Représentants des associations signataires. De gauche à droite : A. Ruscio (ARAC), M. Decaster (AFASPA), P. Beaudouin (LDH), N. Andersson (ACCA), Ch. Travers (4acg), G. Manceron (AJMA)
Le recours à la torture reconnu, pourquoi demander de reconnaître la responsabilité de l’État ?
Engrenage de la violence et de la peur, il n’y a pas de guerre sans crimes de guerre et crimes contre l’humanité́, mais comme l’a écrit Jean-Paul Sartre, en 1958, dans le cours des événements s’agissant de la torture : « si rien ne protège une nation contre elle-même, ni son passé, ni ses fidélités, ni ses propres lois, s’il suffit de quinze ans pour changer en bourreaux les victimes, c’est que l’occasion décide seule, selon l’occasion n’importe qui, n’importe quand, deviendra victime ou bourreau. » Jean-Paul Sartre, Une Victoire, Éditions de Midi, 1958, avec La Question d’Henri Alleg, La Cité Éditeur, 1958]] C’est l’implacable réalité́ que la guerre d’Algérie confirme. Contre le silence et le déni, s’engager dans la voie de la compréhension de l’engrenage répressif conduisant au recours à la torture, dont le viol est un instrument constitutif, n’est donc pas un acte de contrition, mais un acte de confiance dans les valeurs de la nation.
Il s’agit d’une initiative s’inscrivant dans les actions menées durant la guerre d’Algérie et depuis 1962, par les organisations présentes et d‘autres organisations, pour dénoncer le recours à la torture, comme système, luttes qui ont permis de sortir du déni.
– Par la reconnaissance, le 12 septembre 2018, par le président de la République que « Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile, il reconnait aussi que si sa mort est, en dernier ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système, légalement institué : le ‘système arrestation-détention’, mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par la voie légale aux forces armées. » Puis par la reconnaissance, le 2 mars 2021, que Ali Boumendjel a, lui aussi, été « torturé et assassiné » par l’armée française.
– Et par le communiqué de l’Élysée du 18 octobre 2022 : « Nous reconnaissons avec lucidité́ que dans cette guerre il en est qui, mandatés par le gouvernement pour la gagner à tout prix, se sont placés hors la République. Cette minorité́ de combattants a répandu la terreur, perpétré́ la torture, envers et contre toutes les valeurs d’une République fondée sur la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. » C’est là, une reconnaissance d’une politique et de décisions prises dans le cadre des institutions de l’État, qui ont conduit à la violation du droit international humanitaire par la France lors de la guerre d’Algérie et de la décolonisation. Mais cette reconnaissance ne répond pas aux interrogations de Pierre Vidal-Naquet qui demande en 1962 dans La Raison d’État : « Comment déterminer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment il a informé́ à son tour les citoyens ? » [1] D’où la volonté de nos organisations de demander clairement la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans le cours des événements et dans l’État futur, donc aujourd’hui.
Pourquoi la responsabilité de l’État est-elle engagée par le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie ?
Cette responsabilité est engagée à cinq niveaux.
Premièrement, la doctrine de la guerre révolutionnaire, guerre psychologique se fondant sur le triptyque : « terroriser, retourner, pacifier », qui valide la torture, a été théorisée dans le cadre des écoles militaires par des officiers de retour d’Indochine, conceptualisant une doctrine « contre-révolutionnaire », se référant aux écrits sur la guerre de Sun Tzé, aux concepts « pour avoir le peuple de son côté » de Mao tsé-toung et aux théories fascistes du psychologue français Georges Sauge.
Les noms cités ci-dessous, plus qu’à titre personnel, le sont parce que leurs décisions, leurs actions ou leurs théories ont été prises, conduites ou conceptualisées dans le cadre de leurs fonctions, au sein d’instances politiques, militaires ou judiciaires de l’État.
Le principal théoricien de la doctrine de la guerre révolutionnaire fut le colonel Charles Lacheroy alors qu’il était directeur des études au sein du Centre d’études asiatiques et africaines (CEAA), devenu le Centre militaire d’information et de spécialisation pour l’outre-mer (CMISOM). Trois conférences du colonel Lacheroy : La campagne d’Indochine ou une leçon de guerre révolutionnaire, en 1954, Scénario-type de guerre révolutionnaire en 1955 et en 1957, à la Sorbonne, Guerre révolutionnaire et arme psychologique, définissent, avec le label du ministère de la Défense, la doctrine française de la guerre révolutionnaire ou guerre psychologique
Le colonel Jean Nemo, auditeur à l’Institut des hautes études de la Défense nationale et le capitaine Jacques Hoggard, qui enseigne au Centre d’études asiatiques et africaines, qui seront promus généraux, furent aussi des théoriciens de la « guerre révolutionnaire. ».
