Donald Trump a remporté l’élection présidentielle et le Parti républicain retrouve également la majorité au Sénat, et sans doute à la Chambre des représentants, il aura donc le pouvoir au Congrès. Avec la Cour suprême qui est depuis longtemps solidement conservatrice, les républicains devraient avoir la main sur tous les leviers du pouvoir en 2025. Et contrairement à 2017, l’ensemble du Parti républicain est désormais trumpiste.
Surtout, Donald Trump remporte pour la première fois le suffrage populaire, avec un écart de plus de 4 millions de voix sur la candidate démocrate Kamala Harris. L’écart pourrait certes se réduire, mais Trump a pour l’instant remporté plus de 50 % des voix au niveau national. C’est une première pour un candidat républicain depuis la réélection de George W. Bush en 2004. La fois précédente remontait à 1988.
Harris a perdu des voix sur plus de 90 % des districts électoraux et sur quasiment tous les segments et sous-segments de l’électorat. Il est légitime de parler de redéfinition des socles électoraux de chaque parti.
En 2016, la coalition victorieuse de Trump s’appuyait sur les classes populaires blanches, la « white working class », définie avant tout aux États-Unis par le niveau de diplôme. On a focalisé à l’époque sur « blanc », il faut désormais insister sur « populaire », puisqu’un électeur de Trump sur trois est non-blanc. L’ancrage territorial demeure rural mais s’élargit au périurbain, les « suburbs » américains.
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Les principaux enseignements à ce stade, qui se basent encore sur les sondages de sorties des urnes – les analyses sociologiques du vote n’arriveront que plus tard –, montrent que les électeurs expriment un rejet du statu quo qui traduit leur sentiment de déclassement, et avant tout leur situation économique personnelle – ils vivent moins bien qu’avant la pandémie de covid. Trump a fait campagne sur la peur face aux changements brutaux de la société américaine et de la situation internationale, en attisant le racisme et le rejet des « étrangers », tactique millénaire qui a fait ses preuves.
La principale ligne de faille de la politique américaine est le niveau d’éducation, ce qui dit quelque chose à la fois de l’évolution de l’économie, qui ne s’améliore que pour les diplômés, et des effets de la désinformation et de l’évolution du paysage médiatique, autre fait majeur de cette campagne. Au niveau national, la répartition du vote entre hommes et femmes n’est pas significativement différente des élections précédentes, mais elle est en revanche frappante sur les plus jeunes générations. Le pari de l’équipe de campagne Trump sur les hommes jeunes a porté, dans toutes les catégories d’électeurs, et ce pari n’aurait pas réussi sans le ciblage de cette population par les podcasts et sur les réseaux sociaux.
Dégagisme et inflation
Comme la majorité des scrutins organisés dans le monde en 2024, année d’élections record, les électeurs américains ont voté pour le changement. C’est le premier fait majeur à rappeler, car Kamala Harris a été assimilée à l’administration sortante de Joe Biden, dont elle était la vice-présidente. Injuste peut-être, car elle n’a guère eu de pouvoir de décision, mais logique. Elle-même ne s’est pas rendue service le mois dernier, quand à la question « vous avez été aux côtés de Biden pendant quatre ans, qu’auriez-vous fait différemment ? », elle a répondu : « Pas une seule chose ne me vient à l’esprit. » L’extrait, qui a ravi l’équipe de campagne de Trump, a été abondamment utilisé dans les publicités de campagne.
Cette volonté de changement fait écho aux 75 % d’électeurs et d’électrices pour qui le pays va dans la mauvaise direction et pour qui l’économie, et l’inflation en particulier, était la priorité. La deuxième priorité de la majorité des électeurs était l’immigration. Sur ces deux dossiers, Trump disposait d’un net avantage sur sa concurrente démocrate. Trump a fait le pari que la majorité de l’électorat était aussi en colère que lui – tandis que Harris pariait sur l’envie de retrouver la joie. La colère l’a emporté.
On entend beaucoup parler d’un « paradoxe » sur l’économie américaine, dont les chiffres globaux sont enviés par le reste du monde. Mais ces bons chiffres pour les économistes illustrent justement à quel point cette économie n’est pas bonne pour tous. L’immense majorité de l’électorat du candidat républicain dit qu’elle vivait mieux sous Trump avant le covid. En effet, le revenu médian avait augmenté pendant les trois premières années du premier mandat Trump.
