Une victoire sans précédent
L’ampleur de la victoire du NPP est spectaculaire. C’est la première coalition à obtenir une majorité parlementaire des deux tiers à l’ère de la représentation proportionnelle, sans alliance électorale. Sa part de voix est passée de 42,3 % lors de l’élection présidentielle à 61,56 % lors de l’élection générale, ce qui correspond à 159 sièges, soit bien plus que les deux tiers requis pour l’adoption d’amendements constitutionnels. Ce résultat a été quelque peu facilité par la baisse de la participation électorale (de 79,46 % à 68,93 %), mais le fait qu’il ait réussi à atteindre cet objectif dans le cadre d’un système électoral qui modère les débordements électoraux est véritablement remarquable.
Malgré la baisse du taux de participation, le NPP a conservé les 5,7 millions d’électeurs de l’élection présidentielle et en a gagné 1,2 million de plus. Il a doublé sa coalition gagnante de l’élection présidentielle, composée de la classe moyenne des banlieues et des pauvres des zones rurales, tout en faisant de nouvelles percées auprès des pauvres des zones urbaines. Les districts électoraux où ces circonscriptions sont décisives, tels que Ratnapura, Monaragala et Kandy, respectivement, étaient plus divisés auparavant, mais se sont maintenant alignés sur la moyenne nationale élevée du parti. Le NPP a désormais des députés élus dans toutes les circonscriptions électorales.
Il est important de noter qu’un grand nombre de ses nouveaux électeurs proviennent des communautés tamoulophones du pays. Dans les sept circonscriptions électorales du Nord, de l’Est et de Malaiyaham, la part de voix du NPP a augmenté en moyenne de 103 %, contre 44 % dans l’ensemble des 15 circonscriptions électorales du Sud, ce qui indique que le NPP a rapidement converti un nombre considérable d’électeurs tamoulophones dans le court laps de temps (54 jours) qui s’est écoulé entre les deux élections. La nuit des élections a été marquée par des victoires hautement symboliques et émouvantes, notamment dans les circonscriptions électorales de Jaffna, Maskeliya et Colombo Central. Ce sont autant de victoires inespérées pour un parti cinghalais au sein des communautés ethniques minoritaires du pays. En termes de composition interethnique et interclassiste, la victoire du NPP n’est comparable qu’à celle de Chandrika Bandaranaike Kumaratunga aux élections présidentielles de 1994. Toutefois, contrairement à cette dernière, le NPP détient aujourd’hui à la fois la présidence et une majorité parlementaire des deux tiers.
Un paysage politique chamboulé
Le principal argument électoral du NPP était de se débarrasser de l’ancien establishment. L’électorat a répondu de manière éloquente, en éliminant un nombre extraordinaire de piliers du parlement qui avaient siégé pendant des décennies, en plus de tous ceux qui avaient choisi de se retirer avant l’élection. Les électeurs ont surtout été sensibles à la position du NPP, qui refusait de conclure des accords électoraux avec d’autres partis ou personnalités politiques et renonçait ainsi à une vraie tradition dans les campagnes électorales sri-lankaises. En revanche, les électeurs auraient vu les autres partis traditionnels passer des accords avec des intermédiaires locaux, comme ils le font depuis des décennies. La culture du favoritisme et du clientélisme qui s’est développée autour des élections sur l’île, particulièrement codifiée par l’albatros constitutionnel de J. R. Jayewardene, semblait incontournable. Le gouvernement de Ranil Wickremesinghe en était une illustration presque grotesque - composé de députés qui n’arrêtaient pas de retourner leur veste, beaucoup sous le coup d’allégations crédibles de corruption et de criminalité, et dirigé par un président non élu. Il a maintenant été presque entièrement éliminé par les urnes.
