Spécialiste du droit international pénal, professeur à l’université Panthéon-Assas à Paris, Julian Fernandez est l’un des experts qui siègent au sein de la Commission consultative pour l’examen des candidatures au poste de juge de la Cour pénale internationale (CPI). Il décrypte pour Mediapart la décision de la chambre préliminaired’émettre des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, son ancien ministre de la défense récemment limogé Yoav Gallant, ainsi que le chef de la branche armée du Hamas, Mohammed Deïf, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Mediapart : Comment analysez-vous la décision des juges de la Cour pénale internationale ?
Julian Fernandez : C’est un tournant majeur. Officiellement, pour la Cour pénale internationale, Benyamin Nétanyahou est un suspect en fuite, un fugitif. Cela signifie que les 124 États parties (125 au 1er janvier avec l’Ukraine) sont, sur demande de la cour, censés arrêter Nétanyahou et le lui remettre, si jamais il venait à visiter leur territoire.
Évidemment, le coup judiciaire ne sera pas immédiat. Il faut être lucide. Il est peu probable que Nétanyahou soit arrêté. Personne n’ira le chercher à Jérusalem ou à Tel-Aviv. Tout le monde sait qu’il y aura des résistances très fortes, mais pour autant, ce n’est pas un geste nul et sans conséquence.
Cour pénale internationale à La Haye (Pays-Bas). © Photo Alexandra Bonnefoy / REA
C’est un coup important porté à la diplomatie d’Israël, qui va considérablement peser sur les rencontres et les voyages que fera Nétanyahou. Des États comme la France vont se sentir mal à l’aise pour l’accueillir, craignant d’être pointés du doigt : ils n’aimeraient pas que la cour dénonce leur non-coopération s’ils venaient à accueillir Nétanyahou à Paris et à ne pas le remettre à la CPI.
Il n’y aura pas que des effets symboliques. Il y aura des effets indirects, sur le plan diplomatique et politique d’abord, avec des complications pour Nétanyahou pour voyager, mais aussi un coût économique, militaire. Des recours vont pouvoir être formés en droit interne contre des États qui continuent de vendre des armes à Israël alors que ses dirigeants sont recherchés pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre. C’est un élément supplémentaire pour nourrir à l’étranger des procédures visant à compliquer les ventes d’armes à Israël.
Les juges de la CPI ont mis des mois à trancher quand, d’ordinaire, il faut trois à six semaines. Comment l’expliquez-vous ?
Tout est extraordinaire dans cette procédure qui connaît enfin un premier dénouement. D’abord, pour la première fois, le procureur Karim Khan a révélé publiquement qu’il avait demandé des mandats d’arrêt, en s’entourant d’experts extérieurs et en les consultant. Pour la première fois, une chambre préliminaire a mis plusieurs mois pour traiter cette demande, contre trois à six semaines, en principe, pour délivrer des mandats d’arrêt.
Pour la première fois, toute une série de tiers, des universitaires, des États, sont intervenus à ce stade pour faire valoir des observations auprès de la chambre préliminaire, y compris l’État d’Israël. Pour la première fois, la chambre préliminaire a changé de composition à deux reprises, une première fois pour des raisons de conflits d’intérêts, une seconde fois pour remplacer un juge pour des raisons de santé.
Pour la première fois, la chambre a dû travailler alors qu’une des parties, le procureur Karim Khan, faisait l’objet d’une enquête extérieure pour des accusations de harcèlement sexuel.
Pour la première fois aussi, plusieurs des suspects sont morts durant la procédure. Deux des trois Palestiniens visés aussi par le bureau du procureur, Ismaïl Haniyeh et Yahya Sinouar ont été tués. Sans doute le troisième, Mohamed Deïf, est-il mort aussi [l’armée israélienne a annoncé l’avoir tué le 13 juillet dans un bombardement dans le sud de Gaza, ce que réfute le Hamas – ndlr]. Mais la cour estime qu’elle n’a pas assez d’assurances, donc elle délivre un mandat d’arrêt aussi contre Deïf. Elle communique d’ailleurs séparément à leur sujet, pour bien faire la part des choses, d’un côté les dirigeants israéliens, de l’autre, un leader du Hamas.
La décision intervient deux semaines après l’élection de l’un des plus grands alliés de Nétanyahou, Donald Trump, et alors que la CPI est soumise depuis des mois à des pressions maximales… Celles-ci ne vont pas s’éteindre. Faut-il craindre des représailles ?