Sous Biden, les mesures provisoires votées en 2021 (allocations familiales notamment) n’ont pas été prolongées par le Congrès. Le taux de pauvreté a doublé en 2022 par rapport à 2021. Surtout, l’inflation, qui a atteint des niveaux record depuis quarante ans, a grignoté les gains salariaux et pesé sur le pouvoir d’achat : à l’été 2024, les prix des denrées alimentaires de base étaient supérieures de 20 % à ce qu’ils étaient à la fin de la présidence Trump en 2020.
Une grande partie du vote s’explique par ces difficultés du quotidien, auxquelles il faut ajouter les ravages de l’addiction au fentanyl, souvent dans les mêmes communautés. Or les produits continuent de déferler notamment depuis le Mexique, malgré les efforts entrepris par l’administration Biden. Les décès par overdoses ont peut-être diminué, mais pas l’addiction, sujet majeur dans de nombreuses circonscriptions très disputées.
Mobilisation et réalignement
La mobilisation électorale, presque au niveau historique de 2020, a profité à Trump, qui a progressé dans 91 % des districts. Cette mobilisation a élargi son socle électoral auprès des électeurs non blancs, avec le niveau de diplôme en principale fracture du vote aux États-Unis. Le Parti démocrate est aujourd’hui encore plus le parti des diplômés urbains, notamment sur les côtes.
Le parallèle avec les dernières élections en France est frappant. Cet article sur la trumpisation de la politique française citait l’ouvrage de Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), sur le vote RN, qui montrait à quel point les deux marqueurs, culture et économie, que l’on associe à ce sentiment de déclassement, sont liés. Ce que le RN exprime dans l’argument de « défense du mode de vie français ».
Comme Trump et les trumpistes qui défendent une American way of life mythifiée et un rêve américain disparu, et décrivent le Parti démocrate comme celui « des assistés et des immigrés ». Trump a ainsi transformé le Parti républicain et le Parti démocrate, c’est pourquoi on peut parler de réalignement politique.
Sentiment antisystème
À grands traits on pourrait dire des électeurs de Trump qu’ils se divisent en deux grandes catégories : ceux qui votent par adhésion à tout ce qu’il dit, et ceux qui adhèrent malgré ce que Trump dit.
Pour les premiers, Trump a gagné non pas en dépit de ses déboires judiciaires, mais grâce à eux : ils ont renforcé son image antisystème – de même que les ralliements de Robert Kennedy Jr., Tulsi Gabbard et Elon Musk, qui célébrait dès 2020 le fait qu’il avait pris « la pilule rouge », l’un des symboles de cet esprit antisystème. La réécriture du déroulement du scrutin de 2020 et surtout l’assaut sur le Capitole, le 6 janvier 2021, ont été placés au cœur de la troisième campagne de Trump et du message de tout l’écosystème médiatique pro-Trump. Steve Bannon, l’une des voix les plus influentes de ce milieu MAGA, y a joué un rôle décisif.
Les insultes et outrances de Trump jouent aussi un rôle au cœur de sa stratégie électorale, tout comme les mensonges et la désinformation, pour renforcer ce récit antisystème. La vulgarité et les transgressions permanentes complètent l’ensemble, précisément parce qu’ils font réagir « l’establishment », ces élites politiques, intellectuelles et hollywoodiennes honnies par les nouveaux idéologues de la droite américaine, pourtant issus le plus souvent des mêmes universités de l’Ivy League, l’élite américaine – Harvard, Yale, Stanford… Ce que les MAGA appellent « faire pleurer les libéraux », et qu’on pourrait traduire par cette idée de « choquer les bien-pensants », fait partie intégrante du pouvoir de séduction du trumpisme auprès de ces électeurs.
Pour ceux qui vivent dans l’univers parallèle du trumpisme, qui ont fait sécession d’avec la réalité depuis le 6 janvier 2021, voire avant pour les adeptes de QAnon, les procès contre Trump n’ont fait que conforter son image de martyr persécuté par une justice aux ordres des démocrates, image encore renforcée après l’attentat contre Trump le 13 juillet. Trump « sauvé par Dieu » pour accomplir un dessein supérieur : une partie de ses électeurs, la base chrétienne fervente, en est convaincue.
Chez les autres, l’ampleur de la désinformation n’a pas forcément convaincu, mais elle a alimenté la confusion des esprits. Ainsi en est-il des mensonges comme « les écoles publiques proposent aux élèves des opérations de changement de sexe » : les trois-quarts des électeurs de Trump n’y croient pas. Mais surtout, la majorité ne sait plus que croire et ne croit plus en rien. L’ère de la post-vérité, c’est cela : les gens ne savent plus à quelle source se fier. Et c’est l’objectif.