Secondement, la théorie de la guerre révolutionnaire, dont la torture, comme l’a écrit Marie Monique Robin, est un pilier, a été enseignée dès 1955 à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, à l’Institut des hautes études de Défense nationale, à l’École d’état-major, à l’École supérieure de guerre sur décision du général Augustin Guillaume, chef d’état-major des armées et lors de la guerre d’Algérie fut créé à Arzew, le Centre d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG) par Charles Lacheroy et le général Salan, sur l’initiative de Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense.
Troisièmement, en application du décret sur les « pouvoirs spéciaux » du gouvernement Guy Mollet, le 8 janvier 1957, Robert Lacoste, ministre résident, transfert les pouvoirs de police à l’armée qui en application de la doctrine de la guerre révolutionnaire, pratique la torture comme système en Algérie. Le Centre de coordination interarmées (CCI) crée sous le commandement du colonel Godard, les DOP (Dispositifs opérationnels de protection), qui sont des centres de tortures pour l’obtention de renseignements. Le général Massu, le général Aussaresses, le colonel Trinquier, le commandant Bigeard, le commandant Léger et d’autres officiers supérieurs ont ordonné ou pratiqué la torture, parmi les exécutants les plus notoires on peut citer les capitaines Faulques et Devis et les lieutenants Charbonnier, Erulin, Le Pen. C’est dans le cadre de l’armée, institution étatique, qu’ils ont commandé ou commis des actes de torture.
Quatrièmement, l’usage de la torture comme système fut couvert dans le cours de la guerre d’Algérie par les Gouvernements successifs. Alors que ceux qui pratiquaient la torture étaient promus et décorés ceux qui la dénonçaient. Le général de Bollardière, fut condamné à 60 jours de forteresse, Claude Bourdet et Patrick Barrat, journalistes, arrêtés, Henri Marrou, universitaire, perquisitionné. La liste est longue des journalistes, universitaires, éditeurs, appelés et rappelés qui ont été jugés et condamnés par des tribunaux civils ou militaires, comme est longue la liste des journaux, revues et livres saisis et celle des associations et organisations poursuivies pour avoir informé et alerté le pouvoir et l’opinion publique.
L’usage de la torture fut aussi couvert par la fin de non-recevoir opposée à ceux qui alertaient de l’intérieur des organismes du pouvoir le gouvernement : Paul Teitgen, qui démissionna de son poste de secrétaire général de la Préfecture d’Alger, Pierre Delavignette, gouverneur général de la France d’outre-mer et Maurice Garçon qui ont démissionné de la Commission de sauvegarde ou Daniel Mayer de son poste de député pour ne citer qu’eux.
Cinquièmement, la torture fut exportée, la doctrine française de la guerre contre-révolutionnaire a été enseignée par des officiers français (Aussaresses, Trinquier …) à l’école de guerre des Amériques à Panama et au Centre d’instruction dans la jungle de Manaus au Brésil qui formaient les officiers des armées d’Amérique du Sud et à Fort Bragg, les officiers états-uniens.
Le concept de « guerre psychologique » n’appartient pas au passé. Produit de « l’école française », le lieutenant-colonel David Galula est considéré aux États-Unis comme le « stratège du XXe siècle ». Après l’Algérie, David Galula, chercheur associé à Harvard, entre en contact avec Henry Kissinger et le général Westmoreland, commandant des opérations au Vietnam. Le livre de David Galula, Contre-insurrection : théorie et pratique, publié aux États-Unis en 2006, est le livre de référence du général David Petreaus, qui qualifie David Galula de « Clausewitz de la contre-insurrection » et a appliqué ses concepts en Irak et en Afghanistan.
La torture comme système de guerre a donc été théorisée, enseignée, pratiquée, couverte et exportée par les gouvernements français, ce qui engage pleinement la responsabilité de l’État signataire des Conventions de Genève. Répondre à cette responsabilité n’est pas un acte de repentance mais une pédagogie citoyenne.
