C’est le deuxième et le plus attendu des procès après l’attentat commis contre Samuel Paty, le 16 octobre 2020. À partir du 4 novembre 2024 et pendant deux mois, huit personnes seront jugées pour complicité d’assassinat ou association de malfaiteurs terroriste. Si les audiences à venir ne portent pas précisément sur la responsabilité de l’éducation nationale, l’école, sa réaction et sa responsabilité face aux menaces proférées contre l’enseignant, forment comme un filet serré autour des débats judiciaires.
En décembre 2023, un premier procès tenu à huis clos a déjà permis de mesurer l’implication des élèves dans l’engrenage infernal qui a conduit à la mort de leur professeur : six ex-collégiens du collège du Bois-d’Aulne ont écopé de peines allant de quatorze mois de prison avec sursis à six mois de prison ferme – aménagés sous bracelet électronique.
Cinq étaient accusés d’avoir surveillé les abords du collège et désigné Samuel Paty au terroriste contre de l’argent. La sixième, Z., collégienne alors âgée de 13 ans, a soutenu et rapporté à son père Brahim Chnina (l’un des principaux accusés du procès à venir) que Samuel Paty avait demandé aux élèves musulman·es de sa classe de se signaler et de sortir avant de montrer des caricatures de Mahomet, à l’occasion d’un cours sur la liberté d’expression.
La jeune fille n’avait en réalité pas assisté à cette leçon, mais le mensonge, relayé par son père, a déclenché une tempête sur les réseaux sociaux, conduisant à jeter la lumière sur Samuel Paty, sauvagement assassiné sur le chemin de son domicile dix jours plus tard.
Rassemblement en hommage à Samuel Paty devant le collège du Bois-d’Aulne à Conflans-Sainte-Honorine le 17 octobre 2020. © Photo Samuel Boivin / NurPhoto via AFP
Outre la participation indirecte des élèves à ce drame, un autre ingrédient explique le traumatisme national causé par la mort de l’enseignant. Tragiquement, c’est d’un cours sur la liberté d’expression, conçu par Samuel Paty en réponse à l’attentat de 2015 contre le journal Charlie Hebdo, que partent l’étincelle puis un feu qui va se propager dans le collège et au-dehors, contaminant et colorant a posteriori les événements vécus jusqu’au 16 octobre 2020 au sein de l’établissement scolaire.
Le père d’une élève et un prédicateur
Samuel Paty enseignait depuis trois ans au Bois-d’Aulne, un collège dit de bon niveau, plutôt mixte socialement. Fils de directeur d’école, féru d’histoire, l’homme était discret, courtois, décrit par ses proches comme un « laïque apaisé », un « passionné du libre arbitre ». À ses classes de quatrième, Samuel Paty proposait depuis quelques années ce cours en éducation morale et civique, dont les enquêteurs ont retrouvé la trace sur l’espace numérique de travail du collège : « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie ».
En jeu, tout au long d’une quinzaine de diapositives, les questions de respect, de liberté d’expression et de religion, sur la base des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, que Samuel Paty avait décidé de projeter quelques instants aux quatrièmes, dont celle représentant le prophète les fesses nues, coiffées d’une étoile.
Pendant cette leçon, donnée le 5 et le 6 octobre 2020 à deux classes différentes, il propose aux élèves susceptibles d’être « choqués » par les images de sortir dans le couloir ou de fermer les yeux, avant de reprendre le débat. C’est de ce cours, auquel elle n’a pas assisté, que se plaindra la jeune Z. à son père, Brahim Chnina, qui se répandra ensuite dans diverses boucles et réseaux, appelant à l’exclusion de ce « voyou enseignant ».
Au sein du collège, dès le 6 octobre, le téléphone se met à chauffer. Des mères d’élèves se plaignent elles aussi du cours, la principale du collège demande alors des explications à Samuel Paty, qui rappelle l’une d’entre elles, pour s’excuser de sa « maladresse ». L’échange s’achève cordialement, rapporte cette mère d’élève. Pour Brahim Chnina, le ton est bien différent. Accompagné du prédicateur Abdelhakim Sefrioui, il est reçu à force d’insistance au collège le 8 octobre par la principale et la conseillère principale d’éducation, mais rien ne calme la colère du duo.