Le NPP a ainsi précipité l’implosion complète du centre-droit et de la droite de la politique sri-lankaise. Il s’agit notamment d’un rejet clair et complet de Ranil Wickremesinghe, dont le parti, le New Democratic Front, n’a recueilli que 4,49 % et quelque 500 000 voix, ce qui représente un net recul par rapport aux 17,27 % et aux 2,3 millions de voix qu’il avait obtenus lors de l’élection présidentielle. Les puissants soutiens de Wickremesinghe au sein de la classe politique, du monde des affaires, des médias et de la société civile ont vendu l’idée qu’il apporterait surnaturellement la « stabilité » économique au pays après l’effondrement économique du début de l’année 2022. Cela valait évidemment le prix de ses nombreuses infractions, telles que le sabordage actif des élections locales prévues pour le début de 2023, l’adoption d’une série vertigineuse de lois répressives et la violation active des droits fondamentaux des citoyens, en particulier en matière de réunion et d’expression. Dans sa dernière incarnation, Wickremesinghe a complètement jeté son masque, abandonnant le personnage libéral et cosmopolite qu’il avait cultivé pendant des décennies pour se révéler an tant que politicien autocratique et de droite tel que son oncle l’avait façonné il y a près de 50 ans - et que l’électorat a aujourd’hui rejeté de manière catégorique.
Le résultat des élections comprend également un rejet net du Samagi Jana Balawegaya (SJB), un parti formé autour d’une personnalité contre Wickremesinghe, dont le principal attrait pour l’électorat était la promesse d’être le Parti national uni (UNP), mais plus propre, un Ranil sans Ranil. Le SJB est passé de 32,76 % à 17,66 % lors de l’élection présidentielle, perdant ainsi plus de la moitié de ses 4,4 millions d’électeurs, soit près de 2,4 millions. Les velléités de son leader Sajith Premadasa de façonner une politique plus proche de la politique superficiellement sociale de son père ont été ostensiblement sapées par les fervents néolibéraux au sein du SJP, tels Eran Wickramaratne et Harsha de Silva. La proposition du SJB à l’électorat ne se distinguait donc guère de celle de Wickremesinghe, à l’exception des visages. Ces résultats pourraient peut-être ouvrir la voie à une réorganisation combinée de l’aile droite, mais un tel projet doit également tenir compte des personnalités de Premadasa et Wickremesinghe, rejetées par l’électorat.
Le NPP pourrait également avoir scellé la fin du rajapaksaïsme. Le Podujana Peramuna (SLPP), qui se présente sur un programme gluant d’ethnonationalisme cinghalais, a effectivement conservé les mêmes 350 000 électeurs lors des élections présidentielles et législatives. Les trois députés élus au parlement constituent un renversement de situation comique entre le SLPP et le NPP par rapport à il y a cinq ans. Il n’a pas pu progresser malgré les malheurs de la droite et l’orientation ostensiblement progressiste du NPP. Il est révélateur que dans tous les récits de l’élection, l’effondrement du SLPP ne figure pas parmi les sujets principaux. Pourtant, sa déroute totale dans ses bases de la province du Sud, dans les bastions de la classe moyenne de la banlieue de Colombo, de Gampaha et de Kurunegala, et dans les estuaires des provinces du Centre-Nord et de Sabaragamuwa, après les sommets atteints il y a à peine cinq ans, est accablante.
Le dernier bilan de la victoire du NPP concerne les partis politiques qui prétendent représenter les communautés tamoulophones et que les électeurs tamoulophones - les Tamouls d’Alankai, les Musulmans et les Tamouls de Malaiyaha - ont abandonnés en grand nombre. Dans le nord et l’est, les luttes intestines entre les partis tamouls et au sein de ceux-ci, avec en tête la désintégration tumultueuse de l’Alliance nationale tamoule (TNA [1]) est un exemple qui illustre la fragilité extérieure du Sri Lanka. Pour réorganiser les relations extérieures du Sri Lanka en accord avec le mandat du peuple, il faut également rejeter la géopolitique néolibérale défendue par les régimes précédents. La promotion du Sri Lanka en tant que destination de main-d’œuvre et de ressources bon marché et en tant que satellite du Nord global a entraîné la prolifération d’emplois précaires, d’investissements extractifs, de fuites de capitaux et de vulnérabilité géopolitique.
Le rétablissement des relations extérieures du Sri Lanka nécessite de repenser en profondeur le quoi et le comment des engagements extérieurs. À cet égard, la manière dont le Sri Lanka se réaligne sur l’Inde et la Chine sera cruciale. Ces dernières années, le Sri Lanka est devenu une destination pour l’exportation de capitaux excédentaires, d’une production excédentaire et, parfois, d’une main-d’œuvre excédentaire de l’Inde et de la Chine, ce qui a entraîné la dépossession et le déplacement de populations, la destruction écologique, des préjudices pour les agriculteurs et les producteurs locaux, ainsi qu’une montée de la xénophobie. L’engagement de l’Inde au Sri Lanka à la suite du défaut de paiement a consisté à pousser le Sri Lanka vers les États-Unis et le FMI pour faire pièce à la Chine. Pour aller de l’avant avec une politique étrangère centrée sur la population, il faut transcender l’équilibre traditionnel pour répondre réellement aux aspirations des Sri Lankais en matière de développement tout en garantissant l’autonomie nationale.