Guerres culturelles et bouc émissaire
On ne peut nier l’adhésion au message de Trump sur l’immigration, qu’on ne peut réduire simplement au racisme, indéniable chez certains, mais pas chez tous. Sinon comment expliquer la progression la plus frappante du vote Trump chez les électeurs latinos, pourtant insultés régulièrement par Trump depuis 2015 ? C’est l’idée de « fermer la porte derrière soi » certes, mais l’adhésion au message des déportations de masse exprime davantage, notamment dans ces districts à majorité hispanique du Texas ou de l’Arizona.
On y rencontre des familles déchirées entre générations, mais aussi les mêmes craintes que dans le reste de la population face à l’afflux de nouveaux arrivants, car l’immigration a atteint des niveaux record, même pour les États-Unis, en 2022-2023. Cette peur a été alimentée et instrumentalisée par Trump, dans une rhétorique empruntant au fascisme, mais aussi dans une déferlante de publicités de campagne scénarisées comme des films d’horreur à grand budget et à renfort d’intelligence artificielle.
Plus largement, le pari des guerres culturelles – les batailles idéologiques de notre époque – comme « la nouvelle lutte des classes », opposant dans un cadrage populiste une riche élite déconnectée au « vrai peuple », a porté. Il illustre aussi la montée d’un sentiment réactionnaire qui ne dépend pas de la couleur de peau ou du sexe.
La multiplication des guerres a également alimenté la peur, et éclaire la volonté de leadership, autre priorité exprimée par les électeurs : dans un monde incertain, la majorité a vu Trump comme un meilleur leader pour défendre les États-Unis sur la scène internationale et protéger ses citoyens. Cette évolution et l’appétence pour l’autoritarisme sont des tendances qu’on n’observe pas seulement aux États-Unis.
La rapidité des évolutions économiques et sociales aux États-Unis ces dernières années et décennies doit aussi être rappelée. Sous Obama en 2008, 54 % de la population américaine était blanche et chrétienne ; le chiffre est de 41 % aujourd’hui. Le pourcentage d’Américains nés à l’étranger est de 14 %, le plus haut niveau depuis la fin du XIXe siècle, époque de crise sociale et d’émeutes racistes, prélude aux lois historiquement les plus restrictives sur l’immigration. Enfin, l’augmentation des inégalités, que Biden n’a pas réduites : en 1967, les 1 % des plus riches détenaient 27 % des richesses nationales ; le chiffre est aujourd’hui de 42 %.
Face à cela, l’argument du chaos – Trump étant le candidat du chaos – est même devenu un atout, confortant la croyance que, en effet, lui seul pouvait changer les choses en bousculant le système. La rage antisystème est aussi l’expression du désespoir et de l’impuissance alors que la gauche semblait défendre des causes qui concernaient et importaient à une minorité. Biden a beaucoup fait pour les travailleurs américains, plus que tous les démocrates de mémoire récente – mais son insistance sur le bon état de l’économie a été percutée par le ressenti du réel pour la majorité.
La première élection post-covid
Ces dernières années, nombre d’électeurs ont reconsidéré leur loyauté partisane à l’aune de diverses questions : la pandémie et ses débats sur les confinements et le vaccin, particulièrement polarisés aux États-Unis ; des questions de société sur les droits des minorités ; mais aussi les guerres en Ukraine et surtout à Gaza.
Aux États-Unis, la réaction à la pandémie a été particulièrement polarisée dans la durée. Dans certains États (démocrates), les écoles publiques sont restées fermées – et les cours assurés en distanciel – pendant dix-huit mois. Des Américains ont déménagé pour cela, à l’image de Musk qui a délocalisé certaines de ses entreprises hors de Californie.
La pandémie a alimenté la défiance vis-à-vis des institutions politiques, déjà affaiblies par les attaques de Trump, défiance qui s’est étendue à d’autres bastions d’expertise, de la science à la recherche – et à tout savoir en réalité. Cette élection doit aussi être comprise comme la première élection post-covid, une réaction à l’année 2020 et ses conséquences, y compris sur l’évolution du Parti démocrate.
Les marges de défaite démocrate dans les États pivots comme dans la majorité des districts signifient qu’il n’y a pas une explication unique. Le centre du Parti démocrate va blâmer l’aile gauche et vice versa, mais le problème est beaucoup plus large. Le Parti démocrate n’a pas su offrir de récit pour contrer celui du trumpisme, qui allie un récit civilisationniste (sauver l’Occident) à un récit complotiste (c’est la faute du système), et le recours au bouc émissaire de l’étranger – qui fonctionne toujours.
Maya Kandel