À l’issue de cet entretien, la principale prévient immédiatement sa hiérarchie directe : d’abord le conseiller technique départemental établissement et vie scolaire, pour signaler un risque d’intrusion et de manifestation devant son établissement ; un appel resté sans réponse. Elle monte un cran au-dessus, et joint le directeur adjoint des services de l’éducation nationale (Dasen), qui lui demande de rédiger un « fait établissement ». La principale prend aussi contact avec le maire de Conflans-Sainte-Honorine et avec le référent police du collège. Ce dernier l’informera sur le profil « activiste » d’Abdelhakim Sefrioui et lui confirme qu’une présence policière sera mise en place aux abords de l’établissement.
Le Dasen alerte à son tour l’équipe académique « valeurs de la République » ainsi que le cabinet de la rectrice de l’académie de Versailles, pour qu’une « veille soit instaurée », selon le rapport de l’Inspection générale de l’éducation, de la recherche et du sport (Igé-SR), mené et rédigé une quinzaine de jours seulement après l’attentat. Le Dasen appelle directement Brahim Chnina, « dans l’intention de tempérer la colère du père et d’apaiser la situation ».
La rectrice joint également sa conseillère sécurité pour que le « renseignement territorial soit associé » et un courriel est adressé à une cellule ministérielle de veille, encore une fois sur le profil d’Abdelhakim Sefrioui. Enfin, la référente académique radicalisation est informée, et un inspecteur « laïcité » est missionné le 9 octobre au collège. « À ce stade, tous les canaux de remontées d’information et d’alerte sont mobilisés », pour l’Inspection générale.
Mais dès ce moment, deux sujets s’entremêlent et brouillent durablement le paysage : le débat sur le bien-fondé pédagogique du cours de Samuel Paty et la campagne violente lancée contre le professeur et le collège sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs tout l’objet du signalement, « d’une extrême gravité », que la principale fait remonter quelques jours plus tard à sa hiérarchie : elle y fait état à la fois de la démarche d’un professeur « sans intention de nuire » mais « qui a choqué des élèves musulmans » et de la « présence aux côtés d’un parent d’élève d’un individu connu comme un militant islamiste cherchant à exploiter la situation ». Le profil même de l’inspecteur mandaté par le rectorat au Bois-d’Aulne questionne en interne : pourquoi la laïcité est-elle ici convoquée ?, se demandent plusieurs de ses collègues.
Les professeur·es s’inquiètent et se questionnent, à l’occasion de réunions ou de discussions interpersonnelles en salle des professeur·es, même si l’analyse des moyens de communication de Samuel Paty et les auditions menées par la police font aussi état de nombreuses marques d’amitié auprès de leur collègue. « L’histoire du cours était remontée jusqu’à des professeurs de Saint-Germain-en-Laye », une commune voisine de l’académie, explique un membre du personnel du collège, à l’occasion de l’enquête de police. « Son cours rompait le lien de confiance que nous essayons de maintenir avec les familles qui mettent leurs enfants en école publique », expliquera aussi une professeure. Avec un autre enseignant, cette dernière marquera, dans un message envoyé à plusieurs personnes sur la messagerie professionnelle, son désaccord pédagogique sur le fond avec Samuel Paty.
Le président du collectif Cheikh Yassine, Abdelhakim Sefrioui, lors de son arrestation après une manifestation non autorisée à Paris le 29 décembre 2012. © Photo Miguel Medina / AFP
« L’inquiétude et les rumeurs se développent » entre adultes, pas tous au même niveau d’information, souligne aussi le rapport de l’Igé-SR, mais également entre les élèves, dans la cour de récréation, sur un groupe Snapchat où sont postés des messages hostiles à « M. Paty »,obligeant la principale et le personnel de la vie scolaire à intervenir. La vérité elle-même semble s’enfoncer dans un brouillard de plus en plus tenace. Une professeure, élue au conseil d’administration, intervient en salle des professeur·es le 9 octobre, pour demander aux collègues « de cesser d’alimenter les rumeurs », selon les inspecteurs généraux.
