Avignon (Vaucluse).– Durant deux heures et demie, mercredi 20 novembre, les deux avocats des parties civiles dans l’affaire des viols de Mazan ont tenté, lors de leur plaidoirie, d’amener ce procès, qui touche à sa fin, à servir de détonateur pour en finir avec « la culture du viol » et « l’idée que le corps des femmes est un objet de conquête ». Ce dossier gigantesque, dans lequel 51 hommes, dont le mari de la victime, sont accusés d’avoir violé près de 200 fois Gisèle Pelicot, alors sciemment droguée pour la rendre inconsciente, entre dans sa toute dernière phase.
Antoine Camus et Stéphane Babonneau, les deux avocats de Gisèle Pelicot mais aussi de ses fils et fille, belles-filles et petits-enfants, se sont relayés. Pour à la fois porter la parole de cette famille anéantie, de cette femme qui a décidé de faire de son procès un combat sociétal. Et pour faire fi des tentatives de défense des accusés, dont nombre reconnaissent les faits, mais pas l’intention de violer.
Premier à s’exprimer devant la cour criminelle d’Avignon, Antoine Camus salue à nouveau le « geste presque politique de renoncer au huis clos » fait par sa cliente début septembre, censé « inviter la société tout entière à se saisir de ce dossier pour mener une réflexion de fond ». Une réflexion qu’il espère voir traduite dans l’arrêt attendu de la cour criminelle pour, plaide-t-il, « remettre au centre du village la notion de libre arbitre ».L’avocat demande à la justice un texte « puissant et ferme » sur la notion de consentement et celle « d’intention en matière de viol ».
Pour lui, Gisèle Pelicot a choisi de « transformer cette boue en matière noble » et « elle compte sur la cour pour l’y aider ».
À propos de ses client·es, à savoir Gisèle Pelicot mais aussi sa fille Caroline, ses fils David et Florian et ses belles-filles Aurore et Céline, Antoine Camus redit qu’ils ont été « tous percutés, différemment, lourdement, définitivement par les faits » et que « pour tous, ce 2 novembre 2020 [date à laquelle Gisèle Pelicot puis ses enfants apprennent les faits – ndlr] a provoqué une déflagration », sous laquelle « quatre ans plus tard ils restent ensevelis ». Il souligne également « le courage et la dignité » dont ils ont fait montre durant ces deux mois et demi.
Gisèle Pelicot, à droite, avec ses avocats Antoine Camus (à gauche) et Stéphane Babonneau (au centre) au tribunal d’Avignon le 20 novembre 2024. © Photo Christophe Simon / AFP
Sa plaidoirie porte bien entendu en particulier sur la principale victime des quelque 200 viols recensés au dossier. Pour l’avocat, les chefs de viol en réunion avec usage de soumission chimique sont certes « techniquement » exacts, mais sa cliente est surtout victime d’un « viol de masse », une définition qui n’existe pas, a-t-il regretté.
« Et pourtant nos débats ont établi que tous, au moins en quittant cette maison, avaient compris que d’autres étaient passés avant et que d’autres y viendraient encore. Aucun n’est allé contacter la police. Chacun a permis à son niveau à la perpétuation du calvaire de Gisèle Pelicot. C’est la banalité du mal d’Hannah Arendt. »
Me Camus critique également les propos et sous-entendus de certains avocats de la défense. Il se dit « étonné » qu’en France, en 2024, « les victimes [de viol – ndlr] devaient en passer par le fait de prouver qu’elles sont une bonne victime ». Antoine Camus qualifie certains propos de ses confrères de « violence à l’égard de Gisèle Pelicot et sa famille », donnant à voir « comment en France, en 2024, on défend encore le viol ».
