Des têtes se sont levées à l’énoncé de ces deux mots : « viol lambda ». Deux mots censés distinguer un viol d’un autre, lâchés par un avocat défendant un des 51 hommes accusés de viol aggravé sur Gisèle Pelicot. Deux mots, parmi tant d’autres prononcés depuis dix semaines, qui retombent lourdement dans le prétoire. Et nous imprègnent de leur sens : si ce procès est hors norme, les violences de genre demeurent banales.
Tout est là, sous nos yeux, depuis dix semaines. Les accusés qui défilent à la barre apportent la preuve, s’il en fallait encore une, que notre société est structurellement sexiste et malade de sa domination masculine. Infectée par la culture du viol et rongée par le déni.
Tout est là, sous nos yeux depuis longtemps, et il faut en finir avec la surprise de voir des « hommes ordinaires » jugés pour des violences faites aux femmes, qu’elles soient sexuelles, physiques, psychologiques. Répétons-le : les monstres n’existent pas mais la monstruosité des violences infligées aux femmes, oui.
Des messages de soutien à Gisèle Pelicot, griffonnés sur des collages féministes, dans les rues d’Avignon. © Photo Cécile Hautefeuille / Mediapart
Assister aux audiences du procès, c’est entendre, des heures et des jours durant, d’abominables descriptions d’actes sexuels imposés à une femme inconsciente. C’est voir des vidéos de ces abus, soigneusement archivées par son ex-mari, sous des noms de dossier abjects. C’est entendre tour à tour des accusés – ces fameux « messieurs Tout-le-monde » – nier, se justifier, minimiser, se victimiser. Les entendre bredouiller des excuses à la victime entre deux « oui, mais »,renverser la culpabilité, la jeter partout et sur tout le monde sauf sur eux-mêmes.
« Elle a été victime de son mari, qui s’est servi de moi pour assouvir ses fantasmes ! », se dédouane l’un. « C’est pas moi sur les vidéos, c’est mon corps mais c’est pas mon cerveau ! », tente un autre, quand certains éludent : « Je suis un violeur parce que la loi dit que je suis un violeur. »
Sexisme et toute-puissance
Toutes ces stratégies, conscientisées ou non, sont tristement ordinaires dès qu’il s’agit de violences de genre. Les monstres n’existent pas mais les hommes ordinaires se ressemblent furieusement, quand il s’agit de se justifier. Quelle que soit leur ligne de défense – car chacun est parfaitement libre d’en avoir une –, les propos des accusés transpirent le sexisme et l’absence de considération ou une considération moindre des femmes, de leur corps et de leur personne.
Un corps déshumanisé et considéré comme propriété du mari : « Le fait qu’il soit là avait valeur d’accord », ou dénigré jusque dans la salle d’audience : « Si j’avais voulu violer, j’aurais pas pris une femme de 57 ans, j’aurais pris une belle »,jette un accusé. « Ce que je vois en entrant dans la chambre, c’est une dame qui a l’air fatigué, une lingerie un peu vieillotte. Il y a rien de sexy, quoi ! », balance un autre, à quelques mètres de la victime.
La liste de ces propos, bavards de sexisme et de sentiment de toute-puissance, est longue. Interminable même. Quant au déni, il sort toujours de la bouche d’hommes ordinaires, y compris ceux qui viennent témoigner en faveur d’accusés. Un policier, témoin de moralité du seul homme jugé pour agression sexuelle en réunion, s’est ému en ces termes : « Quand j’ai appris ce qu’il lui arrivait, cela m’a paru inconcevable », tout en insistant sur son profil : « Quelqu’un de bien, de bonne réputation. »
C’est donc à lui, son ami, que quelque chose est arrivé, pas à Gisèle Pelicot. Et cela semble impensable, tant cet homme est ordinaire et respectable. Des arguments tant et tant assénés dans tous les milieux sociaux, partout et tout le temps. Pour les « bons pères », les « collègues dévoués », les « frères aimants », les « oncles généreux », les « amis fidèles », les « artistes exceptionnels », les « lourdauds mais pas méchants »…
En demandant la levée du huis clos, Gisèle Pelicot a ouvert en grand la porte sur ces réalités. Et ce qui est impensable désormais, c’est de continuer à nier l’évidence.
Si suivre les audiences du procès, des heures et jours durant, donne parfois le sentiment de vivre dans une bulle toxique, c’est bien la société tout entière qui s’expose, à la vue de toutes et tous. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle a un sérieux problème.
Cécile Hautefeuille