À cet égard, il est essentiel de cultiver des relations diplomatiques plus étroites avec de nombreuses autres nations, notamment avec les pays d’Asie du Sud-Est pour ressusciter le secteur manufacturier au Sri Lanka, et avec les pays d’Afrique et d’Amérique latine pour se joindre à l’action collective sur la nouvelle crise de la dette qui affecte le Sud et pour résister à l’hégémonie financière des IFI et des créanciers privés. La reconfiguration des relations avec le Sud autour des BRICS+ est également une tentative de faire tomber le pouvoir structurel du Nord, qui perpétue la dette et la dépendance dans le Sud. Le tiers monde plaide de plus en plus en faveur d’une troisième voie et le Sri Lanka devrait s’engager de manière proactive dans ces processus en jouant un rôle de leader, comme il l’a fait pendant les beaux jours du mouvement des non-alignés. De telles alliances avec le Sud porteront leurs fruits si le Sri Lanka se retrouve à nouveau dans une situation financière vulnérable en 2027-28 en raison du service de la dette extérieure.
Réformes constitutionnelles et la Question nationale
La surprenante majorité parlementaire des deux tiers obtenue par le NPP signifie que l’on attend de lui qu’il apporte une série de modifications constitutionnelles qu’il n’aurait pu envisager autrement que du bout des lèvres. La plus importante sera l’abolition de la présidence exécutive [2], qu’il préconise depuis longtemps. Que cela prenne la forme d’un amendement constitutionnel (et d’un référendum public) ou d’une nouvelle constitution, cela ne dépend que du NPP. Bien que le NPP ait promis une nouvelle constitution, il se méfierait d’un exercice de réforme constitutionnelle de type Yahapalanaya (« bonne gouvernance » [3] et de la société civile. Quelle que soit la voie qu’il choisira, le NPP ne rencontrera que peu de résistance parlementaire et il a donc l’occasion sans précédent de refaire toute la structure de l’État sri-lankais s’il le souhaite, à son image ou non.
Le gouvernement NPP devra également s’attaquer à la série de lois répressives du Sri Lanka, notamment la loi sur la prévention du terrorisme (PTA) et la loi sur la sécurité en ligne. Le gouvernement a déjà été contraint d’abroger la loi sur la prévention du terrorisme, à la suite des réactions négatives suscitées par son application lors de l’épisode de la baie d’Arugam. La pression exercée par les groupes de citoyens et les communautés touchées par la répression étatique s’est avérée bien plus efficace que celle des organisations de la société civile basées à Colombo, qui se sont totalement discréditées par leur silence virtuel sur les multiples répressions du gouvernement Wickremesinghe, et dont le plaidoyer se résume souvent à un faux fuyant maladroit (comme le remplacement de la loi sur le terrorisme). Les attentes seront également élevées en ce qui concerne une série d’autres réformes sociales, notamment la réforme des programmes d’enseignement, les politiques en faveur des personnes handicapées, le rajeunissement des secteurs artistiques et culturelles, les mesures antidiscriminatoires et la dépénalisation des relations entre personnes de même sexe. Ces attentes sont d’autant plus grandes que de nombreux défenseurs de ces réformes sont aujourd’hui des députés du NPP.
Sur la question nationale, le NPP est confronté à un terrain plus épineux. Le NPP a remporté la victoire en menant deux campagnes électorales non racistes, ce qui est important, même si cela devrait être le strict minimum. Sa position préférée en matière de relations ethniques a été de présenter un front d’harmonie ethnique, promettant de ne pas contrarier les communautés minoritaires, mais ne promettant pas grand-chose de plus pour répondre à leurs griefs spécifiques. Cette position est toutefois compliquée par le passé du JVP, en particulier par son opposition véhémente à l’autodétermination des Tamouls dans les années 1980 et par son soutien à la « solution militaire » depuis le début des années 2000 [4]. Le gouvernement NPP a déjà réitéré l’opposition du gouvernement Wickremesinghe à la résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur le Sri Lanka, qui appelle à la poursuite de la collecte de preuves dans les procédures pour crimes de guerre. Il a également insisté sur la nécessité de mettre en place des mécanismes nationaux pour répondre à la résolution du CDH, bien que l’on ne sache pas encore s’il a l’intention de maintenir la Commission Vérité et Réconciliation de Wickremesinghe, de réchauffer les mécanismes impuissants de justice transitionnelle de l’ère Yahapalanaya - tous deux rejetés avec force par les communautés de survivants - ou de créer quelque chose de nouveau.