Revenant sur les critiques du côté de la défense, insinuant que Gisèle Pelicot ne pouvait pas ne pas savoir, Antoine Camus insiste : Dominique Pelicot n’a jamais fait que « donner à voir la face A de sa personnalité » à sa famille. Ajoutant : « La vérité, c’est que tous ignoraient cette fameuse face B » et « il aura fallu qu’il endorme son épouse pour la lui faire subir. Personne n’a pu interpréter ces signaux qui étaient là, car on ne peut imaginer l’inimaginable ».
Démission de la pensée
Concernant les vidéos, Antoine Camus tient à souligner que « nous infliger leur visionnage jusqu’à la nausée depuis des semaines ne relevait ni d’un sadisme malsain ni d’un voyeurisme vengeur ». Il reconnaît qu’elles sont certes « séquencées » et que l’horodatage n’en est pas « fiable ». Mais « leur visionnage n’en est pas moins déterminant », car sans ces vidéos, « il est assez probable que les sévices subis par Gisèle Pelicot auraient continué sans doute jusqu’à la tuer ».
L’avocat a également un mot spécifique pour Caroline, la fille du couple Pelicot qui s’était dit lundi « oubliée » dans ce procès. Il rappelle que deux photos d’elle endormie, en sous-vêtements, ont été trouvées, mais aussi un dossier, effacé, intitulé « ma fille à poil » et un montage montrant la mère et sa fille intitulé « la salope et sa fille », sur les ordinateurs de Dominique Pelicot.
« Ces images, ces montages, ce fichier, [Dominique Pelicot] les avait reconnus, il les avait assumés » durant l’enquête, insiste l’avocat, regrettant que le principal accusé se soit montré beaucoup plus flou à l’audience. Ce qui fait que Caroline « restera pleine des questions qui la détruisent à petit feu ».
À propos des 51 accusés, Antoine Camus estime qu’après deux mois de débats, il est encore difficile de leur trouver un « dénominateur commun » : « Tous n’ont pas subi des sévices sexuels dans leur enfance. Tous ne sont pas des pervers. Tous ne sont pas non plus des consommateurs de pornographie. Si cela est vrai pour certains, tous n’ont pas de casier judiciaire, tous ne se trouvaient pas au moment des faits dans un état de misère sexuelle. »
Pour lui, la réponse n’est pas à chercher ailleurs que dans la notion de libre arbitre. Plus tôt dans la journée, les avocats de pas moins d’une trentaine d’accusés ont demandé au président que soit examinée la question de la responsabilité pénale de leur client, arguant d’une manipulation de Dominique Pelicot qui aurait pu abolir leur discernement. Antoine Camus, quant à lui, souligne : « Même si certains ont été trompés, pourquoi pas, sur le scénario et sur ce qu’il trouverait une fois sur place, la manipulation s’arrête à l’entrée de la chambre à coucher. »
Et encore : « Monsieur tout le monde assurément, les accusés en ont l’apparence mais ce qui les distingue, c’est que tous ont d’une certaine manière choisi, décidé, de démissionner de la pensée, pour faire prévaloir leurs pulsions. »
Culture du viol
En début d’après-midi, Stéphane Babonneau prend sa suite. Durant plus d’une heure, il tente en particulier de contrer les principaux arguments de la défense. Et d’abord le fait que beaucoup d’accusés reconnaissent un rapport, mais estiment qu’ils n’avaient pas l’intention de violer. Ce « mode de défense », dit l’avocat, « les parties civiles ne peuvent l’entendre, car il porte un nom : la culture du viol ».
Et d’insister : « la quasi-totalité des accusés » reconnaissent avoir pénétré Gisèle Pelicot, ils reconnaissent n’avoir pas recueilli son consentement et même, ils reconnaissent que, consciente, elle ne l’aurait pas donné. Pourtant, ils refusent de parler de viol. Or selon lui dans cette affaire, « la démonstration de l’élément matériel ne pose aucune difficulté » en raison de l’existence des vidéos.
