Sur une place d’Alep qui porte son nom, Bassel al-Assad, frère aîné de l’actuel dictateur syrien, qui aurait dû régner à sa place s’il ne s’était tué dans un accident de la route en janvier 1994, était représenté par une immense statue. Elle le montrait plastronnant sur son cheval cabré. Aujourd’hui, le cavalier est à terre. Une corde tendue par les rebelles l’a arraché ce samedi à sa monture, qui, elle, demeure sur son socle.
Ailleurs, c’est le drapeau vert-blanc-noir de la « révolution syrienne », avec ses trois étoiles, qui flotte sur la ville. Un autre signe que la seconde ville syrienne, qui compte quelque deux millions d’habitant·es, dans le nord du pays, est à présent contrôlée, semble-t-il entièrement, par les insurgés, venus de la province voisine d’Idlib.
Des combattants dans le centre-ville d’Alep, en Syrie, le 30 novembre 2024. Photo : Minene Hindevi / Anadolu via AFP
La ville est d’ailleurs tombée comme un château de cartes, y compris l’antique citadelle mamelouke qui la domine – celle-ci avait été le théâtre d’âpres combats il y a une dizaine d’années entre le régime et la résistance syrienne. La prise de la ville a été si rapide et inattendue que l’on a pu voir, sur le réseau X, un soldat hébété se faire arrêter samedi matin dans la rue, alors qu’il sortait de chez lui pour aller acheter des cigarettes. Il ignorait visiblement que la vieille cité avait été conquise pendant la nuit. La veille, les rebelles n’en contrôlaient que le tiers.
Un couvre-feu a été décrété samedi par les insurgés. Selon divers témoignages, des policiers sont venus d’Idlib et se sont déployés dans Alep pour tranquilliser les habitant·es et leur faire savoir que leur vie et leurs bien seraient protégés.
C’est à l’issue d’une offensive éclair lancée mercredi que les rebelles ont foudroyé l’armée syrienne. Assez peu de combats mais deux voitures-suicides ont néanmoins explosé pour leur permettre de forcer les défenses des forces gouvernementales. Celles-ci ont ensuite très peu résisté, avant de négocier leur reddition.
Même la grande base aérienne d’Abou-Douhour, située entre Alep et Idlib, a été rapidement prise par les insurgés, alors qu’il leur avait fallu près de trois ans de siège, à partir de 2012, pour s’en emparer – elle avait été reprise par le régime en janvier 2018. C’est depuis cet aérodrome militaire que partaient nombre de drones qui, presque quotidiennement, bombardaient l’enclave d’Idlib. Un opérateur russe aurait été fait prisonnier.
C’est d’ailleurs pour mettre fin à ces attaques sur l’enclave d’Idlib – elles s’étaient encore intensifiées dernièrement – en prenant les bases aériennes du régime que l’offensive a été déclenchée, d’où son nom : « En finir avec l’oppression ». Peut-être que les insurgés ne cherchaient pas initialement à prendre Alep et qu’ils ont profité de la faible combativité des forces gouvernementales pour avancer.
« L’offensive a été présentée comme une campagne défensive face à une escalade du régime », confirme Dareen Khalifa, chercheuse au think thank International Crisis Group, citée par le site libanais Ici Beyrouth. Mais, poursuit-elle, les rebelles « observent également le changement régional et stratégique ». L’offensive a ainsi coïncidé avec l’entrée en vigueur de la trêve entre le Hezbollah et l’armée israélienne.
À présent, les insurgés ont lancé une nouvelle offensive en direction de la province de Hama, dont six localités semblent déjà tombées entre leurs mains. Ils seraient à présent à environ 25 kilomètres de cette grande ville qui s’est souvent soulevée contre la famille Assad – en 1982, la répression avait fait quelque 20 000 morts dans la population. Pour tenter d’enrayer la progression des rebelles, l’aviation russe bombarde Alep. Les premières frappes ont commencé samedi à l’aube. Dans l’après-midi, une bombe a tué 16 civils, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). C’est la première fois depuis 2016, date à laquelle le régime syrien en avait repris le contrôle à l’opposition, que les avions russes ont repris leurs attaques sur la ville.
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« Tout se déroule à une vitesse folle, les lignes de défense du régime tombent les unes après les autres, indique le politiste et juriste Firas Kontar, auteur de Syrie, la révolution impossible (Éditions Aldéia). On assiste à un effondrement de l’armée syrienne, qui a abandonné sur place des centaines de blindés. Les soldats ne veulent pas mourir pour un tel régime qui les paye 20 dollars par mois. Quant aux combattants du Hezbollah, beaucoup ont été retirés de Syrie pour renforcer les unités qui se battaient au Liban, où les plus aguerris ont souvent été tués, et ceux qui sont restés ne veulent plus se battre pour défendre un régime dont ils considèrent qu’il les a lâchés pendant la guerre contre Israël. »
S’ajoute le fait qu’Israël a contribué à l’affaiblissement du Hezbollah en Syrie avec des frappes sur ses livraisons de matériel militaire en provenance de l’Iran, via l’Irak. À chaque fois, Damas n’avait pas réagi. « Bachar al-Assad, ajoute Firas Kontar, avait tellement confiance en ses alliés qu’il n’a même pas cherché à réorganiser ni à réformer sa propre armée. Il s’est juste contenté de crier victoire et de se pavaner dans les sommets de la Ligue arabe, tandis qu’il laissait pourrir dans la misère la plus noire des milliers de blessés et d’invalides. De toutes ses erreurs, il paye aujourd’hui le prix. »
Une large coalition
Même le pouvoir russe, qui, à l’automne 2015, avait joué un rôle déterminant – avec l’Iran – pour sauver le régime de Bachar al-Assad, semble à présent à la peine pour l’aider, la plupart des pilotes qui opéraient en Syrie étant revenus en Russie pour se battre en Ukraine.
Du côté des rebelles, c’est une très large coalition qui affronte à présent le régime syrien. Le nom de son chef est gardé secret. Celle-ci est dominée par la formation djihadiste salafiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS, pour « Organisation de libération du Levant »), anciennement appelée Jabhat al-Nosra, longtemps affiliée à Al-Qaïda, mais qui affirme avoir rompu ses liens avec cette organisation et éliminé ses chefs dans la région. À ses côtés, figurent certaines organisations proches de ou contrôlées par la Turquie. « En fait, tous les combattants antirégime sont là, insiste Firas Kontar. Tous ceux qui ont été chassés des zones loyalistes et ont trouvé refuge dans l’enclave d’Idlib. Mais aussi des gosses qui n’avaient que 15 ou 16 ans quand ils ont dû s’y réfugier et qui en ont à présent 25. »
Du fait de son ampleur, il ne fait guère de doute que l’offensive rebelle a été préparée au moins pendant plusieurs mois. Ce qui surprend, c’est que ni les omniprésents services secrets syriens ni Moscou ni Téhéran n’en aient eu vent. Vendredi, Moscou a tancé le régime syrien, lui demandant de « mettre de l’ordre au plus vite »,et Téhéran a dénoncé un complot fomenté par Washington et les États-Unis. Quant à Ankara, qui contrôle indirectement l’enclave d’Idlib grâce aux formations proturques, il a sans nul doute donné son aval à l’offensive qui survient, alors qu’une tentative de rapprochement entre la Turquie et la Syrie – Damas réclame depuis des mois un retrait des troupes turques déployées dans le nord syrien le long de sa frontière – vient d’échouer.
Jean-Pierre Perrin