Il semble impératif que le NPP prenne position en matière de responsabilité, vu les atrocités dont le JVP lui-même a été victimes lors des deux insurrections [5]. Mais il n’en a pas été question pendant la campagne et le parti trouvera plus facile de faire valoir que les électeurs dans le Nord et l’Est ont voté contre la corruption et pour une amélioration économique. Cet argument est plausible puisque les partis tamouls qui prônent des mesures plus strictes quant à la responsabilité de la répression se sont fait battre. Au lieu de se prononcer sur la question de la responsabilité, le NPP a fait de vagues promesses de restitution de terres à des civils tamouls, de cessation de programmes de colonisation dans le Nord et l’Est et de libération de prisonniers politiques.
Il revient au NPP de formuler une réponse consistante à la question nationale, qui ne soit ni dans l’affrontement violent ni dans le détachement libéral des gouvernements précédents. Si le NPP doit en appeler au soutien des communautés tamoules, comme il l’a déjà fait publiquement, ces électeurs sont en droit d’attendre davantage qu’une réponse libérale inepte sous la forme de « ensemble comme un seul homme » ( ලොවේ සැමා ). Dans l’état à deux communautés, dont une majoritaire, les conditions de l’engagement démocratique des communautés tamoules sont bien différentes de celles des Cinghalais. Pour beaucoup d’électeurs tamouls, voter est davantage une question de survie que de choix politique. Au NPP de décider si ce schéma persistera.
Vers l’inconnu
L’ampleur de la victoire du NPP signifie également que les conséquences de son échec potentiel sont profondes. Bien que le NPP n’aspire pas au socialisme et qu’il se soit emparé du pouvoir dans des circonstances peut-être exceptionnelles, sa chute constituerait un recul de plusieurs générations pour les politiques progressistes. Cette chute surviendra si le NPP ne parvient pas à remplir son mandat, qui est de fournir une aide socio-économique substantielle, une protection et une souveraineté, que ce mandat soit considéré comme un mandat de gauche ou non.
Toutes les nuances de l’establishment politique que le NPP a pu temporairement vaincre attendent dans les coulisses pour reprendre le pouvoir, y compris l’aile droite néolibérale (par le biais d’amalgames entre les camps de Ranil et du SJB), l’aile nationaliste cinghalaise (y compris un SLPP régénéré), ou des reconfigurations peu recommandables des deux, comme Champika Ranawaka et Dilith Jayaweera. Tous ces éléments politiques sont en grande partie réactionnaires et socialement régressifs. Ils se souviendront de leur défaite politique totale et seront donc prêts à se venger. Il ne faut pas sous-estimer cet élan, ni leur capacité à revenir, surtout à une époque de crise permanente, tant au niveau local qu’ailleurs, où les victoires électorales globales se sont révélées très fragiles. Tout comme les électeurs ont récompensé le NPP pour avoir implicitement repris le manteau de l’Aragalaya, le NPP ferait bien de se rappeler que les Sri Lankais savent désormais qu’ils peuvent chasser les gouvernements aussi bien par la rue que par les urnes.
Face à un Occident en décomposition, qui cède à la fois à contrecœur et avec joie à diverses manifestations néo-fascistes, l’arrivée au pouvoir du NPP au Sri Lanka représente la possibilité d’une force résistante et un rempart contre la gouvernance financiarisée et impérialiste, synonyme de violence de masse et de dépossession écologique pour tant de gens. Depuis le petit point de vue du Sri Lanka lui-même, il pourrait constituer une force de ralliement pour une politique réfléchie, centrée sur le peuple, qui réaffirme la souveraineté et l’autonomie du tiers-monde. Grâce à son extraordinaire victoire électorale, le NPP dispose d’un pouvoir sans précédent pour aborder ces questions. Nous attendons maintenant les réponses.
Amali Wedagedara
Pasan Jayasinghe
Traduit par Christine Pagnoulle en collaboration avec Éric Toussaint
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