De même qu’il ressort du dossier « un faisceau d’indices particulièrement concordants » confirmant la circonstance aggravante de la sédation de Gisèle Pelicot. Enfin, la circonstance de viols en réunion est également évidente, Dominique Pelicot étant régulièrement accompagné sur les vidéos.
Se pose donc la question de l’intentionnalité. « Beaucoup d’accusés ne reconnaissent pas l’intention y compris ceux qui avaient reconnu pendant l’enquête », relève d’abord Stéphane Babonneau. « “Je n’avais pas l’intention de commettre un viol”, cette phrase a été répétée ad nauseam », insiste-t-il encore. Or selon l’avocat, « l’intention, ce n’est pas le fait de pouvoir choisir si l’on est coupable ou pas d’un crime ou délit », « l’intention, pour moi, c’est avoir conscience qu’un acte est défendu et de quand même le faire ».
Et de dénoncer ceux qui parlent de « viol involontaire », « voire de viol altruiste », ou encore, depuis ce mercredi matin, de « viol irresponsable ». Pour Stéphane Babonneau, ce que plaident en réalité les accusés, ce serait une « erreur d’appréciation ».Or, « en matière pénale, pour que l’erreur soit admise il faut qu’une personne raisonnable ait pu commettre la même erreur dans les mêmes circonstances ».
« Il n’existe pas le début d’un indice, d’une trace, d’un droit à l’erreur sur le fait de profiter d’une femme inconsciente », souligne encore l’avocat, qui rappelle que « le consentement de Gisèle Pelicot n’a jamais été un sujet de préoccupation pour les accusés » et que « ce mépris transpire à chaque acte dans le dossier ».
« Finalement est-ce que ce débat consistant à se poser la question de ce que savait chaque accusé avant d’arriver chez les Pelicot ne s’éteint pas à l’entrée de la chambre ? », s’interroge-t-il encore. Il demande donc à la cour « d’écarter sans hésitation et de manière absolue l’argument du droit à l’erreur ».
En écho à son confrère Antoine Camus, Stéphane Babonneau veut également démonter l’idée que certains accusés se trouvaient sous la contrainte de Dominique Pelicot. Voire avaient été drogués par ce dernier pour accomplir leurs actes. « Une soumission chimique amenant à violer, c’est une chimère ne provenant d’aucune pièce du dossier et une nouvelle insulte à Gisèle Pelicot », lance l’avocat, insistant sur le fait qu’il « n’existe pas dans cette affaire deux victimes : le violeur trompé et la victime de son viol ».
Un « testament » pour les générations futures
Pour conclure, l’avocat parle longuement du procès pour viols d’Aix-en-Provence, en 1978. Essentiellement pour montrer que les arguments de la défense de l’époque sont peu ou prou les mêmes que ceux d’aujourd’hui. À plusieurs reprises, Stéphane Babonneau insiste : quarante-six ans plus tard, la même culture du viol plane sur la société française.
« Ce qui doit changer aujourd’hui, c’est l’idée que le corps de la femme est un objet de conquête. » Il ajoute : « Si nul n’affirme que les hommes sont intrinsèquement toxiques, ils sont bien plus exposés dans leur vie au viol, en grande partie à cause des représentations avec lesquelles ils se sont construits. »
L’avocat veut trouver des « raisons d’espérer » dans les milliers de personnes venues se presser pour assister aux débats. S’adressant à Gisèle Pelicot, il lui confie sa « certitude [qu’elle a] fait la part du travail ». Puis en direction du président et de ses assesseurs : « Le temps est à présent venu pour la partie civile de remettre entre vos mains leur histoire, leur espoir, leur futur. » Et plus largement, appuie-t-il : « L’arrêt que rendra votre cour sera le testament que l’on transmettra à nos enfants. »
Le procès est suspendu jusqu’à lundi. Les réquisitions des deux avocats généraux devraient prendre deux jours, voire trois. Le verdict est attendu avant la trêve de Noël.
Christophe Gueugneau