Pétrifié par la peur
La peur explose finalement au grand jour au sein du collectif dans la journée du 12 octobre, à la suite de plusieurs échanges de courriels au cours du week-end. La veille, Samuel Paty, dans un message, est revenu longuement sur les événements. Il parle à propos de son cours d’une « erreur humaine », accuse deux de ses collègues d’un manque de soutien, menace d’envoyer leurs propos écrits « aux huissiers » avant de conclure par ces mots : « Il faut savoir que je suis menacé par les islamistes locaux et l’établissement tout entier. »
Les vidéos postées par Brahim Chnina ou Abdelhakim Sefrioui les jours précédents ont en effet exposé Samuel Paty et le Bois-d’Aulne bien au-delà des seules frontières du collège. Les messages haineux viennent de partout, des menaces sont laissées sur le répondeur de l’établissement. À l’occasion d’une assemblée générale organisée le 12 au soir, certains membres du corps enseignant fondent en larmes, demandent s’ils doivent se mettre en droit de retrait. Selon l’un des professeur·es, « le pire était envisagé, un des surveillants a demandé ce qu’il fallait faire si une personne armée venait au collège ».
À cette AG, se souvient aussi l’un de ses collègues interrogés par les enquêteurs, Samuel Paty se montre lui-même pétrifié par la peur : « Il me semble que c’est l’appel du directeur de l’éducation nationale pour le département qui lui a fait prendre conscience de l’importance du danger. Cette personne n’appelle pas directement un professeur habituellement. Je pense que le danger islamiste était concret. »
Le groupe d’adultes se soude. À partir de cette date, des collègues se relaient pour raccompagner Samuel Paty chez lui. L’enseignant dissimule son visage et sa silhouette sur le trajet. L’agent d’accueil se connecte à son emploi du temps, afin d’avoir un œil sur ses allers et venues. Samuel Paty « était également très en colère contre M. Chnina, il se sentait complètement dépassé par les réseaux sociaux, il perdait clairement pied », racontera après sa mort l’un de ses collègues les plus proches.
Malgré tout, l’équipe finit par trouver une forme d’apaisement, à l’approche des vacances scolaires de la Toussaint. Le 13 octobre, la principale et Samuel Paty vont porter plainte ensemble contre Brahim Chnina pour diffamation, en réponse à sa propre plainte déposée quelques jours plus tôt pour diffusion d’images pornographiques. Le sujet semble s’éteindre sur les réseaux sociaux, les appels se raréfient au collège.
Vendredi 16 octobre, l’enseignant, décrit comme plutôt de bonne humeur, refuse l’accompagnement de ses collègues et rentre chez lui seul. « Quand j’ai entendu dire qu’un homicide venait d’être commis et qu’une personne venait de se faire couper la tête à proximité du collège, j’ai immédiatement pensé à M. Paty », racontera cependant aux enquêteurs la principale du Bois-d’Aulne.
La responsabilité de l’institution questionnée par la famille
En avril 2022, la famille de Samuel Paty a déposé une plainte qui vise implicitement plusieurs agents des ministères de l’intérieur et de l’éducation nationale, « qui ont eu à connaître directement ou indirectement de la situation de Samuel Paty ». Après une enquête préliminaire du parquet de Paris, cette plainte pour « non-empêchement de crime et non-assistance à personne en péril » a provoqué la désignation d’un juge d’instruction en mars 2023.
La sœur de Samuel Paty, en particulier, n’a cessé depuis la mort de son frère de critiquer l’institution et le sort réservé au professeur, devenu le « coupable aux yeux de tous, même de certains de ses collègues », comme elle l’a déclaré à l’occasion d’une audition devant le Sénat, en octobre 2023. Des accusations qui ont beaucoup heurté les professionnel·les du Bois-d’Aulne et ébranlent encore la maison éducation nationale.