Oui, les pressions sont maximales sur la cour mais aussi, avec le retour de Trump, très hostile à la CPI, et alors que les campagnes israéliennes à Gaza contre les Palestiniens continuent d’être extrêmement destructrices. Israël mène la plus longue opération militaire contre les Palestiniens de toute son histoire.
Avec cette décision, la CPI et ceux qui l’incarnent vont être encore plus dans le viseur. Du côté des alliés d’Israël, et en particulier des États-Unis, sous Biden, et encore plus demain avec Trump, il faut s’attendre à des contre-mesures. On se souvient des représailles déjà très violentes émises contre l’ancienne procureure Fatou Bensouda, lorsqu’elle avait décidé d’ouvrir une enquête sur la situation en Palestine.
Les trois juges qui ont signé ces mandats d’arrêt, ainsi que le bureau du procureur, peuvent parfaitement souffrir de mesures d’interdiction de visa, de sanctions financières, de poursuites internes dans ces États, bref, de toute une série de procédures bâillons ou de sanctions pour les punir.
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils peuvent risquer des assassinats ou des empoisonnements mais, en tout cas, ils peuvent souffrir de conséquences économiques, de restrictions de voyages. Quand vous faites des transactions en dollars et que vous êtes l’objet de sanctions américaines, même si vous ne résidez pas aux États-Unis, vous pouvez avoir d’immenses difficultés.
Il faut espérer que les États parties les protègeront. Dans quelques semaines, début décembre, aura lieu la 23e assemblée des États parties à La Haye (Pays-Bas). Une responsabilité très forte pèsera sur les États présents pour s’assurer de la protection du personnel de la cour.
Alors que le droit international est donné pour mort avec la guerre à Gaza, est-ce que cette décision change la donne ?
Elle est une bonne nouvelle dans la quête de justice, dans une situation de destruction et de violations systématiques. Elle est aussi une bonne nouvelle pour la CPI. En deux ans, la cour a visé par mandat d’arrêt le dirigeant d’une des puissances nucléaires, membre permanent du Conseil de sécurité, la Russie, et maintenant, les dirigeants d’un État considéré comme une démocratie, allié des Occidentaux, Israël. Tout ça en temps réel, c’est-à-dire pour des crimes qui sont commis maintenant. C’est inédit, sans précédent, que la justice pénale internationale s’intéresse à des dirigeants de puissances ou d’États considérés comme des démocraties pour des crimes commis en temps réel.
Certes, la CPI a mis du temps, mais c’est tout à son honneur d’incarner, et c’est peut-être la dernière fois, cette quête d’universalité du droit, de dire : « il n’y a pas de privilèges ; soit vous respectez les obligations qui sont les vôtres dans une guerre ou une période conflictuelle, soit vous ne les respectez pas et nous activons alors des instances qui défendent cette vocation universelle du droit sans privilèges catégoriels ou individuels ».
C’est précieux et en même temps, attention, c’est beaucoup de responsabilités sur les États, maintenant et pour la suite. Parce qu’il faut penser aux victimes. Il faudra qu’un jour justice soit rendue.
Yoav Gallant, jusque-là ministre de la défense, a été limogé début novembre par le premier ministre israélien. Est-ce que son successeur, Israël Katz, pourrait être incriminé à son tour ?
À ce stade, les procédures sont personnelles. Celui qui lui succède n’est pas encore comptable des décisions prises par son prédécesseur. Ne sont visés aujourd’hui officiellement que Nétanyahou, Gallant et Deïf.
Rien n’empêche que d’autres personnes soient incriminées pour des crimes dans un camp comme dans l’autre, et que d’autres mandats d’arrêt soient délivrés – et c’est dit d’ailleurs dans le communiqué public.
Rien n’empêche aussi que de nouvelles charges de crime de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide soient engagées contre les personnes déjà visées officiellement. On l’a vu dans le précédent soudanais : l’ancien chef d’État du Soudan, Omar el-Bechir, a fait l’objet de mandats d’arrêt successifs qui ont ajouté des charges. Rien n’est donc figé.
Je rappelle néanmoins que délivrer un mandat d’arrêt ne vaut pas culpabilité. Le standard de preuve pour délivrer des mandats d’arrêt ne sera pas celui exigé pour une éventuelle condamnation judiciaire si, un jour, il y a procès. À ce stade, Nétanyahou, Gallant et Deïf ne sont jugés coupables de rien, mais ils sont officiellement recherchés.
Rachida El Azzouzi