosophe Stathis Kouvélakis, l’historien Jean-Marc Schiappa, l’économiste Cédric Durand…) plaidait d’ailleurs pour voter le texte du RN, et pour en faire « une victoire politique pour ceux qui ont réellement combattu [la réforme des retraites – ndlr] ». « En votant cette loi, notre camp ne perd rien. Au contraire, il obtient le retrait d’une réforme qu’il a été le premier et le plus déterminé à combattre. Il évite aussi de tomber dans le piège de la fausse opposition que la Macronie et le RN tentent de construire [...] », défendait le collectif.
Le député apparenté LFI Aymeric Caron l’a partagée, estimant que ce point de vue était « le bon ». Sur BFMTV, alors qu’elle débattait avec Thomas Ménagé, l’Insoumise Alma Dufour s’est aussi défendue d’avoir dit qu’elle voterait contre le texte du RN. Léon Deffontaines, porte-parole du Parti communiste français (PCF), a pris part au débat à travers une tribune dans laquelle il défend aussi le vote « pour » : « Indépendamment de ses auteurs, [le texte] doit être pris comme une ressource pour soulager cette profonde plaie sociale qui traverse notre pays », écrit-il, se disant « persuadé qu’un refus d’obstacle [de la part de la gauche] entraînera de nombreux dommages, peut-être irréversibles ».
Les syndicats se tiennent à distance
Du côté syndical, les deux principales organisations, CFDT et CGT, ont tranché : pas question de demander aux parlementaires de voter avec le RN. À la rentrée, la secrétaire générale de la CFDT Marylise Léon martelait devant un groupe de journalistes que « la lutte contre l’extrême droite rest[ait] la priorité ». « Cette proposition de loi n’est pas un sujet. Même si elle était votée, elle n’aurait qu’une portée symbolique et sa durée de vie ne dépasserait pas vingt-quatre heures, car il n’y a aucune chance que le texte soit adopté par le Sénat », balaie de son côté Denis Gravouil, membre du bureau confédéral de la CGT.
Les positions sont moins fermes chez d’autres, comme Force ouvrière ou la CFTC, mais leur longue tradition de non-immixtion dans les stratégies des partis leur interdit toute consigne, même si ces deux organisations ont répondu positivement à l’invitation lancée par le RN à tous les syndicats. Toutes les centrales préfèrent en tout cas insister sur le colloque organisé lundi 21 octobre à l’Assemblée pour présenter les pistes qui permettraient de financer l’abrogation de la réforme (elle coûterait 3,4 milliards d’euros dès 2025, soit 1 % du montant dépensé chaque année pour les retraites, et 16 milliards d’ici 2032, selon Les Échos).
Le NFP, des parlementaires Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) – dont le rapporteur général du budget Charles de Courson – et les syndicats y ont proposé pêle-mêle de soumettre à cotisation les primes de participation et d’intéressement ou les dividendes versés par les entreprises, d’augmenter la fiscalité sur l’épargne retraite et de conditionner les aides aux entreprises à des comportements vertueux en termes d’emploi des seniors ou d’égalité salariale.
La préparation de ce colloque a donné lieu, fin septembre, à un épisode qui n’a guère plu aux syndicats. Réunis en visioconférence avec les parlementaires pour préparer le colloque, ils se sont tout bonnement vu demander s’ils pouvaient donner une consigne de vote explicite sur la proposition du RN. Ils ont unanimement refusé de se mettre à la place des élu·es. « C’est sûr, chacun aimerait bien ne pas avoir à prendre la décision lui-même et nous laisser cette responsabilité », ironise un cadre syndical.
Pour beaucoup, il n’y a en fait pas de bonne solution, et il faut choisir la moins pire, sans faire de la niche du RN le rendez-vous immanquable pour abroger la réforme des retraites. « La proposition de loi insoumise est la seule qui permette une abrogation concrète et complète », a souligné la députée LFI Anaïs Belouassa-Cherifi lors de la présentation de la niche de son groupe.
« C’est un piège pour sortir le RN de son rôle de supplétif de Macron : à chaque argument, il y a un contre-argument, c’est le système du piège », analyse Elsa Faucillon, pensant par exemple à l’argument selon lequel, si le RN s’abstient lors de la niche LFI dans un mois, une occasion d’abroger la réforme aura été manquée. « Mais leur donner quitus sur ce texte participe à briser les digues, ce que je ne ferai pas », ajoute-t-elle.
« On a des électeurs qui nous ont dit : cette réforme est tellement scélérate que vous ne devez pas regarder qui la porte. À nous de leur dire que même si on la vote, à la fin elle ne sera pas adoptée, car au Sénat ils n’auront personne pour s’en emparer. Il faut faire preuve de pédagogie », abonde la socialiste Dieynaba Diop. Alors que le NFP s’est fixé pour objectif collectif de lutter contre la banalisation du RN, le risque d’ouvrir une brèche dans le front républicain – qu’il est déjà bien seul à tenir – est présent dans tous les esprits. Pour trancher, le groupe LFI doit se réunir mardi au soir. La réunion habituelle, qui a lieu en fin de matinée, n’a pas suffi.
Mathieu Dejean, Dan Israel et Youmni Kezzouf