Premières associations signataires
Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui, ACCA,
Anciens appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre, 4acg,
Association Française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique, AFASPA,
Association Josette & Maurice Audin, AJMA,
Association Nationale des Pieds Noirs Progressistes et leurs Amis, ANPNPA,
Association 17 Octobre contre l’oubli,
Association Les Oranges,
Association pour la Taxation des opérations financières et pour l’Action Citoyenne, ATTAC,
Association RépublicAine des Combattants pour l’amitié, la solidarité, la mémoire, l’antifascisme et la paix, ARAC,
Au nom de la mémoire,
Comité Vérité Justice Charonne,
Forum France-Algérie,
France-Amérique Latine, FAL,
Histoire coloniale et postcoloniale,
Institut Tribune socialiste
Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons,
Ligue de Droits de l’Homme, LDH,
Mouvement de l’Objection de Conscience (MOC-Nancy),
Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples, MRAP,
Mouvement de la Paix,
Non au Service National Universel,
Réfractaires Non Violents à la guerre d’Algérie, RNVA,
Solidaires Union syndicale,
SOS Racisme
Communiqué de presse : Pourquoi une demande de reconnaissance de la responsabilité de l’État dans le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie ?
Depuis la guerre d’Algérie, pendant laquelle des crimes indignes ont été commis sous la responsabilité des plus hautes autorités françaises, et jusqu’à la période récente, des voix se sont élevées, de manière récurrente, pour réclamer que l’État français reconnaisse ses responsabilités dans le recours systématique à la torture durant la répression coloniale.
Ces exigences ont été réitérées par différentes associations et personnalités françaises. En 2000, une lettre adressée au Président de la République par douze personnalités appelait « dans un esprit tourné vers un rapprochement des personnes et des communautés et non vers l’exacerbation de leurs antagonismes /…/ à condamner ces pratiques par une déclaration publique » et invitait « les témoins, les citoyens à s’exprimer sur cette question qui met en jeu leur humanité ».
Le Président de la République Emmanuel Macron a reconnu, en septembre 2018, l’assassinat de Maurice Audin à Alger en juin 1957 par les militaires français qui le détenaient, il a reconnu en mars 2021 l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel lors de sa détention et il a reconnu dans le communiqué de l’Élysée du 18 octobre 2022 qu’il s’agissait d’un système fondé sur la pratique de la torture : « Nous reconnaissons avec lucidité́ que dans cette guerre il en est qui, mandatés par le gouvernement pour la gagner à tout prix, se sont placés hors la République. Cette minorité́ de combattants a répandu la terreur, perpétré́ la torture, envers et contre toutes les valeurs d’une République fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. ».
Ce sont des déclarations que nous saluons.
Cependant, les associations signataires de « l’Appel pour la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie » rendu public le 4 mars 2024, dont la liste figure ci-dessous, estiment qu’elles ne suffisent pas. Il n’a pas été répondu à la question posée en 1962 par l’historien Pierre Vidal-Naquet : « Comment déterminer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été́ informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment il a informé à son tour les citoyens ? »
La reconnaissance de la torture par l’Élysée n’explique pas les dysfonctionnements de l’État et de ses institutions militaires, administratives et judiciaires qui ont permis que la théorie de la « guerre contre-révolutionnaire » ait été mise en œuvre. Ni que les « DOP » pratiquant la torture aient été créés au sein de l’armée française, ni que ceux qui l’ont pratiquée aient été promus et décorés alors que ceux qui l’ont dénoncée ont été poursuivis et emprisonnés, ni que des milliers de familles de disparus n’ont jamais reçu de réponse des autorités à leurs demandes, ni que des décrets ont autorisé la censure et la saisie des périodiques et des livres rapportant des faits dans leur vérité.
Les associations signataires du présent Appel, rendu public le 4 mars 2024 et dont la liste figure ci-dessous réaffirment qu’une reconnaissance officielle et historique permettrait d’ouvrir la voie à une compréhension du fonctionnement et des logiques de l’État durant une colonisation et une guerre pendant lesquelles la République a contredit les principes dont elle se réclamait. Cette reconnaissance est également indispensable pour notre présent et notre avenir, car, sans un retour sur cette page sombre de son histoire, rien ne préserve la République française de retomber dans les mêmes dérives.