Par ailleurs, l’attentat contre Dominique Bernard, le 13 octobre 2023 à l’intérieur d’un lycée d’Arras (et, bien avant cela, celui commis par Mohammed Merah à l’école privée Ozar-Hatorah de Toulouse) a rouvert le débat sur la capacité de l’institution à entendre et à protéger les professeur·es et les élèves de la menace terroriste et en particulier islamiste. Dans le cas de Samuel Paty, la police patrouillait aux abords de l’établissement, mais Samuel Paty a été assassiné par le jeune Abdoullakh Anzorov (presque immédiatement tué par la police après les faits) sur le chemin de son domicile.
Dans le rapport rédigé juste après la mort de l’enseignant, l’Inspection générale tirait elle aussi des « points de vigilance » après avoir examiné le déroulé des faits. Émergeait notamment la nécessité d’un partage plus effectif des informations, avec une cellule de veille et de suivi à l’échelle des départements, « placée sous l’autorité de préfet en lien direct avec le recteur ». Les inspecteurs imaginaient aussi « l’extension de l’habilitation confidentiel-défense » pour certains responsables de l’éducation nationale, notamment à l’échelon départemental, pour « faciliter l’échange d’informations sensibles », ainsi qu’une surveillance accrue des réseaux sociaux et une meilleure sécurisation des établissements scolaires.
Certaines de ces recommandations se retrouvent dans le plan ministériel dévoilé en avril 2024 par l’ancienne ministre Nicole Belloubet, pour la sécurité des élèves, des personnels et des établissements scolaires, et notamment le renforcement du dialogue entre les services académiques, les services préfectoraux et les parquets.
Au cœur également de ce dispositif, la protection fonctionnelle a été plus massivement déployée : les demandes n’ont d’ailleurs cessé d’augmenter depuis 2021, selon une étude du ministère (+ 29 %, rien que l’an passé, même si cela représente moins de 6 000 demandes pour 1,2 million d’agent·es). Samuel Paty, en 2020, incité à utiliser ce dispositif par sa hiérarchie, n’en a pas eu le temps, comme le révèle l’enquête.
Pour le professeur de Conflans-Sainte-Honorine, tout s’est joué entre le 5 et le 16 octobre, soit à peine plus de dix jours. Une circulaire rappelant la nécessité de recourir à la protection fonctionnelle existait pourtant dès le 14 août 2020, avant qu’une seconde, datée du 2 novembre 2020, rédigée de manière consécutive à l’attentat, n’enfonce le clou.
Le ministère semble dans tous les cas avoir tiré des leçons de cet attentat, en insistant depuis sur la rapidité de la réaction en cas de menace et sur le caractère spontané (sans attendre la demande de l’agent) de l’attribution de la protection fonctionnelle. Enfin, le ministère a aussi clarifié le cadre, adjoignant à l’aide juridique les mesures visant à assurer la sécurité physique du ou des agent·es concerné·es (présence policière aux abords de l’établissement, éloignement temporaire, adaptation des consignes d’accès à l’établissement, signalement aux services de sécurité intérieure…).
L’arsenal continue donc de s’étoffer, parfois dans la confusion, la sécurité des agent·es se mêlant à l’insistance sur les valeurs de la République comme seul cadrage pédagogique, assortie d’une politique accrue de « signalements » en partie contestée en interne.
Anne Genetet, auditionnée au sénat mardi 22 octobre en tant que nouvelle ministre de l’éducation nationale, a ainsi demandé que soient tout à la fois renforcées la formation initiale sur la laïcité et les valeurs de la République, des « sanctions pour les élèves contestataires », et appelle à ce que soit modifiée la loi afin que l’institution puisse déposer plainte pour ses agent·es, une manière d’accroître « la protection » qui leur est due. Sur la plainte déposée par la famille de Samuel Paty, son entourage n’a pas souhaité s’exprimer.
Mathilde Goanec